Un conflit “sans précédent dans l’histoire”

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Un conflit “sans précédent dans l’histoire”


24 mars 2003 — Depuis quatorze ans, chaque guerre que font les USA, — et ils ne s’en privent pas, — est aussitôt qualifiée de révolutionnaire, de “sans précédent”, de guerre qui “révolutionne l’art de la guerre”. (Cela vaut essentiellement pour la guerre aérienne, qui trace le cadre, le rythme, la durée du conflit en général. C’est de cette guerre aérienne que nous parlons ici. Nous laissons de côté les vicissitudes de l’offensive terrestre, celle-ci loin d’être terminée, et peut-être, de plus en plus “peut-être”, avec des surprises.)

Cette appréciation de “révolution“ dans l’art de la guerre fut le cas de la guerre du Golfe-I (1990-91), de celle du Kosovo (printemps 1999), de celle de l’Afghanistan (automne 2001) ; c’est le cas de celle-ci, du Golfe-II (printemps 2003), qualifiée samedi 22 mars de « campaign [...] unlike any in history ». Les guerres se rapprochent, les révolutions aussi  ; bientôt, nous aurons la révolution suivante en même temps que celle du jour, et celle d’après-demain en même temps, et ainsi de suite.

Autre remarque : l’adversaire est choisi avec attention et presque affection pour ne disposer d’aucune défense digne de ce nom, et pour n’opposer par conséquent aucune résistance. (Toujours dans le domaine aérien.) Cela va en s’améliorant sans cesse ; on croyait ne pas pouvoir faire mieux que les talibans en fait d’absence de résistance sophistiquée et anti-aérienne ; les Irakiens pourraient apparaître à la réflexion encore meilleurs au niveau de la défense anti-aérienne qui demande une forte sophistication, étant “dégradés” par une défaite suivie d’une décennie d’embargo, assaisonnés par des pilonnages permanents et préparés par trois mois de désarmement, tout cela offrant un exemple à égale distance du Père Ubu et de Ionesco en matière de tension militaire.

Le signe le plus évident de cette dégradation du niveau de résistance anti-aérienne chez les adversaires élus est la réduction, voire la quasi-disparition de la campagne préliminaire de suppression des défenses aériennes. Il est manifeste, au-delà de toute mesure comparative, que l’USAF rencontre des résistances beaucoup plus grandes dans ses exercices annuels Red Flag que dans ses guerres, si bien que les guerres paraissent une sorte de permission de détente par rapport au dur travail courant.

Les autorités militaires qui dirigent cette guerre ont affirmé que ce conflit en train de se faire est effectivement une révolution. C’est essentiellement du point de vue de l’intensité de l’offensive aérienne contre Bagdad que cette révolution se découvre comme telle.


« Tommy Franks, the American four star general commanding allied forces in Iraq, emerged from the seclusion of his own command post yesterday and promised that the campaign would “be unlike any in history” in its application of “overwhelming force”. »


Les frappes massives sur Bagdad ont été saluées comme l’essentiel de ce qui fait cette nouvelle façon révolutionnaire de faire la guerre. Ces frappes sont désignées par la presse sous l’expression “Shock and Awe” (à peu près : “Choc et Effroi”), elles renvoient à une thèse qui est désormais largement discutée.

Ce point (est-ce ou pas la tactique “Shock and Awe”  ?) a, à notre sens, assez peu d’importance. (Nous sommes beaucoup plus partisans de voir dans la tactique employée la tactique de la décapitation chère à l’USAF,Shock and Awe” étant dans ce cas une méthode d’application de cette tactique, rien d’autre.) Ce qui importe dans ce débat, c’est l’image qui en est née et le résultat psychologique, et notamment au niveau de la perception, auquel nous aboutissons.

Les trois ou quatre nuits de campagne d’attaque massive contre Bagdad, à l’aide de missiles guidés GPS et le reste, ont abouti dans la réalité psychologique à créer une image de “campagne de terreur” et de bombardement massif. Les Américains ont toujours cru que le défaut des campagnes de bombardement massif était l’absence de précision, si forte dans les premières campagnes de carpet bombing de 1943-45. La recherche de la précision dans le tir des munitions offensives est une constante américaine depuis l’apparition de la guerre mécanisée (guerre de Sécession, guerre 1914-18). Aujourd’hui, les Américains sont au terme, avec des masses de munitions atteignant 3.000 engins devant être largués et tirés contre Bagdad, et une proportion de 90% et plus qui sont guidés avec précision. Leur raisonnement est donc : on peut continuer avec les bombardements massifs puisque le principal défaut de cette méthode est supprimé (sous-entendu : les populations des pays visés, qui sont naturellement “à libérer” selon le schéma de pensée washingtonien, nous en seront d’autant plus reconnaissants : nous supprimons leurs dirigeants honnis et nous les libérons).

Ce raisonnement est faux parce que les Américains n’ont pas compris l’essence de la guerre. Ils croient que c’est une activité mécanique alors que c’est une activité humaine. Ils ont fait pourtant bien des études là-dessus, notamment le United States Strategic Survey de 1945, étudiant les résultats des bombardements de masse sur l’Allemagne et concluant que l’effet sur la psychologie était de renforcer la détermination populaire pour se défendre. Pour certains Allemands adversaires de Hitler, l’agression de masse anglo-américaine remplaça même, comme objet d’hostilité prioritaire, le régime hitlérien.

Même très précis, même s’il y a relativement peu de victimes, “Shock and Awe” reste un bombardement massif et semble donner comme résultat la perception psychologique d’une agression massive et barbare. Le résultat net est donc celui-ci : les Américains ont dépensé des milliers de milliards de dollars pour se débarrasser des effets nocifs des bombardements de masse et, arrivés au terme, ils se sont précipités à nouveau dans le bombardement de masse. Chassez le naturel ... La phrase qu’un général américain disait au général belge Briquemont (« Nous autres, Américains, nous ne résolvons pas les problèmes, nous les écrasons ») doit être dite désormais avec cette nuance dont on appréciera la subtilité : “Nous autres, Américains, nous ne résolvons pas les problèmes, nous les écrasons avec précision.”