Un couple rabiboché — Rubrique Analyse, de defensa, Volume 18, N°11 du 25 février 2003

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Rubrique Analyse, de defensa, Volume 18, N°11 du 25 février 2003


Un couple rabiboché

Qu'est-ce que c'est que ce “couple” franco-allemand reformé dans la hâte et l'improvisation? Les sarcasmes n'ont pas manqué. C'est tout à fait normal puisque le couple s'est refait dans l'idée, vaguement acceptée, de s'opposer à ou de freiner la guerre contre l'Irak


Depuis août 2002, depuis que Schröder a annoncé qu'il prenait position contre une guerre contre l'Irak, l'offensive des pressions américaines a été crescendo, à mesure de la difficulté grandissante. Au départ, cela ne faisait pas un pli : Schröder allait gagner son élection grâce à cette prise de position pour plaire à son électorat puis il reviendrait dans le droit chemin. Cela semblait évident à tous les commentateurs conformes du domaine et, dans tous les cas, bien dans la ligne des démocraties ouest-occidentales. Mais rien n'est venu. Schröder, n'a pas bougé d'un poil, il se serait même durci. A la fin de l'année dernière, les mêmes commentateurs avançaient faiblement que la présidence tournante du Conseil de sécurité que l'Allemagne prendrait en février serait l'occasion de la rentrée dans le rang tant attendu. Il n'en a rien été.

Le 4 février lors d'un séminaire à Washington, Richard Perle fit une diatribe d'une rare violence. Il nous dit ce qu'il pense de l'Allemagne ; par conséquent, puisqu'il s'agit de Perle, ce n'est pas loin d'être ce qu'on pense à Washington. (Par la même occasion, il parle de la France, ce qui est bienvenu car nous allons également parler de la France.)

« France is no longer the ally it once was. [...] I have long thought that there were forces in France intent on reducing the American rote in the world. That is more troubling than the stance of a German chancellor, who has been largely rejected by his own people. [...] Very considerable damage has already been done to the Atlantic community, including NATO, by Germany and France. But in the German case, the behaviour of the Chancellor is idiosyncratic. He tried again to incite pacifism, and this time failed in Sunday's elections in Hesse and Lower Saxony. His capacity to do damage is now constrained. Chancellor Schroeder is now in a box, and the Germans will recover their equilibrium. »

Certes, Perle n'est pas un tendre. La violence du propos est tout de même remarquable, notamment le mépris stupéfiant qu'il montre dans les appréciations qu'il nous livre du chancelier Schröder. Le cas est certainement d'importance, — et l'on voit aussitôt que la France y tient sa place.


Comment le chancelier Schröder a dû épouser une grande cause, pour la plus simple raison du monde pour un politicien : se faire réélire

Au début de l'été dernier, Schröder est dans une affreuse posture. Depuis 2-3 ans, la puissante locomotive allemande va de mal en pis. Économie déclinante, chômage, un déclin général de la puissance allemande. Pour l'Allemagne, un problème économique est un problème fondamental tant la puissance de ce pays est fondée presque exclusivement sur l'économie. Schröder va avec tout cela, son destin est identifié à celui de l'Allemagne qu'il conduit depuis 1995 ; au début de l'été, les sondages disent qu'il est battu. Le début de la campagne ne change rien, au contraire. Fin juillet, Schröder semble aller vers une déroute. Il consulte ses stratèges; ses services de communication, tous ces gens formés “à l'américaine” ; il prend langue avec son ministre des affaires étrangères et allié de coalition, le vert Joska Fischer. Verdict général : une seule chose peut marcher, c'est l'Irak.

... C'est-à-dire, l'opposition à la guerre contre l'Irak que projette GW Ce choix de Schröder est-il un choix cynique ? démagogue ? Est-ce un choix sans conviction, pour n'envisager une position anti-guerre qu'en fonction de ses intérêts électoraux ? Ces questions importent peu parce qu'on ne peut y répondre précisément et d'une manière tranchée, et qu'y répondre n'apporte rien. (Ceux qui sont prompts à lui faire cette sorte de reproche savent bien qu'il ne faut pas trop insister. Pas une démocratie au monde qui ne sacrifie, aujourd'hui, à la démagogie et au cynisme. Nous ne nous attardons donc pas à cet aspect des choses, si évident et surtout trop répandu pour être significatif. Cela ne nous dit rien de Schröder sinon que Schröder est comme les autres, — mais, après tout, ce n'est pas Schröder qui nous intéresse ici, ni même sa politique ; ce qui nous intéresse, ce sont les effets inattendus et involontaires d'une politique qui n'a été choisie que pour des raisons indirectes, sans rapport réel avec son contenu. Faire reproche à Schröder, le couteau entre les dents, d'être un “pacifiste” est d'une stupidité rare, un véritable jugement de barbare primaire, englué dans le conformisme de la pensée.)

Réglons donc ici le cas allemand. L'Allemagne ne se distingue par rien de particulier ces temps-ci. C'est un semi-géant affaibli, qui n'a aucun moyen d'échapper à cet état d'affaiblissement parce qu'il n'a aucune capacité fondamentale d'affirmation en-dehors des fortunes conjoncturelles, parce que enfin ce pays n'a aucune souveraineté profonde, qu'il est privé de légitimité réelle depuis 1945 et l'effondrement nazi. La réunification, qui est un acte de puissance temporelle, une décision géopolitique par nature sans substrat spirituel malgré qu'on ait voulu beaucoup en faire croire là-dessus, n'a rien changé de fondamental, rien dans la substance. L'Allemagne reste privée de souveraineté. (Nous ne nous prononçons pas là-dessus : est-ce un bien, est-ce un mal ; nous posons ce que nous jugeons être un fait.) Voilà qui vaut pour Schröder et son gouvernement, comme pour les gouvernements et les chanceliers qui ont précédé. Par contre, le peuple allemand existe, lui. Sa puissance indirecte est d'autant plus grande que 1’“Allemagne” n'existe plus et qu'il reste donc la seule affirmation de l'identité allemande. Les dirigeants, rompus aux habiletés bureaucratiques et aux arrangements politiciens comme nulle part ailleurs (sauf au Japon et aux USA, sans doute), savent également qu'il y a une limite qu'on ne peut dépasser. En septembre 2002, avant la réélection de Schröder, nous interrogions un spécialiste des relations internationales, également membre de la direction d'un parti politique, dans un pays qui s'y connaît en fait de magouilles politiciennes, — en Belgique pour tout dire. La question était : « Schröder pourra-t-il revenir sur son engagement anti-guerre ? » La réponse fut comme celle-ci : « Les diplomates que je côtoie disent qu'il reviendra très vite sur cet engagement, parce que l'alignement sur les USA c'est l'essentiel de la politique allemande ; les politiques, qui ne connaissent rien de la politique extérieure mais tout des rapports avec les électeurs, disent qu'il a été trop loin, qu'il s'est trop engagé pour revenir en arrière, qu'il risquerait trop gros politiquement. »

Le cas est bien exposé : si Schröder ne bouge pas, c'est qu'il juge que cela est électoralement impossible à faire. S'il bouge, ce sera qu'il aura fait l'appréciation inverse ; et que, pour compléter le tableau de la situation, le poids des pressions des Américains et de leurs relais allemands, agents d'influence, affidés bien connus, généraux, experts transatlantiques, industriels, politiciens, se sera révélé supérieur à ce qu'on perçoit de la pression du public. L'argument de Perle est donc profondément idiot, on dirait presque substantiellement idiot : ce n'est pas parce que Schröder est « in a box » que la situation va changer, et sa politique évoluer ; c'est exactement le contraire : tant qu'il est « in a box », affaibli et avec la même analyse que lui imposent les faits, sa politique ne changera pas. (Évidemment, on sait où Perle va pêcher ses informations, par exemple chez un général Klaus Naumann, récemment embrigadé dans la branche internationale du lobby Committee on thé Libération of Iraq, qui vient d'être créé par les néo-conservateurs, conduits par le même Perle. Par essence, Naumann est incapable de penser en d'autres termes que ceux d'une supériorité américaine appréciée comme bénéfique et fondamentale. Il relaie donc une interprétation qui va dans ce sens et Perle ingurgite. Cela s'appelle “auto-désinformation”.)

L'erreur des analystes sérieux, qui veulent tout rationaliser pour avoir l'air sérieux, c'est-à-dire pour avoir l'air vertueux, c'est d'avancer l'idée que la politique de Schröder est un acte volontaire, donc un acte de révolte, donc, peu ou prou, un acte fort ; c'est d'avancer finalement que la politique de Schröder est l'acte d'un homme fort qui, à leurs yeux, se trompe. Au contraire, c'est un acte faible, l'acte d'un homme faible, d'un homme fondamentalement apolitique (sans politique), qui lutte désespérément pour se maintenir au pouvoir, et qui juge que cette politique soi-disant pacifiste reste la clé de son maintien au pouvoir. Sinon, il y a longtemps qu'il aurait embrassé, au propre et au figuré, la cause américaine, et avec le soutien enthousiaste de Fisher et des verts promptement mis en ligne. Les Allemands nous ont habitués à cela, dans tous les sens.

La question centrale est celle du “peuple” (les Allemands) : la politique Schröder, forcée par les événements, est-elle devenue une politique populaire pour laquelle le peuple se manifesterait ?

Mais la “politique” Schröder comporte un risque sérieux (nous parlons ici du point de vue de ceux qui la critiquent). A force de durer, et alors qu'elle est confrontée à des événements qui l'exacerbent (la guerre contre l'Irak et la crise alentour), elle finit par devenir à la fois naturelle et logique. En d'autres termes, elle finit par acquérir une certaine légitimité. (Là encore, nous voilà obligés de contredire Perle : si la défaite de Schröder le 2 février, aux élections régionales, a évidemment affaibli sa position, elle n'a évidemment pas contredit sa politique anti-guerre puisque la cause évidente de cet échec est la situation économique et tout ce qui va avec ; Schröder, dans sa position de plus en plus fragile, n'a plus guère qu'une politique qui lui vaut un soutien publie, comme on peut le voir avec les sondages anti-guerres en Allemagne, c'est justement cette politique-là, d'hostilité à la guerre.)

Aujourd'hui, la position anti-guerre (contre la guerre en Irak) est devenue une réalité courante et d'une force réelle en Allemagne. La position de l'opinion populaire y est aussi ferme qu'en France, ce qui n'est pas peu dire. (D'ailleurs, aussi ferme que dans toute l'Europe de l'Ouest et de l'Est, selon un sondage massif dont les résultats ont été connus le 30 janvier ; avec respectivement 82% et 75% contre une guerre sans une résolution explicite de l'ONU, — et cela en dit long sur la légitimité de tous ces gouvernements qui soutiennent une guerre washingtonienne, y compris, et même de préférence hors du cadre de l'ONU). La classe intellectuelle allemande, emmenée par Gunter Grass, est quasi-unanimement contre cette guerre. Elle est, aujourd'hui, beaucoup plus à l'aise que dans aucun conflit précédent (Kosovo, Afghanistan) parce qu'elle réalise une addition de trois sentiments qui lui sont chers : le sentiment démocratique (majorité populaire), le sentiment européen (affirmation de l'Europe, discrètement anti-US), le sentiment pacifiste (anti-guerre). La population manifeste son entrain anti-guerre, et presque antiaméricain (20.000 personnes manifestant à Munich, le 7 février, pour la venue de Rumsfeld au séminaire Werkunde)

Il est possible d'envisager un scénario où Schröder, devenu trop faible, serait obligé de convoquer des élections anticipées, ou bien démissionnerait, et où, dans les deux cas, une opposition démocrate chrétienne l'emporterait et renverserait sa politique ; ou même un scénario où Schröder changerait de lui-même de politique, cédant aux pressions des atlantistes. On se trouverait alors devant un cas évidemment flagrant. Au contraire des autres gouvernements qui soutiennent les USA, qui ont pris soin de ne réaliser aucune connexion démocratique sur cette question puisque celle-ci conduirait à leur désaveu populaire, l'Allemagne se trouverait dans le cas où cette connexion serait d'ores et déjà établie. Tous les ingrédients sont là pour que ressurgisse une crise intérieure allemande de la dimension de celle des euromissiles en 1979-83, — et, cette fois, sans un Mitterrand venant prêter main forte (son discours au Bundestag en 1982) au gouvernement allemand, mais au contraire avec un gouvernement français devenu indifférent, sinon hostile.

Cela, ce risque, aucun politicien allemand ne l'ignore ; au reste, on observe que la réaction la plus violente à l'intervention de Rumsfeld du 22 janvier sur la soi-disant « old Europe », celle qui s'affirme encore plus comme anti-américaniste que comme anti-guerre, vient d'un chrétien-démocrate bavarois : « By far the strongest response came from the arch-conservative Bavarian Christian Social Union. Its spokesman on European affairs, Bernd Posselt, accused Mr Rumsfeld of “neo-colonialism”. He added: “The US has to learn that the European Union is a partner and not a protectorate. ” » (Dans le Guardian, le 24 janvier.)


Que viennent faire les Français dans cette galère ? Le fait est qu'ils étaient déjà à bord — comme ils sont toujours — avant la rencontre, installés, au-delà du Rubicon, en train d'attendre les Allemands

Pour être un couple, puisque nous parlons d'un « couple rabiboché » il faut être deux, — voici les Français. L'une des fables les plus étranges qui court aujourd'hui, et dont nous soupçonnons que les autorités françaises lui facilitent la course à certains égards, est que les Français ont “rallié” les Allemands, qu'ils se seraient “gauchis” (plus à gauche) pour rejoindre les thèses allemandes. On a vu ce que valent (ce que nous en pensons, disons) les “thèses allemandes”. Dans toute cette affaire, il n'y a pas un gramme de conviction, nulle part, sauf la croyance que Dieu est là chez GW et la conviction que cette guerre est profondément stupide chez un certain nombre de hauts fonctionnaires français, et sans doute chez Chirac lui-même (ce qui serait une surprise heureuse, de découvrir que ce président a une conviction). II n'y a aucun engagement politique classique dans ce ballet de positions prises selon des références indirectes, et il est alors absurde de placer, si l'on veut, sur une sorte d'éventail, des positions interprétées politiquement : il y aurait l'Allemagne à gauche, la France au centre, et les USA-UK à droite, — et alors, en faisant cette alliance avec l'Allemagne au 40e anniversaire du Traité de l'Élysée, notamment sur la question irakienne, les Français se seraient “ralliés” aux Allemands, — ils auraient viré “à gauche”.

Nous avons par ailleurs (voir dd&e, Vol18, n°08 [rubrique de defensa] et 09 [rubrique Analyse]) détaillé notre approche de la position diplomatique française, que nous croyons complètement ancrée dans des principes diplomatiques d'une très grande force. Nous ne proclamons par la vertu des hommes, mais celle des traditions ; la force de ces traditions est telle qu'elle semble parfois rendre les hommes vertueux. Mais c'est anecdotique. Reste la position française.

Basée sur des principes d'harmonie des relations, d'équilibre des puissances, cette position n'a rien à voir avec être pro- ou anti-guerre. La piétaille néo-conservatrice américaine (George F. Will, Krauthammer, le Weekly Standard) qui tape à boulets rouges sur la couardise des Français (des Européens) se révèle, sur ce point, d'une consternante ignorance. Ces principes d'équilibre sont mis en avant par les Français pour plaider qu'ils sont, dans cette affaire, des “modérés”, des hommes du “milieu” (le mot pris dans le sens d'harmonie), capables d'établir des compromis entre les positions divergentes, notamment entre Allemands et Américains. (D'où l'interprétation des Français virant à gauche lorsqu'ils se rapprochent des Allemands.) Mais cette analyse se réduit au charme des étiquettes et au clinquant des apparences. En réalité, avec la position favorable à l'harmonie et à l'équilibre des relations, les Français sont à un extrême d'un spectre dont l'autre extrême est occupé par les Américains. On ne peut trouver position plus antagoniste de celle des Américains, que celle des Français bien sûr. Derrière leur étiquette charmeuse, les Français sont les extrémistes anti-américains de la crise ; là où ils prônent l'équilibre, les Américains favorisent le déséquilibre, là où ils mettent en avant l'harmonie, les Américains pratiquent l'affirmation prédatrice. C'est sur ce point que l'on peut dire que Richard Perle (voir citation plus haut) a bien vu le véritable adversaire des USA, lorsqu'il dédaigne l'Allemagne après l'avoir méprisée, pour dénoncer la France.

Bien sûr, la conception française a une application européenne immédiate : rechercher une Europe autonome, indépendante, parce que celle-ci forcera instantanément à la recherche, au niveau supérieur des poids démographique et économique, en attendant d'autres, d'une situation de plus grand équilibre et de plus grande harmonie. La politique européenne de la France est directement dictée par les traditions et les conceptions nationales de ce pays.

Le rapport franco-allemand depuis le début de la crise du 11 septembre 2001 n'a rien à voir, selon nous, avec l'interprétation étroitement politique qu'on en fait. La position forcée de Schröder, à partir d'août 2002, a été une opportunité conjointe pour les 2, — lesquels, jusqu'alors, n'avaient pas été particulièrement proches.

• Pour les Français, le rapprochement avec les Allemands passés dans une position anti-guerre renforce leur propre position. Il les dédouane du péché d'opposition extrémiste (à la ligne atlantiste) régulièrement mis à leur débit, il renforce leur argument pour une Europe indépendante en reconstituant le “couple -moteur” européen. Il donne leur une position de force centrale en Europe.

• Pour les Allemands, le rapprochement avec la France est vital parce qu'il signifie que l'Allemagne évite un isolement qu'elle pouvait craindre, dans tous les cas qui lui était promis après la prise de position anti-guerre de Schröder cet été. Il n'y a rien dont les Allemands aient plus peur que cette menace de boycott et de marginalisation dans la communauté internationale. Le rapprochement français les a sauvés de cela et leur a restitué la dimension européenne.

Chacun des partenaires y trouve son compte. Chacun, pour autant, ne doit pas se faire d'illusion, et les fastes de la célébration du Traité de l'Élysée étaient un peu dépassés, et certainement un peu forcés dans la réalité de la substance des retrouvailles. Ces retrouvailles n'ont aucun rapport avec la qualité, mais pas davantage avec les illusions à cet égard, de la période qui fut sanctifiée par le Traité, — i.e., l'amitié entre de Gaulle et Adenauer entre 1958 et 1963. L'événement doit être apprécié hors de toute sentimentalité d'une part, hors de toute ambition exagérée d'autre part.

• C'est un arrangement de circonstance, qui en a la fragilité et la relativité. Il n'empêche, la puissance des événements lui donne une certaine solidité qui a constitué certainement un élément politique européen nouveau et de poids. Cette orientation durera selon les événements, et selon eux essentiellement ; les hommes eux-mêmes, qui n'ont rien de commun avec de Gaulle et Adenauer, n'auront que peu d'influence sur eux. On ne dira pas pour autant que ce n'est rien, les événements ayant aujourd'hui une puissance considérable.

• Des deux, sans aucun doute, c'est la France qui a le plus d'avantages à glaner.

L'Allemagne sauve les meubles alors que la France a un moyen de faire progresser une politique européenne de grande mesure, une politique européenne qui pourrait au bout du compte répondre à de grandes ambitions. (L'on aurait le paradoxe d'événements très puissants face à des leaders sans ambitions, amenant ces leaders à développer opportunément ces grandes ambitions pour s'adapter aux événements. Ce serait une sorte de “ces événements nous dépassent et nous emportent, feignons d'en être les organisateurs”. Là encore, seule la France peut prétendre à ce tour de passe-passe parce que seule la France a des principes et une diplomatie qui reposent sur l'idée essentielle de la recherche fondamentale de l'indépendance ; chose qui vaut au niveau national, qui vaut également au niveau européen.)

Dans ce couple rabiboché, il n'y a pas de projets communs ni d'ambitions partagées. II n'y a que des effets indirects à glaner, mais certains peuvent être d'une importance considérable. D'une façon générale, effectivement, les deux partenaires sont dans des positions inégales, ce qui explique les avantages probables pour l'un, et le fait de beaucoup moins d'avantages probables pour l'autre. Les Allemands sont en position défensive et n'ont d'intérêt réel, au départ, que pour la question irakienne (et la brouille avec les Américains que celle-ci leur occasionne). Cette position ne leur permet guère de mettre en place des projets intéressants dans d'autres domaines, où ils pourraient trouver leurs avantages.

Au contraire, les Français sont en pleine possession de leurs moyens, en pleine affirmation de leur position immémoriale (indépendance, autonomie, etc). Ils peuvent même avancer que ces questions doivent être réglées directement en relation avec une évolution sérieuse des rapports de l'Europe avec les USA. Le paradoxe est que les Allemands se sont rapprochés des Français pour éviter des dégâts trop graves dans leurs relations avec les USA, alors que les Français pourraient les amener à entériner une évolution européenne réelle, mettant directement en question les rapports de l'Europe avec les USA. Ils faut dire, — ils (les Français) sont bien aidés par le maximalisme américain.


Cet “accident” est dû à la guerre en Irak, ou à la menace de guerre en Irak, — mais ses effets réels, importants, s'il y en a, se feront sentir essentiellement au niveau européen, par rapport à la relation USA-Europe

Illusions écartées, on constatera que le rabibochage franco-allemand est d'abord un “accident” dû à la guerre en Irak (au projet de guerre en Irak). Vis-à-vis de ce conflit, il gardera le caractère “accidentel”, et l'on peut même aller jusqu'à envisager des cas où les deux partenaires se sépareraient sur cette question irakienne. La position allemande à cet égard, — contrairement à la vision conformiste qui l'apprécie comme la plus “dure” des deux, — est loin d'être sûre.

L'essentiel est bien ce qui sera retiré du rabibochage au niveau européen. Sur ce point, c'est à la France d'agir, elle en a les moyens et elle a le champ pour cela, à cause des circonstances. Se lamenter sur la division de l'Europe à l'occasion de cette crise n'a pas de sens ; mieux vaut une division, impliquant qu'un côté au moins est très “européen”, qu'une absence de l'Europe comme ce fut le cas général jusqu'alors. (Encore, les grandes manifestations du 15 février présagent des évolutions ; déjà, les Italiens nuancent leur position dans un sens moins pro-américain, le pro-américanisme espagnol ne tient qu'à Aznar qui va partir et, au Royaume-Uni, on sait la fragilité de la position de Blair, qui est, lui aussi, le seul architecte sérieux de l'alliance avec GW Bush).

La circonstance est d'autant plus intéressante que tous ces événements européens, et le rabibochage franco-allemand parmi eux, ont lieu directement en fonction des liens entre l'Europe et les USA, dont la problématique est ainsi nettement posée (et Rumsfeld se charge de nous mettre les points sur les i à cet égard). De ce point de vue, au contraire du reste, la circonstance 2002-2003 rejoint et même dépasse en intensité la circonstance (et les ambitions) des années 1958-63.