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La souveraineté est une idée que les partisans de la globalisation estiment comme une chose du passé qu’il ne faut surtout pas regretter et que les souverainistes défendent souvent, trop souvent, comme une chose du passé qu’il faut regretter. Notre point de vue est que c’est une chose qui n’a jamais été si vivante, si nécessaire, si impérative, dans une construction générale faite d’économisme et de supranationalisme qui s’écroule de toutes parts.
Nous présentons ci-dessous une interprétation “souverainiste”, c’est-à-dire qui prend en compte le facteur de la souveraineté nationale, des événements du mois de juin jusqu’à la veille du transfert de souveraineté vers le nouvel exécutif irakien. Il s’agit d’extraits du numéro du 25 juin 2004 de notre Lettre d’Analyse de defensa. On verra que nous faisons jouer à la souveraineté un rôle absolument essentiel, au contraire des thèses en vogue.
@SURTITRE = Un débat souverain
@TITREDDE = Une question de principe
@SOUSTITRE = Brusquement, au début de ce mois, le centre des choses est revenu à l'ONU. Avec la question du principe de la souveraineté (nationale).
A l'automne 2002, en marge du sommet de Prague, Richard Perle fit une intervention dans un séminaire et proposa, comme la chose la plus évidente et la plus naturelle du monde, qu'on tuât l'ONU et qu'on la remplaçât par l'OTAN. Le 16 avril 2003, quelques amis néo-conservateurs réunis chez Dick Cheney pour fêter la victoire américaine et la chute de Bagdad, portèrent un toast, lors du dîner, pour célébrer la mort de l'ONU dans les sables de l'Irak. La question n'était même plus posée puisque c'était déjà une réponse, rien de moins. Aujourd'hui, l'ONU est redevenue un acteur majeur de la crise et les USA n'ont eu de cesse, ces dernières semaines, d'obtenir le vote de la résolution du 8 juin qui sanctifie l'installation d'un nouveau gouvernement, évidemment qualifié de “souverain”, à Bagdad.
Ces pressions ont engendré un débat où il est apparu que les Américains étaient loin de détenir la position de force que la propagande virtualiste leur prête en général. Le 28 mai, Le Monde pouvait écrire en manchette de sa “une”, résumant ainsi le destin, étrange selon notre catéchisme conformiste, de cet après-guerre irakien : « Chirac pose ses conditions à George Bush. » On sait qu'on peut se reposer sur Le Monde pour l'“objectivité” dans ce domaine, c'est-à-dire l'attention constante portée à l'entretien religieux de l'image de la puissance américaine. C'était donc une situation criante de vérité qui était ainsi décrite, que même Le Monde ne pouvait escamoter. Le “retour de l'ONU” manifeste en vérité, in fine mais de façon appuyée et entêtante, la victoire du parti anti-guerre, et c'est la France qui le conduit après l'avoir suscité et animé.
Il y a un rapport indirect mais puissant entre ceci et cela, — entre le retour de l'ONU et ces affirmations nationales, dont celle de la France principalement. Le paradoxe de ce retour en force de cette ONU dont l'enterrement avait été célébré avec des fastes hollywoodiens il y a un peu plus d'un an, c'est qu'il s'effectue, notamment mais principalement, au nom de la défense du principe de la souveraineté nationale. Le “retour de l'ONU” n'étouffe pas les entités nationales mais les met en évidence au contraire, comme avec le cas français. L'ONU, archétype de l'organisation dénoncée comme supranationale, est devenue de facto la défenderesse principale et acharnée du principe de souveraineté nationale. Ce principe est devenu le coeur de la crise, son enjeu sans nul doute ; par conséquent, l'ONU, l'activité de l'ONU, le rôle de l'ONU sont également au centre de la crise.
Même si l'affaire du transfert de la souveraineté nationale de l'Irak est une farce et fait ricaner les cyniques qui se complaisent à juger que la force de l'Amérique étant ce qu'elle est il n'y a qu'à s'incliner, il se trouve que c'est une farce à nuancer parce que la force de l'Amérique n'est plus du tout ce que nous croyions qu'elle était. D'où ceci que les cyniques deviennent grinçants et retardent d'une guerre virtuelle. L'affaire de la souveraineté nationale irakienne est plus sérieuse qu'on croit et, demain, l'Irak devenant démocratique réclamera sa souveraineté, et l'obtiendra aux dépens des ambitions américaines et contre l'Amérique. Cela est écrit.
En effet, l'affaire irakienne est assurée de provoquer des retombées, des effets, des bouleversements bien au-delà de ce que quiconque pouvait imaginer, — bien plus, évidemment, que ne peut envisager la pensée chichement idéologique des néo-conservateurs US. C'est dans ce cadre élargi du drame qu'il faut considérer combien cette affaire du “retour de l'ONU” est spéciale, essentiellement avec ce paradoxe fondamental qu'elle ressort la question de la souveraineté (ôtons le qualificatif “national”, trop restrictif) alors que l'Organisation devrait en être l'ennemie jurée.
C'est avec la mise en évidence de ce domaine que nous atteignons peut-être, sans doute même, le coeur de la crise ouverte avec la guerre irakienne ; que nous pouvons commencer à considérer que cette guerre irakienne forme une seconde partie de la crise ouverte le 11 septembre 2001, qu'elle est intrinsèquement différente de l'épisode Al Qaïda/Afghanistan ; que nous pouvons même envisager, certainement peut-être, que la crise irakienne dépasse la crise 9/11, qu'elle doit en être extraite pour apparaître comme une autre crise. C'est alors qu'on comprend combien l'interférence onusienne, avec les caractères paradoxaux que nous avons signalés, nous permet de mieux identifier les événements. Plus encore : dépassant 9/11 et le reste, les surmontant en fait, la crise irakienne pourrait apparaître comme une crise qui se relie aux relations internes à l'Occident, c'est-à-dire en vérité aux relations transatlantiques, de l'après-guerre depuis 1945, au long de la Guerre froide, jusqu'à l'après-Guerre froide. Il s'explique alors combien la question de la souveraineté devient centrale au débat, complétant son aspect fondamental en servant d'instrument de mise en question de la politique américaine de globalisation qui s'est effectivement déployée depuis 1945-48 et qui, depuis cette époque, a mis en avant la question de la souveraineté, évidemment pour mettre ce principe systématiquement en cause. (L'affrontement de Gaulle-USA ne portait certes pas sur les questions stratégiques où l'accord entre USA et France était grand, mais sur cette essentielle question du principe de souveraineté). Avec la question posée du “transfert de souveraineté”, son aspect dérisoire par la faute des Américains (grave erreur de leur part de continuer à manipuler leurs pions alors qu'un tel principe est en jeu), avec également l'aspect essentiel que cette question va prendre pour faire pièce aux manigances d'une puissance américaine sérieusement blessée, l'Irak est désormais le centre de la crise du monde occidental. Personne n'aurait cru cela possible au printemps 2002, où la fable de “la guerre contre la Terreur” était encore acceptée unanimement, et où l'Irak n'était qu'une étape dans cette fable-guerre qui nous racontait essentiellement, à la manière d'un conte, la transformation de l'Amérique en un empire sans aucun équivalent dans l'Histoire.
Ainsi la fin de cette première période de l'après-guerre, avec le “retour de l'ONU” et l'achèvement de la phase diplomatique commencée en octobre-2002/février-2003, achève de changer les termes de la crise : des convulsions du but proclamé comme un dessein historique d'une transformation de l'Amérique en soi-disant empire (et de la transformation de l'Histoire en néo-Histoire américanisée) au débat sur la question du principe fondamental de la civilisation (la souveraineté, l'identité, bref l'être collectif même).
@SURTITRE = L'“énigme” française
@TITREDDE = La paradoxale faiblesse
@SOUSTITRE = Plus qu'un phénix renaissant de ses cendres, la France est ce pays avec un rangement exemplaire entre accessoire et essentiel
Il est intéressant d'observer combien, en un tournemain, la France est revenue sur le devant de la scène à l'occasion du débat onusien, à un point où les Américains, archétypes de cette nouvelle catégorie postmoderne des “vainqueurs aux abois”, en ont fait leur interlocuteur principal durant les tractations aboutissant à la résolution du 8 juin. Chirac et GW ont enterré temporairement une hache de guerre qui n'avait jamais été vraiment brandie mais qui pourrait l'être désormais (voir plus loin) pour parler de cette affaire comme s'ils étaient les “maîtres du monde”. Ils ne sont pas les “maîtres du monde” et il n'est pas question, ni de domination ni d'hégémonie. Tout cela importe peu sinon pour les vanités diverses et l'ameublement du raisonnement des éditoriaux ordinaires. L'important est que, lors des périodes fondamentales (automne-hiver 2002-2003, printemps 2004), la France redevient l'interlocuteur et le concurrent fondamental des USA, que c'est même elle qui est l'instigatrice de ces “périodes fondamentales”. C'est, répétons-le, une question de principe.
Il est bon, pour la clarté de la démonstration, que ce rôle de la France en mai-juin (« Chirac pose ses conditions à George Bush ») se soit imposé alors que les conditions intérieures françaises sont telles qu'on ne puisse plus se reporter à des raisonnements politiques courants. La situation intérieure de Chirac est très contestée en plus d'être contestable, détestable en un mot, et elle l'est à l'intérieur de son propre parti (Sarkozy) ; son autorité est fortement diminuée (défaite des élections régionales) ; la principale personnalité dont la présence fut avancée comme l'explication centrale du rôle de la France en 2002-2003 a disparu de la scène internationale, dans tous les cas directement (Villepin, passé à l'intérieur, reste un conseiller direct de Chirac en matière de politique extérieure). On devrait conclure : la France est formidablement affaiblie en mai-juin 2004, par rapport à sa position en 2002-2003, donc elle devrait s'effacer. Mais elle ne s'efface pas du tout (« Chirac pose ses conditions à George Bush. »). Répétons notre rengaine : c'est une question de principe, dont la force est quelque chose qui échappe aux rapports de force.
Il est bon, pour expliciter et mesurer la force des principes dans une époque qui prétend n'en plus avoir au profit des anathèmes moralisateurs, que la scène intérieure française soit si dévastée, son personnel d'une si médiocre tenue à part une exception ou l'autre (souvent au féminin), sa vie publique aussi corrompue et cynique. Le rôle de la France n'est pas dû à la grandeur et à l'habileté de ses hommes d'État puisque, comme on le constate chaque jour, la France n'est pas très gâtée de ce côté, ces derniers temps ; il n'est pas dû, en d'autres termes, en une circonstance d'époque, dans une époque qui préfère être sa propre manipulatrice que de s'attacher à la réalité ; il n'est pas dû à son hypothétique bonheur. Nous sommes devant des phénomènes mis à nu, sans faux-fuyants, qui expriment les réalités les plus puissantes, les réalités pérennes. A cette lumière, le rôle de la France est révélateur et mai-juin 2004 complète octobre-2002/février-2003 d'une façon convaincante et décisive.
En vérité, le rôle de l'ONU ne nous importe pas, parce que, comme on l'a vu, il n'y a pas à proprement parler de “rôle de l'ONU”, — sinon à contre-emploi (l'ONU courant à l'aide de la souveraineté des nations). Seule compte la présence de l'ONU (le “retour de l'ONU”), qui permet à la France de tenir son rôle, lequel dépasse évidemment les seuls intérêts français. Ce faisant, nous sommes loin de l'Irak tout en étant au coeur de la question irakienne.
Il n'importe pas d'être fort pour poser les questions essentielles qui sont les questions de principe, et l'on pourrait même avancer, repoussant l'ironie cynique, que cela déforce d'être fort dans cette circonstance. Les Américains, imprégnés de culture “pub-neocon” et de pensée sociale-darwinienne (héritage de l'époque Reagan qui fut une resucée des années 1920), n'ont pas encore compris cela. La campagne irakienne, qui devait être le triomphe de la force, est au contraire la démonstration de l'impuissance et même de l'inanité de la force.
Face à cela, la situation française, stricto sensu, est du type tragique tant abondent les signes de la décadence. Mais cette décadence n'est qu'un reflet inévitable du cadre général, aux effets duquel la France, moins que n'importe qui, ne peut échapper. Contrairement aux stupidités propagandistes anglo-saxonnes, la tradition française, depuis la colonisation romaine, est celle de l'ouverture, d'être un carrefour européen. La France ne peut se refermer sur elle-même, sauf quand on l'y force par la soumission. Dans le contexte actuel, elle subit évidemment les influences, qu'elles soient migratoires ou culturelles. Mais cette ouverture, bien entendu, ne dénature pas la France, elle la revigore, notamment et essentiellement au niveau de ses principes. La politique gaullienne a triomphé parce que c'était une politique d'ouverture, jusqu'au sommet de l'État (la politique des visites extérieures, la popularité internationale de De Gaulle, etc). Bien entendu, ce triomphe passe par l'affirmation des principes, notamment du principe central de souveraineté et d'identité.
Tenant sur des principes qui justifient son existence, la France est l'archétype de la rencontre antagoniste entre réalité et virtualisme. Ainsi lorsqu'on découvre (?) que la France est, après le Luxembourg, les USA, la Chine et l'Irlande, le 5e pays au monde pour l'importance des investissements étrangers ; que, sur un total de 1.933 “implantations étrangères” dans les pays européens, la France, avec 313, est n°2 derrière le Royaume Uni tout en conservant infiniment plus sa souveraineté que ce pays. Voici le paradoxe, constaté par le cabinet Ernst & Young : « En même temps, l'image de la France auprès de ces investisseurs reste particulièrement médiocre. » (« Quel est le sens d'un tel décalage entre la perception et la réalité? », s'interroge Patrick Gounelle, de Ernst & Young : il faut l'aider.)
Un autre exemple ? Prenez l'OTAN. La France n'y est pas vraiment et n'y a pas son mot à dire, nous dit le catéchisme virtualiste. La réalité ? Une source proche des réunions quotidiennes, observe qu'il n'y a à l'OTAN que deux seules positions auxquelles on prend garde : « Celle des USA, impérative et qui veut imposer les intérêts US, et celle de la France, qui se fait en général l'interprète du bon sens. Les autres ne comptent guère et, en général, ne disent mot. Parfois, l'un ou l'autre, pris par surprise et séduit par le bon sens, rejoint les Français... Ainsi vont les délibérations quotidiennes à l'OTAN. » Vous pouvez vérifier...
@TITREDDE = L'autisme comme politique
@SOUSTITRE = On retiendra ce mois de juin 2004 comme un tournant : tentative d'accord reflétant la catastrophe irakienne puis affrontement
Le mois de juin a fait défiler sous nos yeux quelques-unes des grandes situations de l'époque. Le retour de l'ONU et ses suites y furent pour beaucoup, comme on l'a vu. La question des principes, notamment la question centrale de la souveraineté telle que nous avons tenté de la détailler, y tient une place essentielle. Mais nous voulons parler ici, aussitôt, des transcriptions immédiates, dans la réalité, de la situation que nous avons essayé de décrire théoriquement. Nous découvrons aussitôt que, entre les cérémonies du 6 juin, la réunion de l'ONU et la résolution 1546, et celle du G8, — soit quatre jours de temps, —nous avons connu quelques événements d'une réelle importance et, également, et cela de plus haute importance sans aucun doute, un tournant dans les relations diplomatiques. Les choses vont très vite, et notamment les rapports entre les situations théoriques et la réalité, parce que la faiblesse des directions politiques ne peut plus modérer ce déferlement qui est de l'ordre de l'historique. Seuls les Français participent pleinement au mouvement parce qu'ils sont, littéralement, ce que nous nommerions “des complices de l'Histoire”.
Faisons une rapide description de ces événements des quatre jours (6-10 juin) où va apparaître, plus éclatante que jamais, l'extraordinaire inexistence de la diplomatie américaine, enfermée dans ce qu'on désignerait comme une sorte d'“autisme”.
• Les cérémonies de commémoration du 6 juin 1944 permettent, par une manipulation médiatique générale à laquelle tout le monde contribue, de proclamer une sorte de réconciliation transatlantique, pourvu qu'on ne parle pas des vrais problèmes. The Economist en profite pour nous assurer de la nécessité de l'Alliance (« The transatlantic alliance is frayed but still nécessary » : “usée mais toujours nécessaire”, — comme nous disait Sylvie Vartan : « On ne jette pas un vieux jean's usé ».)
• Cette “réconciliation transatlantique” (en fait : principalement France-USA) se traduit par la résolution 1546 du 8 juin. Bien sûr, il s'agit d'un compromis. Un nombre respectable des exigences françaises (franco-allemandes) sont intégrées dans la résolution finale où des dispositions nouvelles sont ajoutées. (Selon l'ambassadeur allemand à l'ONU, « this new paragraph meets, I would say, 90% of our concerns and I think we can live with that. ») Le marché est clair si l'on parle droit : contre les concessions américaines sur les faits politiques, les Américains peuvent présenter la résolution 1546 comme une réconciliation, un soutien de la communauté internationale, bref une victoire majeure. Bien sûr, il s'agit de la réalité contre le virtualisme, et le marché tient si chacun se tient à cette classification.
• Ce ne fut pas le cas. Au contraire, faisant comme si la résolution 1546 était réellement « un triomphe de la diplomatie anglo-saxonne », selon le mot d'une source du Foreign Office, Bush-Blair (l'association théorique, l'Anglais restant effacé sur consignes US, pour mettre en avant le candidat GW) présentèrent à leurs collègues du G8 l'idée d'impliquer l'OTAN en Irak et de proclamer venue l'ère d'une réforme fondamentale du “Grand Moyen-Orient”. Pour les deux hommes, c'était bien capitaliser sur le “triomphe” de la résolution 1546. Quel “triomphe” ? Une sèche et furieuse intervention de Jacques Chirac mit fin à la récréation, accueillie par les soupirs de soulagement discrets du reste de la “communauté internationale”. On en reste aux déclarations de bonnes intentions.
Cette passe d'armes pourrait relever de l'anecdotique diplomatique et se perdre dans la confusion des commentaires habituels, mi-cyniques, mi-fatalistes, sur les querelles chroniques de la vieille alliance « usée mais toujours nécessaire » et sur la complication onusienne face au désastre irakien. L'épisode nous dit pourtant autre chose.
Il nous dit, nous redit plutôt et nous confirme l'extraordinaire incapacité de la “diplomatie” américaine de pratiquer l'art de la diplomatie. Washington est sous l'emprise de la certitude de sa puissance comme on est sous l'emprise d'une drogue, et tout se mesure à cette aune, — et cette aune signifie simplement pour Washington que l'art de la diplomatie est un art inutile, voire même qu'il n'existe pas. Dès qu'il y a négociations et compromis, même un compromis à l'avantage de l'autre, c'est que l'autre a capitulé et qu'il faut le traiter selon cette situation. C'est qu'alors tout est permis à Washington. Qualifier de “triomphe” (américain) la résolution 1546 et agir en fonction de cela nous ramène au début de novembre 2002, quand la résolution intérimaire résultant d'un compromis entre Paris (avec les autres) et Washington (avec UK) avait été acclamée comme un “triomphe” US ; personne, à Washington ne doutait que cela serait suivi, après l'échec (inéluctable) des inspecteurs de l'ONU, par le vote d'une résolution autorisant la guerre. On connaît la suite.
Cela nous ramène à la situation présente sauf qu'il y a eu entre-temps l'attaque contre l'Irak, le désastre qui a suivi la victoire, la mise en évidence, non seulement de l'impuissance de la puissance US (question de méthode) mais encore des limites dramatiques de cette puissance (questions de moyens). A ces éléments objectifs se sont ajoutés les divers scandales sur le comportement opérationnel et “moral” de cette puissance US. Le résultat est qu'aujourd'hui, depuis novembre 2002 et février 2003, la perception de la puissance US est passée du respect craintif et de la peur à l'incrédulité, voire, pour certains, à un début de pondération menant à l'idée que cette puissance américaine est pour une bonne partie une puissance usurpée devant laquelle il n'est plus écrit qu'on doive s'incliner. La perte d'influence qui résulte de tous ces facteurs est évidemment considérable.
On a pu mesurer cette perte d'influence lors du sommet du G8, qui est donc instructif à cet égard, où il y a eu les affrontements qu'on sait, et où les Américains ont dû retraiter sur quelques points importants. Ils reviendront à la charge puisque, pour eux, le sommet s'étant terminé par un communiqué qui peut passer pour une affirmation de forme d'unité, le sommet doit donc être qualifié de “triomphe”, et “triomphe” pour eux, certes (comme à l'ONU en 2002 et en 2004). On se trouve donc devant deux phénomènes parallèles et qui s'alimentent : d'une part, la perte d'influence continue des États-Unis, d'autre part l'incapacité et le désintérêt des Américains pour cette situation qu'ils ne comprennent pas, et même qu'ils ne perçoivent pas. Certes, c'est une question de perception : aujourd'hui, l'Amérique est un pays autiste. Cela relève de la pathologie et nullement de la politique. Il y a dans le processus de dégradation observé quelque chose d'inéluctable (d'incurable, pour garder le langage médical).
@TITREDDE = Le chaos comme conclusion
@SOUSTITRE = Le président mort (l'ineffable RR) nous montre la voie : grâce à moi, le déluge (non, le chaos)
Un commentateur de l'excellent site de Hong Kong, atimes.com, connu sous le pseudonyme révélateur de “Spengler”, référence au grand historien du pangermanisme moderniste et pré-nazi Oswald Spengler, s'attache à la personne et à la carrière de Ronald Reagan (RR). Avec RR, la tâche est extrême. On peut dire de cet homme qu'il a bouleversé le monde entier, comme l'affirme Spengler, comme l'on peut dire qu'il représentait un vide absolument sidéral de la psychologie humaine (Norman Mailer, parmi d'autres). On pourrait dire aussi que RR est l'inventeur du virtualisme, ce qui réconcilie les deux appréciations extrêmes.
Spengler pense que RR a amené une sorte de “politique du chaos”. En extirpant le chaos d'une sorte d'Amérique sociale-démocrate (du FDR mâtiné de Carter) et en transformant ce pays en un pilier du capitalisme extrémiste et “pur et dur”, RR a fait du chaos une politique. Il a imposé à l'URSS le chaos et provoqué son effondrement. (On pourrait objecter que le chaos était l'essence même de l'URSS, mais passons.) RR a installé au coeur de l'Amérique cette chose mirifique, selon Spengler, et cette chose si en vogue aujourd'hui : la “creative destruction” (traduction aisée). D'autres disent : le “sponsored chaos” (traduction facile). L'esprit tourne autour de la même idée, cette espèce de fascination pour le chaos ; comprenons bien : le chaos n'est plus un moyen, une transition, etc, c'est effectivement notre conclusion. Point final.
Non, RR est vraiment un virtualiste, le premier de tous. Ce qu'il a fait, finalement, c'est de proclamer que le chaos, déjà au coeur de l'Amérique des années 1970, n'est pas une faiblesse mais une force. Par conséquent, le chaos serait la chose que l'Amérique donnerait au monde, commençant par l'URSS, et l'on nommerait cela “américanisation” ou “globalisation”. La force ne serait plus l'outil de l'Empire, elle serait l'outil du chaos. Il est manifeste que GW est un héritier en ligne directe de RR. L'Irak l'a montré.
Là-dedans (c'est le cas de le dire), la situation de la France est tragique mais elle est pourtant celle de l'expression d'une vérité historique. C'est, pour la France qui rêve d'universalisme depuis Clovis et Charlemagne, un rôle à mesure. Paradoxalement, pour la France, qui représente par essence, et même Sainte-Essence, la vocation de l'ordre historique, la conjonction RR + GW est une sorte d'aubaine. En privilégiant le chaos et en mettant la force au service du chaos, et en mettant en évidence par conséquent les limites dramatiques de la force américaine qui est trop rigide (par manque d'imagination) pour supporter le chaos, les deux compères ont ouvert le champ à des “forces” qui ne s'appuient pas sur la force brute.
C'est un étrange destin : en voulant affirmer la seule force contre la Loi universelle, mais en démontrant l'iniquité de la force par sa confrontation avec le chaos, le système américaniste a été conduit à mettre la force hors la loi, à lui ôter la légitimité paradoxale qu'il avait imposée pendant un demi-siècle de domination par influence de sa force. Ainsi a-t-il ouvert à d'autres, par logique paradoxale encore, le champ historique qu'il avait confisqué. La France, pays par Sainte-Essence porteur d'ordre, s'en est saisi.
@TITREDDE = Le chaos comme conformisme
@SOUSTITRE = La France agace le monde parce que le monde ne peut se passer de la France. Condoléances.
Nous avons déjà signalé cette remarque lumineuse de Jacques Barzun, ce critique franco-américain du New York Times, dans From Dawn to Decadence. Barzun observe que la fin du règne de Louis XIV puis la Régence sont une époque de revers politiques majeurs pour la France, en même temps que l'installation d'un triomphe culturel sans précédent, le temps où commence le XVIIIe siècle où l'Europe sera française. De même, à la Cour de Saint James, au moment de la toute-puissance anglaise de la Guerre de Sept Ans qui verra l'abaissement français avec le déclin de Louis XV, eh bien l'on parle français. Durant la Belle Époque où la France réduite, isolée jusqu'à l'Entente cordiale panse ses plaies de 1870, Paris est le centre du monde et Nietzsche proclame (en 1887) que « l'avenir de l'Europe et du monde » se trouve là et nulle part ailleurs.
Ainsi vont le “paradoxe français” et sa “paradoxale faiblesse”, parfaite antithèse de l'américanisme : l'influence française (culturelle, certes) pourrait être mesurée, dans nombre de périodes, à la mesure inverse de sa puissance politique. On rejoint évidemment le paradoxe qu'on a déjà décrit : un pouvoir français (Chirac) affaibli intérieurement, parfois décrit comme “à la dérive” (même si c'est exagéré, la perception est là) ; pourtant, un Chirac dévastateur à l'ONU et au G8, affirmant les thèses françaises avec une alacrité sans pareille (dans ces situations, les défauts nombreux de Chirac deviennent des qualités intenables, et Chirac défend alors avec perfection la cause de la France dans sa dimension universelle, comme représentante du reste). Où voit-on une situation semblable ? Que reste-t-il du prestige de Tony Blair, après l'effondrement de son parti le 10 juin ? Que vaut Aznar, que peut dire le gouvernement néerlandais pro-US après le camouflet électoral du 10 juin ?
Ces situations extrêmes et tragiques comme celles que nous connaissons aujourd'hui redonnent à une France évidemment affaiblie, toujours affaiblie avec l'activité destructrice de la corruption de son corps politique, l'élan de sa puissance de représentation des principes des rapports entre les communautés humaines. D'un point de vue pratique dans l'Histoire, cela signifie que la France est la représentante fondamentale de la notion d'ordre et de mesure dans les relations internationales. Cela se traduit par des slogans d'époque, — et qu'importe de citer la “multipolarité” versus le mirobolant concept d'“unipolarité”. Il s'agit avant tout d'affirmer la nature et le principe des choses, qu'il existe aujourd'hui de multiples communautés humaines, une réelle diversité d'identités, et par conséquent s'opposer naturellement à l'absurde thèse anglo-saxonne (dans ce cas, Blair est partie prenante) selon laquelle il n'existe qu'une seule entité, ce qui nous promet à plus ou moins longue échéance la fameuse “américanisation”, sous le faux masque de la “globalisation”.