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157818 août 2008 — Est-ce le président turc Abdullah Gül qui voit juste lorsqu’il annonce que les USA doivent désormais envisager de “partager leur pouvoir” devant les nouvelles nécessités du monde? «A new world order, if I can say it, should emerge», dit-il dans son interview du 16 août au Guardian. (Voir aussi notre Bloc-Notes du jour.) Le journal de Londres précise la pensée du président turc en ces termes, qui décrivent l’importance de la crise russo-géorgienne selon son point de vue: «The conflict in Georgia, Gül asserted, showed that the United States could no longer shape global politics on its own, and should begin sharing power with other countries.»
Les observations de Gür constituent une des premières appréciations circonstanciée et digne d’intérêt d’un dirigeant politique de ce que pourrait ou devrait être la situation du monde après la crise russo-géorgienne, – lorsque la crise russo-géorgienne sera finie, si elle finit avec nous sains et saufs… En attendant, elle se poursuit et la marque principale de la situation politique, du côté occidental, c’est sans aucun doute le désarroi. Si l’on suit Gür, ce désarroi serait l’expression de la douleur de l’accouchement du “nouveau monde” («A new world order, if I can say it, should emerge»). L’aspect remarquable de la crise russo-géorgienne, et la marque de son importance, c’est son élargissement constant à partir des événements de la crise elle-même, à partir de ce qu’on aurait pu croire être la fin de la crise elle-même (le “cessez-le-feu” et tout ce qui s’ensuit).
Effectivement, depuis le 9-10 août, on observe un processus de déstructuration de la situation, ou plutôt de dissolution des caractéristiques de cette situation puisqu’il s’agit d’une situation déstructurée elle-même, du monde tel qu’il était imposé par la politique américaniste depuis le 11 septembre 2001. Les acteurs principaux y tiennent leur rôle…
• La prudence mesurée avec nécessité de garder tous les contacts avec les Russes des “vieux” Européens (France et Allemagne principalement, mais aussi avec l’Italie s’affirmant proche des positions russes). Cette position des “vieux” Européens ne se réalise pas dans l’allégresse mais plutôt dans un état de pression très inquiète, tant il est manifeste qu’elle rend compte, même si inconsciemment ou avec des pincettes, de la grande fracture en cours que décrit Abdullah Gül. Pour ces “vieux” Européens, l’évolution possible de la crise déclenchant la mise en place d’un “new world order” signifie nécessairement, d’une façon ou l’autre, une mise en cause du très confortable quoiqu’assez peu honorable (on parle de la servilité européenne vis-à-vis des USA) statu quo qui caractérise la sphère transatlantique depuis 1945.
• L’inquiétude fiévreuse des “nouveaux” Européens (Pologne, pays baltes) affirmant leur solidarité avec un président géorgien en permanence au bord de la crise de nerfs, – et pour les meilleures raisons du monde, cette proximité de la crise de nerfs; ces “nouveaux” Européens pressant d’autre part les USA d’affirmer une puissance que les USA n’ont plus du tout, – dur apprentissage des réalités du monde pour les “nouveaux”. Leur inquiétude est compréhensible parce que, en ce moment où il s’engage plus que jamais dans un schéma de néo-Guerre froide où ils auraient une place de choix, dans tous les sens du mot, ils se demandent si un “new world order” (Gür) n’est pas en train d’émerger où leur “patron” US n’aurait pas du tout la place qu’ils auraient cru lui voir occuper.
• L’activisme tardif, diplomatique et rien d’autre, d’une Amérique qui n’a plus les moyens de ses ambitions mais qui aimeraient faire subsister intactes ses ambitions. Pourtant, la réalité des USA, c’est qu’elle ne prendra pas de risques outre mesure, risques qu’elle n’a d’ailleurs plus les moyens d’assumer; la réalité des USA, c’est bien plus un Robert Gates annonçant que les relations Russie-USA vont être affectées “pendant des années” par la crise mais répondant à une question d’un journaliste : “Il n’y aura pas d’intervention militaire US en Géorgie, est-ce clair?”
• L’énigme russe, la Russie à la fois vilipendée par la machine de propagande occidentale, – autre nom donné en Occident au “quatrième pouvoir” qu’est la presse, qui joue son rôle d’“adjoint du pouvoir” politique en l’occurrence , – à la fois jouant un jeu étrange de retrait-avancement de ses forces en Géorgie, d’occupation larvée ou de retrait qui prend son temps, tout en affirmant qu’elle est en train d’appliquer les consignes de l’accord de cessez-le-feu qu’elle a approuvé puis signé semble-t-il, – mais l’a-t-elle vraiment signé (oui c’est fait depuis le 15 août assure Medvedev au téléphone de son ami “Nicolas”, dit Sarko), – et de quel accord s’agit-il, et que dit-il exactement cet accord? Et ainsi de suite, avec cet air d’une confusion involontairement ou, après tout, savamment et machiavéliquement entretenue.
Mais le fait est que, lorsque GW Bush “durcit le ton” (le 11 août), comme disent nos gazetiers si obligeant à la bonne diffusion de la bonne parole, c’est certes pour annoncer qu’il a donné aux forces armées US l’ordre de lancer une mission “robuste” en Géorgie, – mais c’est certes qu’il s’agit d’une mission humanitaire et de rien d’autre. L’USAF s’arrange d’ailleurs, par de multiples consultations avec les Russes, pour que ses C-17 passent sans encombre dans l’espace aérien géorgien, marrie à l’avance de tout incident de parcours. On mesure alors que les temps changent. Désormais, lorsqu’un brave Premier ministre polonais signe avec un non moins brave haut fonctionnaire du département d’Etat un accord commandité par le Pentagone et par l’industrie d’armement US (“business as usual”) pour quelques missiles anti-missiles opportunément anti-iraniens, c’est pour s’entendre dire par l’ambassadeur russe à l’OTAN Rogozine que ce beau système n’est rien d’autre qu’un “chat crevé”, – et par un général russe que son pays risque désormais une attaque nucléaire, “à 100%”…
«…Russia's deputy chief of staff turned on Warsaw and said it was vulnerable to a Russian rocket attack because of Thursday's pact with the US on the missile defence project. “By deploying, Poland is exposing itself to a strike – 100%,” warned Colonel General Anatoly Nogovitsyn. He added that Russia's security doctrine allowed it to use nuclear weapons against an active ally of a nuclear power such as America.»
Les Russes ne font plus dans le détail. Cela peut ne pas nous plaire, avec moult raisons, et l’on peut déplorer une certaine rudesse, une attitude un peu cavalière avec la fameuse “légalité” internationale (well, old chap, qui t’a fait roi?). Il faut observer que nous avons bien préparé le terrain à la chose, en les traitant plus qu’à leur tour comme des “chiens crevés”. En un sens, nous sommes à l’heure des comptes, parce que l’alternative c’est très vite la perspective d’un affrontement avec une puissance dont tout le monde commence à se rappeler sans le dire tout haut qu’elle dispose actuellement d’un tout petit peu plus de 7.300 têtes nucléaires.
Le désarroi occidental, que chaque parti exprime à sa façon, c’est bien celui d’une position rentière héritée de la Deuxième Guerre mondiale et poussée jusqu’à des extrêmes extravagants par la folie américaniste conduite par une logique de système marchand et bureaucratique, complexe militaro-industriel en tête, cette position soudain mise en question avec les arguments les plus brutaux et les plus contraignants. Le confort n’est plus de mise, la crise irakienne à côté c’était du nanan puisqu’on ne tuait que des Irakiens. (Pardonnez-nous cette rudesse du propos mais c’était bien le fond de leur pensée confortable.) Ils sonnent vrais et justes, les gémissements d’un Saakachvili au bord de la crise de nerfs, lors de sa conférence de presse du 15 août, au côté d’une Rice rentrée paresseusement de vacances: «Even as Rice stood with Georgian President Mikhail Saakashvili in a show of solidarity, he asked, “Who invited the trouble here? Who invited this arrogance here? Who invited these innocent deaths here?” Shaky and near tears following a difficult, nearly five-hour meeting with her, Saakashvili answered his own question: “Not only those people who perpetrate them are responsible, but also those people who failed to stop it.”» Effectivement, les Russes sont responsables certes, mais aussi “ces gens qui ne purent ni ne voulurent les arrêter”, – c’est-à-dire, les USA en premier, ma chère Condi, et tous les autres, les suivistes des réunions bon chic bon genre et à l’unanimité servile de l’OTAN. L’inattendu Saakachvili nous dit quelques bonnes vérités.
Nous sommes passés, en quelques jours, au bruit et à l’odeur puante des chars T-80 de la 58ème armée russe, de la “faith-based community” à la réalité terrible et révoltée du monde. Sortie de virtualisme, rien d’autre mais rien de moins… Pendant ce temps, McCain clame, avec une incroyable ingénuité, «We are All Georgians», – sans bouger le petit doigt et avec les mains propres, on s’en doute, lui toujours dans le virtualisme complètement localisée des élections US. Dans son commentaire du 15 août, Patrick J. Buchanan note justement, cette parole d’or d’un connaisseur: «Americans have many fine qualities. A capacity to see ourselves as others see us is not high among them.» (A peu près: “Les Américains ont beaucoup de qualités, mais certainement pas celle de se mettre à la place des autres pour voir les Américains comme les autres voient les Américains”.)
Les Russes en Géorgie, c’est une tragédie de plus de notre histoire agitée, et certainement pas la pire. Mais c’est bien autre chose. C’est, soudain, l’Occident américaniste et américanisée mis devant un miroir et forcé à se contempler. Le spectacle est, somme toute, intéressant, pour nous qui contemplons la chose en train de se contempler.
…Car il est vrai que, par instant, l’on commence vraiment à paniquer. Lisez le Times de Londres, c’est intéressant. Complètement “neocon”, à l’image de son patron Rupert Murdoch, viscéralement et hypocritement anti-russe au-delà de tout, mais parfois, désormais, avec un frisson de lucidité car le Times reste britannique. Au milieu de l’avalanche de propagande, lisez l’article du 15 août, de Michael Binyon décrivant, le souffle coupé, la façon dont le maître Poutine, joueur d’échecs au regard glacé, a mis l’Ouest échec et mat («Vladimir Putin's mastery checkmates the West»); puis, un jour plus tard, le 16 août, la très rapide analyse de Richard Beeston, qui exprime un sentiment qui commence à se répandre à Londres: «A catastrophe in the making»..
Le sentiment de la “catastrophe”, à considérer l’“agenda” des semaines et des mois à venir, notamment la voie où s’est engagée l’OTAN, qui sera sans doute absurdement confirmée car la vaniteuse et satisfaite civilisation occidentale ne recule jamais dans son entreprise de démocratisation des barbares des franges extérieures, jusqu’à l’Ukraine bien entendu : «If the West was surprised by the ferocity of Russia’s action in Georgia, the struggle over Ukraine will be far more intense. Many Russians regard their western neighbour as part of their homeland, a view shared by many Russian-speaking Ukrainians. Moscow and Kiev are already locked in a bitter dispute about the future of the Black Sea Fleet base at Sevastopol. Nato membership would exacerbate the row. Any outbreak of violence could have huge repercussions.»
C’est-à-dire, observe Beeston, effaré, à partir de la crise géorgienne agissant comme un détonateur, un incendie qui ne s’arrêterait plus: «This conflict threatens to trigger a struggle that, if badly handled, could consume an entire continent.»
Bien, nous ne partageons pas nécessairement cette sombre appréciation de notre destin pour les semaines et les mois à venir. Nous serions plutôt pour un mélange de Gür, qui commençait notre propos, et de Beeston, qui le termine. Nous pensons également, plutôt que d’applaudir à une extraordinaire performance de Poutine dans la crise géorgienne comme fait Binyon, que cette crise est surtout, voire exclusivement pour son fondement due à l’absurdité de la politique occidentaliste sous inspiration américaniste, qui empile partout des puissances agressives sans leur donner aucun moyen de réaliser leurs objectifs; c’est elle qui enfanta Saakachvili, qui l’arma et qui l’équipa, qui lui donna l’illusion de puissance qui le conduisit à sa grossière erreur du 7 août, et c’est elle, bien entendu, qui ne fit rien pour tenir la promesse implicite de soutien qu’elle lui avait faite. Les circonstances opérationnelles et la résolution politique font que la Russie était absolument prête à saisir l’occasion qui s’offrait à elle. Elle la saisit. L’affaire géorgienne est beaucoup plus une défaite majeure de la politique américaniste qu’une victoire de la politique russe.
Il reste que cette circonstance dramatique établit de nouvelles conditions, également dramatiques, qui peuvent justifier certains aspects de la vision apocalyptique de Beeston, – de son point de vue d’atlantiste, sans aucun doute, mais gardant à l’esprit qu’il s’agit d’un point de vue, qui implique une politique bien précise. Il reste que le moment est sans aucun doute historique. En un sens qui paraphrase le soldat-poète Alan Deere à Verdun, “nous avons rendez-vous avec l’Histoire” (Alan Deere, lui, écrivait qu’il avait “rendez-vous avec la mort”, et qu’il ne manquerait pas ce rendez-vous, “fidèle à la parole donnée”, – ce qui fut fait car, en ce temps-là, on avait encore une parole). Nous rencontrons la tragédie du monde, avec toutes ses inconnues et ses incertitudes terribles, – mais tout, tout vaut mieux que les épouvantables mensonges, que le conformisme collant comme du miel, que la fermeture de l’esprit de cette intoxication mortelle de la psychologie qu’est leur virtualisme.
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