Un galop d'essai pour la démocratie russe

Les Carnets de Dimitri Orlov

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Un galop d'essai pour la démocratie russe

Le 18 mars, la Russie a organisé des élections présidentielles. Tout le monde (enfin ceux avec un cerveau) s’attendait à ce que Poutine gagne, mais presque personne ne s’attendait à ce qu’il gagne avec une telle marge, ou avec un taux de participation aussi élevé : 67,47% des électeurs inscrits se sont présentés aux urnes ; parmi eux, 76,67% ont voté pour Poutine. Au cas où vous vous demanderiez encore si la Crimée fait partie de la Russie (croyez-moi, c’est le cas), le taux de participation était de 71,53%, et 92% y ont voté pour Poutine. Et dans la république autrefois séparatiste de Tchétchénie, le taux de participation a été de 91,54%. Des taux de participation record ont également été observés en dehors de la Russie, parmi la très grande diaspora russe. Plus de la moitié des Russes ont voté pour Poutine.

Avertissement : la première partie de cet article peut sembler un hymne jubilatoire à la Russie et un hymne à Vladimir Poutine. Soyez assuré que je n’exprime pas d’opinions ici ; ce sont les faits. Il se trouve que ces faits accentuent le positif. Mais je n’ai aucun désir d’éliminer le négatif, et j’en parlerai en temps voulu.

Tout aussi remarquable, c’est la manière dont les élections se sont déroulées : le processus était public et transparent, utilisant des bulletins papier comptés à la main. Les bureaux de vote étaient équipés de caméras vidéo. Le bourrage des urnes, qui était un problème lors des élections précédentes, a été détecté dans quelques endroits, et les résultats entachés ont été disqualifiés. Alors que lors des élections précédentes, les gens ne pouvaient voter que là où ils étaient enregistrés, ils ont pu cette fois-ci déclarer leur lieu de résidence et voter où qu’ils se trouvent, même dans les aéroports s’ils voyageaient. Alors que les précédentes élections présidentielles en Russie ont été suivies d’une vague de protestations, de nombreuses personnes se plaignant de fraude dans les urnes, cette fois ces voix ont été à peine entendues. Et tandis que lors des élections précédentes, les candidats de l’opposition ont eu une influence considérable parmi les élites éduquées de tendance occidentale à Moscou et à Saint-Pétersbourg, cette fois le pays tout entier était tout à fait pro-Poutine.

De toute évidence, les Russes sont engagés politiquement, et il est clair que la grande majorité d’entre eux ont confiance et aiment Poutine. Il est facile d’en comprendre la cause. Au cours de la dernière décennie du siècle précédent, la Russie a failli être détruite, mais sa fortune a radicalement changé au tournant du siècle. La plupart des Russes peuvent voir que leur pays s’est remis rapidement de ses revers précédents. Il est indiscutable que la Russie est maintenant un pays beaucoup plus stable et prospère, et Poutine peut s’en attribuer le mérite. Sous sa direction, la Russie a résisté à l’effondrement des prix du pétrole et du gaz, combattu des attaques terroristes, résisté aux provocations et aux sanctions occidentales et elle a définitivement gagné la course aux armements contre les États-Unis (et peut désormais réduire ses dépenses de défense). La Russie a fait des progrès décisifs pour retrouver sa stature de puissance mondiale majeure.

Compte tenu de son bilan remarquable et du haut degré de confiance et de respect qu’il a gagné, Poutine pourrait simplement se reposer sur ses lauriers, mais ce n’est pas ce qu’il compte faire. Au lieu de cela, il veut améliorer de façon spectaculaire le bien-être de tous les Russes et leur faire atteindre la vraie grandeur. Jusqu’à présent, il a réussi à remodeler la Russie en « pays normal » ; maintenant il veut le mener au triomphe pur et simple. C’est, je crois, ce qui se cache derrière le taux de participation record et sa victoire écrasante, qui est un record également : pour une fois, les Russes sont réellement inspirés et optimistes quant à leur avenir. Le seul réflexe de pessimisme que j’ai pu détecter concerne le cabinet du Premier ministre Dmitri Medvedev. Dans les images télévisées de sa réunion post-électorale, les ministres semblaient avoir des mines sombres et être quelque peu découragés. Ceux qui se plaignent de cette cinquième colonne au Kremlin peuvent se réjouir : peut-être qu’après sa réinvestiture en mai, Poutine leur demandera de partir.

Jusqu’ici tout va bien. Mais dans quelle mesure cette élection portait-elle sur un choix électoral, qui est l’essence de la démocratie ? Bien sûr, le simple fait que tout le monde se présente et démontre son approbation et sa confiance en son chef intrépide est un bon moyen de légitimer et de renforcer l’autorité du leader et un bon stimulant moral. Mais les gens ne sont-ils pas censés décider quelque chose en votant – quelque chose de plus important que « j’ai décidé d’aller voter pour Poutine » ?

Et que signifie réellement un vote pour Poutine, en termes de choix ? Qui l’a choisi pour commencer ? Eh bien, il se trouve que Poutine est un heureux accident. Boris Eltsine l’a nommé comme son successeur, et vous pourriez raisonnablement plaisanter que Eltsine était saoul à ce moment-là et ne se rappelait pas pourquoi il l’avait fait. Mais vous pouvez aussi supposer que Poutine a été choisi pour son savoir-faire en matière de blanchiment d’argent et de délocalisation des gains mal acquis des oligarques russes (son travail précédent à Saint-Pétersbourg) et pour l’utilisation intelligente de ses relations avec le KGB. Rappelez-vous, c’était un temps où les gens à l’intelligence inépuisable qui sont payés pour s’asseoir et boire du café au Pentagone ont imaginé que la « mafia russe » était une menace mondiale émergente. Les oligarques ont dû aimer Poutine, et Eltsine, en accord avec son programme « ne laissez aucun oligarque sur le bord du chemin » a fait tout ce qu’ils voulaient qu’il fasse.

Ce qu’ils ont trouvé à la place était un cochon dans un sac. Les oligarques pensaient qu’ils avaient recruté un autre serviteur fidèle qui, tout comme Eltsine, garderait l’État faible et faciliterait leur pillage éhonté. Au lieu de cela, ils ont eu un technocrate acharné et un vrai patriote russe qui a rapidement manifesté un pouvoir impressionnant pour créer de nouvelles idéologies créatives. Au lieu de la soumission, les oligarques ont eu sa « doctrine de l’équidistance » selon laquelle « l’argent » n’est plus égal au pouvoir. Un baron du pétrole, Mikhaïl Khodorkovski, qui pensait qu’il pourrait transformer sa fortune en pouvoir politique, a été remis à sa place et il a fini par se rafraîchir les idées en prison. Au lieu de quelqu’un qui regardait de l’autre côté pendant qu’ils pillaient la société russe, ils ont eu sa « dictature de la loi » un État russe considérablement renforcé, et la mafia russe autrefois redoutable a fondu comme la gelée blanche après le lever du soleil. Et le projet de l’oligarchie russe de se fondre dans la société des élites occidentales en utilisant ses richesses expropriées, laissant la Russie derrière elle comme un gland desséché, a foncé tête baissée dans le plan de Poutine pour rétablir la « multipolarité » et forcer d’autres nations, même les États-Unis, à la traiter comme un égal. Cela a abouti à des sanctions occidentales qui ont renvoyé de nombreux oligarques en Russie et rapatrié leurs fonds dans le cadre d’un programme d’amnistie, de peur qu’ils ne soient gelés à l’étranger.

Et donc Poutine est, pour la Russie, juste un accident heureux. Étant donné que les accidents heureux sont généralement beaucoup moins fréquents que les accidents malheureux, une question se pose : comment la Russie pourra-t-elle produire de manière fiable un autre Poutine le moment venu ? C’est certainement une bonne chose que la Russie ait six ans pour répondre à cette question, parce que cette dernière élection présidentielle, ainsi que toutes les précédentes, a démontré de manière concluante que la politique électorale russe n’est pas la solution – du moins pas encore. Regardons la « compétition » de Poutine (entre guillemets car, à en juger par les résultats, c’était plutôt un show).

Celui qui a recueilli le plus de votes, après Poutine, a été Pavel Groudinine, nommé par les communistes (bien qu’il ne soit pas membre de leur parti) au lieu de leur éternelle candidat à la présidence et leader Gennadi Ziouganov, qui commence vraiment à se faire vieux. Groudinine a omis de divulguer ses comptes bancaires à l’étranger. Il y a aussi le fait que son fils réside à l’étranger, ce qui l’a empêché d’obtenir l’accréditation secrète supérieure exigée pour un président russe. Néanmoins, il a réussi à obtenir 15% environ des voix.

Vient ensuite le candidat présidentiel nationaliste perpétuel Vladimir Jirinovski, qui est formidable, très divertissant, mais aussi assez effrayant car il menace en permanence d’anéantir les ennemis de la Russie dans le pays et à l’étranger en faisant pleuvoir le feu sur eux. Néanmoins, il est bien qualifié pour servir comme président ou pour servir dans un peloton d’exécution car il est aussi un bon tireur, et vous pouvez être sûr qu’il ne manquera pas accidentellement tous vos organes vitaux en vous laissant vous tordre de douleur pendant que vous vous videz doucement de votre sang. Vous pouvez le considérer comme l’assurance présidentielle de la Russie, donnant aux ennemis de la Russie une excellente raison de souhaiter une bonne santé à Poutine, parce que Jirinovski est prêt à leur faire « très mal ».

Et puis nous avons une sorte de gagnante, mais pas du genre présidentiel : Xenia Sobchak. Elle est la fille d’Anatoly Sobchak, le premier maire démocratiquement élu de Saint-Pétersbourg, co-auteur de la Constitution russe, et ami et mentor de Poutine. Elle est un membre à part entière de la « jeunesse dorée » de la Russie et elle fait à peu près tout ce qu’elle veut, comme se présenter à la présidence. Ne riez pas, elle a obtenu plus de 1% des voix ! Elle a essayé la télé-réalité, l’industrie de la mode, ceci et cela, elle est mariée à un acteur, elle a un fils d’un an et demi et on dit qu’elle est enceinte.

Elle m’a fait rire parce qu’elle a perdu la Crimée avant même d’avoir mis son nom sur le bulletin de vote en déclarant qu’elle n’approuve pas que la Crimée fasse partie de la Russie. Rappelons que la Crimée fait partie de la Russie depuis 1783, qu’elle a été « offerte » à l’Ukraine par Nikita Khrouchtchev en 1954 en violation de la Constitution soviétique, puis qu’elle a voté pour rejoindre la Russie en 2014 après le renversement du gouvernement ukrainien en violation de la constitution ukrainienne : un cas rare de deux violations constitutionnelles s’annulant mutuellement.

Son slogan était « contre tous » : elle se voyait comme une alternative, seule, contre l’ensemble du système politique russe. Ni elle ni ses partisans n’ont vu la faille logique évidente de cette plate-forme : si elle était vraiment « contre tous » pour être cohérente, elle aurait dû faire campagne pour que les gens votent vraiment contre tous, y compris elle. Ce qu’elle voulait dire, bien sûr, c’était « contre tous sauf moi ». Cela aurait été un merveilleux slogan, si elle avait réussi à expliquer ce qui le rendait si magique. Au lieu de cela, elle s’est plainte amèrement de tout le monde. Je crois que sa campagne présidentielle était en fait une opération de merchandising intelligente. Peut-être que cela avait quelque chose à voir avec la commercialisation des montures de lunettes : elle semblait changer de lunettes plus souvent que la plupart des femmes changent de culotte. Il y avait aussi d’autres types de « placement de produits ».

Tous les autres ont obtenu moins de 1%, mais je leur donnerai une mention honorable de toute façon. Il y avait l’éternel candidat libéral Yavlinsky, qui a donné pour raison de concourir encore cette fois (une cause désespérée étant donné la vision massivement défavorable qu’ont les Russes du libéralisme) : « Je voulais juste vraiment parler à quelques électeurs. » Enfin, sans aucun ordre particulier ( parce que je m’en fous), on a vu Titov l’über-capitaliste, Suraikin l’über-soviétique et Baburin l’über-russe. Titov a concouru avec un slogan pathétiquement hilarant : « Alors, qu’en est-il de Titov ? ».

Tous les candidats, à l’exception de Poutine (qui est resté intelligemment au-dessus de la mêlée), ont participé à plusieurs émissions-débats interminables dont le format excluait toute discussion intelligente. Tous les candidats ont eu quelques minutes pour lancer leur charabia programmatique tandis que d’autres essayaient de les faire craquer. À un moment donné, ils ont tellement harcelé la pauvre Xenia qu’ils l’ont fait pleurer. La seule fois où ils ont eu l’occasion de parler à Poutine, c’était après les élections, quand ils ont tous été invités à une sorte de « merci d’avoir participé » au Kremlin et où ils ont semblé tous très dignes, conciliants et reconnaissants.

Tout cela était bon, propre et amusant (sauf pour avoir fait pleurer Xenia, c’était méchant) mais cela ne répond pas à la question essentielle, qui est : comment la Russie peut-elle trouver un autre Poutine à élire comme président dans six ans ? L’une des raisons les plus importantes de l’échec de l’Union soviétique était l’incapacité de ses élites politiques à recruter et à promouvoir le talent, faisant dégénérer le pouvoir en une gérontocratie austère, sclérosée et sénile. Ce fait est actuellement très bien compris en Russie, et un sérieux effort est en cours pour nommer de jeunes gouverneurs prometteurs et pour placer les jeunes ayant un potentiel de dirigeant à des postes de responsabilité ministérielle. On verra dans six ans si ces efforts produisent le résultat escompté. Il peut se passer beaucoup de choses dans l’intervalle – à la fois bonnes et mauvaises – mais, pour le moment, le projet de « Make Russia Great Again » semble tourner à plein régime.

Dimitri Orlov

(20 mars 2018, Club Orlov – Le Sakerfrancophone)