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6881er septembre 2005 — Pourquoi nous arrêter sur l’article que publie hier, dans l’International Herald Tribune, Eberhard Rhein, senior adviser à l’European Policy Center de Bruxelles? Parce que l’homme, ancien fonctionnaire européen, est estimable et connu pour ses analyses originales mais qu’il se place néanmoins dans un milieu (le European Policy Center) qui fait partie de ce qu’on nomme généralement l’establishment. Cela donne à ce qu’il écrit, pour ce qui nous concerne, à la fois du crédit intellectuel (pour le contenu de ce qu’il écrit) et une signification politique (à cause de cette position qu’il occupe).
Que dit Rhein? Quelques constats assez simples.
• En quelques mois, la consommation d’essence en Belgique et en Allemagne, et sans doute dans les pays de même niveau de développement, a baissé de 10%. La cause : simplement, l’augmentation du prix du carburant en général à cause de l’augmentation du prix du pétrole. (Les Américains sont eux aussi touchés par le phénomène, avec le gallon d’essence qui approche les $3.) Le constat : la simple comptabilité des individus par rapport à leurs revenus fait la différence qu’on tente depuis des années d’établir au niveau de la consommation. « The international community has been laboring for 10 years under the Kyoto Protocol negotiations to agree on a global reduction of energy consumption and carbon dioxide emissions of less than 10 percent by 2012. So the market has achieved within a few months what international bureaucrats — hampered by resistance from key consumer countries like the United States, China, Australia and India — have struggled to obtain in a decade. »
• En conséquence, poursuit Rhein, plus les prix sont hauts, plus la consommation baissera, plus la lutte contre la pollution deviendra efficace. En conséquence (suite), laissons les prix monter, répercutons leur augmentation sur les prix à la consommation et veillons à ce qu’ils ne baissent pas (ce qui est assez simple). C’est un raisonnement radical, qui rejoint certaines approches radicales, inspirées des thèses écologistes ou des thèses anti-capitalistes (ou plutôt anti-système) de type alternatif.
« The high oil price is a bonanza for advocates of the Kyoto Protocol, who will probably claim for the protocol what the market has achieved: the decline of carbon dioxide emissions.
» If oil prices can be maintained at or above today's high levels, there is less urgency for the extension of the protocol beyond 2012. The market is doing the job — and it embraces all types of energy consumption, which the Kyoto Protocol does not. It becomes therefore almost immaterial whether or not China and the United States will one day join. »
Ce qui nous intéresse dans cet article, hors du cas lui-même qui est de toutes les façons intéressant, c’est la position intellectuelle adoptée par un expert qui fait partie des réseaux de l’establishment, — même si, encore une fois, sa pensée est originale. Il y a un glissement en train de s’opérer, même dans des milieux proches du conformisme officiel, vers des positions désormais radicales, qui impliquent in fine une logique dont le terme implique notamment l’option de la rupture avec le système. La logique développée par Rhein débouche, en effet, hors de la question technique des économies d’énergie et de la réduction de consommation d’énergie elle-même, sur la probabilité d’une modification profonde du comportement du consommateur, de moins en moins consommateur et de plus en plus citoyen si l’on veut. Ces comportements impliquent logiquement des modifications de l’appréciation psychologique qui peuvent conduire à des modifications fondamentales de la psychologie. Au-delà, et selon nos thèses favorites, des connexions serrées entre des évolutions psychologiques individuelles qui s’expriment selon un caractère collectif marqué peuvent aboutir à des phénomènes sociologiques et politiques importants. Cette évolution peut donc conduire, à “la base”, à des attitudes anti-consommatrices qui pourraient prendre une signification politique radicale. C’est à ce point que la logique devient une logique radicale de rupture avec le système.
La position intellectuelle de Rhein est elle-même en rupture avec le milieu général où il évolue ; ou bien elle annoncerait une évolution radicale de ce milieu, ou de certaines parties de ce milieu. Il s’agit d’un langage que nous définirions comme un “langage d’apocalypse nécessaire”, impliquant de façon implicite, d’abord, au premier degré, l’argument qu’il commence à y avoir la reconnaissance que nous nous trouvons proches de conditions naturelles et politiques générales influencées par des menaces de bouleversements considérables ; ensuite, au second degré, l’argument que ces menaces de bouleversements considérables sont nécessaires (ce que nous nommons “apocalypse nécessaire”) pour nous pousser vers de nouvelles orientations radicalement différentes. L’effet probable du cyclone “Katrina” aux USA va évidemment dans ce sens.
Comme Rhein le laisse nettement entendre lorsqu’il constate que les organismes de la communauté internationale ne sont pas parvenus à obtenir ce que la simple augmentation du prix du carburant a obtenu en quelques mois (une réduction de la consommation conforme aux directives de Kyoto), il y a la prise en compte d’une paralysie et d’une impuissance du système de direction international. C’est une démarche qui, même implicite, est notablement nouvelle, venue de milieux proches de ce système de direction international. C’est sur ce point également qu’on distingue le radicalisme que nous évoquons plus haut, et la cause de cette évolution est évidemment la perception que nous approchons d’une situation générale catastrophique (justifiant le “langage d’apocalypse nécessaire”).
Pour terminer, on observera l’ironie apparente que cette paralysie et cette impuissance du système de direction international sont suppléées par les simples lois du marché (le pétrole étant trop cher, la consommation se réduit). C’est un paradoxe remarquable puisque ce système de direction international n’est plus aujourd’hui qu’un système de promotion du marché et de ses lois. Mais l’ironie et le paradoxe s’expliquent finalement aisément par le fait qu’il y a tromperie. Le point révélateur est qu’il ne semble pas prévu, dans la poussée constante du système en faveur du marché et de ses lois, que cette promotion envisage le mécanisme des lois du marché dans le sens d’une réduction de la consommation. Il semble par conséquent de plus en plus avéré que ce qui cause la paralysie et l’impuissance de ce système de direction international, c’est la mise en cause de la règle de développement continu impliquée par la notion de Progrès dans l’appréciation que le système en a. Le système ne peut envisager de dérogation à cette règle, il est défini en substance par elle. Il est par conséquent condamné par une situation qui exige de toute urgence des mesures de réduction, de contrainte, qui sont l’antithèse de l’idée de Progrès formant sa substance. C’est bien le cœur de la crise, qui concerne évidemment une conception du monde et la civilisation elle-même.
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