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16 février 2004 — Le Washington de GW Bush, — c’est-à-dire jusqu’à nouvel ordre, peut-être jusqu’à la nouvelle élection, le Washington de l’establishment, — est aujourd’hui aux abois sur la question irakienne. Toutes les mesures prises sont celles du désespoir. Nous en avons vu une hier, voici la deuxième aujourd’hui.
• Hier, nous avons présenté ce fantastique tournant qui fait de l’administration GW une quémandeuse de l’expertise, de l’influence, de la “puissance” de l’ONU, alors que cette Organisation était considérée comme morte il y a un an. Cette attitude est confirmée chaque jour, sans la moindre vergogne.
• Aujourd’hui, voici l’appel à une autre “force” ressuscitée pour l’occasion : le candidat démocrate à la présidence. Nul ne doute un instant, désormais, qu’il ne s’agisse de John Kerry. L’article de Thomas Friedman, ce matin dans l’International Herald Tribune (mais venu du New York Times) est à la fois une supplique et un rappel à l’ordre : parlez, Mr. Kerry, en faveur d’une solution démocratique en Irak, donc en faveur du plan GW Bush aménagé d’une façon qui puisse vous convenir. L’idée apparente est de décourager ceux qui, en Irak, dans tel ou tel “parti”, pourraient être tentés d’attendre l’arrivée de Kerry avant de s’engager en faveur du plan US, et ceux qui seraient poussés, par une attitude réservée de Kerry, à accentuer leur opposition aux Américains et leurs actes de violence.
S’il existe une pantalonnade à Washington D.C., c’est bien de faire de Thomas Friedman « a principled man with influence not only over Administration thinking but among people often opposed to Bush policies. [...] ...a rare sane man writing about foreign policy—a man not besotted with power worship— [who] has moral credibility. » Ces remarques si louangeuses sur le fond, qui semblent faire de Friedman le seul homme de principe encore vivant à Washington D.C., sont de Jack Beatty, dans The Atlantic OnLine du 29 octobre 2003. C’est-à-dire que ces remarques sont déplacées lorsqu’on en sait un peu plus sur Friedman, même si l’argument de tel ou tel article, lui, peut paraître sensé. (En d’autres mots, si vous voulez mieux en connaître sur Friedman, lisez par exemple Norman Solomon, ou encore WSWS.org.)
Friedman, ce journaliste de qualité aux qualités si indépendantes, a aussi la caractéristique de se faire “petit télégraphiste”, et au nom de l’administration ou d’autres forces en place bien entendu. Ce fut le cas le 19 septembre 2003, avec son très fameux article déclarant la France ennemie des États-Unis. Depuis, il est apparu de diverses sources que cet article avait été si puissamment inspiré par le département d’État, que certaines de ces sources ont été jusqu’à dire qu’il lui avait été « dicté par le département d’État ». Il nous semble que l’article “du jour” de Thomas Friedman est du même acabit. Cette fois, il s’agit d’un message adressé à John Kerry, possible/probable adversaire de GW Bush pour l’élection de novembre 2004.
« The situation in Iraq is fast approaching the tipping point. The terrorists know that if they can wreak enough havoc, kill enough Iraqis waiting in line to join their own police force, they can prevent the United Nations from coming up with a plan for elections and a stable transfer of U.S. authority to an Iraqi government.
» Once authority is in Iraqi hands, the Baathists and Islamists have a real problem: They can't even pretend to be fighting the United States anymore. It will be clear to all Arabs and Muslims that they are fighting against the freedom and independence of Iraq and for their own lunatic ideologies. Which is why they are desperate to prevent us from reaching that tipping point.
» Their strategy is to sow chaos, defeat President George W. Bush and hope that his Democratic successor will pull out. Which is also why at this moment the most important statement on Iraq that can be made - one that could even save lives - is nothing Bush could say. No, the most important statement on Iraq right now could only come from the likely Democratic presidential nominee, John Kerry. »
La dialectique est un peu simpliste. Par exemple, faire de la mise en place de l’exécutif transitoire un cas d’échec pour les rebelles, ou les supposés rebelles (« Once authority is in Iraqi hands, the Baathists and Islamists have a real problem: They can't even pretend to be fighting the United States anymore ») : cette prévision reste largement à démontrer et ressort un peu trop de la logique rationnelle propre à notre establishment occidental/américaniste, en même temps qu’elle suppose nombre de problèmes résolus d’ici juin prochain. (Voir notamment ce qu’en pense l’ONU, à laquelle d’ailleurs Friedman se réfère largement et peut-être abusivement.) Ce qui importe n’est pas vraiment la dialectique, mais le fait même de l’appel à Kerry.
Dans son article, Friedman imagine que Tim Russert, de NBC, pose certaines questions au candidat Kerry, et que celui-ci lui répond, et, ainsi, livrant sa vision de la situation en Irak et de la façon dont il la traiterait s’il était président.
« ... You see, Tim, if I were president, I would insist that we have a real policy of energy conservation to enlist every American in this war, by asking each of us to choke off some of the funds going to the Islamist totalitarians. I would immediately invite the leaders of the United Nations, Germany, France and NATO to Camp David to rebuild the alliance that won the cold war, so we have the staying power to win this war of ideas in the Muslim world. And I would have my secretary of state out in the Middle East regularly, arguing our case, bolstering our allies and trying to bring about a secure peace for Israelis and Palestinians.
» Oh yes, Tim, my means would be very different. Unlike the Bush team, I understand that if you have a hammer, that doesn't make every problem a nail. It takes more than force to win a war of ideas. But on ends, Tim, let no one have any illusions: a Kerry presidency will pay any price and bear any burden to try to build a decent Iraqi regime in the heart of the Arab world. My making that commitment now is the best way to prove to the terrorists that their actions are futile, and in that way save American and Iraqi lives. Failure to make that commitment would have horrific consequences for U.S. foreign policy. »
Cet ensemble bien dans le style de Friedman nous paraît indiquer avec suffisamment d’indices qu’il y a bien là un “message” à l’intention du candidat Kerry, et qu’il vient aussi bien de l’establishment washingtonien que des secteurs modérés de l’administration GW (le département d’État, justement). Il consiste à dire : sans aucun doute, la politique GW Bush est mauvaise et la guerre a été cochonnée ; mais ce n’est certainement pas une raison pour céder à l’éventuelle tentation d’une politique d’abandon. Il faut en fait reconstituer les alliances, relancer une politique multilatéraliste et résoudre le problème irakien dans ce cadre nouveau, d’une façon démocratique et pour faire avancer le cadre démocratique, pour enfin parvenir à stabiliser le Moyen-Orient dans une voie qui doit contribuer à faire reculer le terrorisme. Une sorte de panacée universelle (universaliste ?) beaucoup plus convenable que les moeurs brutales des néo-conservateurs.
Laissons ces pseudo propositions en forme de prévisions optimistes, tout en sachant qu’à cet égard rien, absolument rien n’est fait. Attachons-nous plutôt à relever les enseignements d’une telle intervention, surtout si les significations que nous lui prêtons sont justes.
L’intensité de l’intervention, alors que la campagne est encore loin d’être conclue, montre une situation pressante, du moins dans la perception de l’establishment ; et trois constats ou craintes, venus de ces mêmes milieux :
• Le constat que l’administration GW Bush est désormais complètement sur la défensive et, peut-être, au bord de l’effondrement face à la candidature Kerry, adossée à une situation irakienne en dégradation accélérée et menacée de toutes parts par les scandales divers nés de la préparation de la guerre contre l’Irak ;
• le constat, justement, de cette dégradation accélérée en Irak, et la crainte que cette dégradation conduise à une situation chaotique et incontrôlable, conduisant, forçant à des décisions extrêmement dommageables (retrait US précipité, notamment) ;
• la crainte que l’affrontement électoral, sous la pression des situations extrêmes (du côté de l’administration GW Bush aux abois, également les scandales, également la situation en Irak même), devienne très radical, très dangereux, amenant les candidats à des positions elles-mêmes radicales, voire à des décisions ou à des initiatives dangereuses.
Le “message” de Friedman est que partout où les choses comptent pour l’establishment, c’est-à-dire principalement en Irak et à Washington, la menace d’instabilité devient très inquiétante. A Washington, on espère que Kerry le comprendra.
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