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Nous faisons ici une présentation succincte de l'état de l'Amérique, essentiellement au niveau de sa politique extérieure, un an après l'attaque du 11 septembre 2001. Il s'agit de l'état de l'Amérique dans un monde “post-9/11”, qui est pour nombre d'analystes, surtout américains, un monde complètement nouveau selon nombre d'analyses.
Cette classification n'est pas unanimement acceptée. Par exemple, l'ancien ministre français des affaires étrangères Hubert Védrines n'accorde pas à 9/11 cette importance ; pour lui, la fin de la Guerre froide et l'effondrement du bloc communiste en 1989-91 restent un événement plus important. Cette classification entre l'“avant-9/11” et l'“après-9/11”, apparue quasiment dans les jours qui ont suivi l'attaque du 11 septembre 2001, nous est imposée par le système américaniste lui-même. Ses raisons sont à la fois évidentes et troubles.
Pour notre part, nous suivons cette classification parce que c'est le système de l'américanisme lui-même qui l'exige. Ce n'est pas que nous obtempérions à ses initiatives qui se veulent souvent des consignes mais cette exigence a elle-même une très profonde signification. Elle signifie effectivement que la psychologie du système a été fortement impressionnée, peut-être comme jamais dans son histoire. C'est en soi un événement considérable.
C'est en ce sens que nous suivons l'analyse du système de l'américanisme, pour des raisons inverses à celles qu'il nous présente. 9/11 est cet événement considérable, peut-être plus important que la fin du communisme, non pas à cause du terrorisme mais à cause du bouleversement qu'a apporté l'événement dans le système de l'américanisme. Nous sommes fidèles à notre approche privilégiant l'aspect psychologique, dans une époque où la communication paralyse l'action politique et géopolitique directe de quelque importance. Notre jugement revient alors à dire que la révolution psychologique qu'a été, pour l'URSS d'abord et aussi pour le reste, l'effondrement du communisme, est peut-être, sans doute même, moins importante que la révolution psychologique qu'a été pour l'américanisme (et aussi pour le reste, par conséquent, ô combien) l'attaque 9/11.
Voilà pourquoi nous considérons comme très important d'apprécier l'état de l'Amérique, un an après 9/11, d'autant que ce premier anniversaire, — symbole important dans cette époque de la communication où le symbole a un poids politique énorme — est l'occasion de fixer de façon précise les grands changements survenus.
William Pfaff, historien qui commente lequotidien, nous donne un commentaire lumineux sur la situation du monde, un an après l'attaque du 11 septembre 2001. C'est la vision d'une nouvelle époque, d'un temps historique différent, qui nous dit combien l'Amérique a changé, combien cette énorme puissance est passée d'un seul coup, avec un élan et une inconscience formidables à la fois, d'une époque dans une autre, complètement nouvelle.
Le bilan de Pfaff d'un an dans l'époque “post-9/11”, bien sûr, c'est l'essentiel, porte sur le rôle de l'Amérique dans le monde, qui conditionne l'état et l'évolution du monde, — le changement du rôle de l'Amérique et le changement de perception qu'on en a. Depuis le 11 septembre 2001, l'Amérique s'est placée dans une position qu'on décrirait comme étant celle de la “défensive-agressive”, — à la fois repli sur elle-même et état d'urgence intérieur, et soupçon général, suivi de mesures coercitives, porté vers le reste du monde avec tous les moyens possibles, essentiellement des moyens militaires.
A l'intérieur, écrit Pfaff, le résultat de l'alarme générale qui suivit le 11 septembre fut « to empower unilateralist and authoritarian forces in American political society that had grown in influence in recent years but had been held in check by the overall balance of institutional and popular power in the country. National emergency and patriotic solidarity upset that balance ». Cette situation est aujourd'hui devenue une des préoccupations majeures pour l'Amérique, comme si les mesures prises contre le terrorisme avaient créé un événement en soi, un événement peut-être plus important que l'événement (9/11) qui l'a déclenché.
A l'extérieur, la combinaison d'unilatéralisme et d'interventionnisme a conduit à une politique clairement et brutalement hégémonique, et même impérialiste. Désormais, des experts plaident à visage découvert pour une telle politique, dont ils font une version modernisée de la “Destinée Manifeste” et « une version durcie du “wilsonisme” » développée « dans l'intérêt de tous ». On connaît effectivement, aujourd'hui, les arguments d'un Robert Kagan, considéré comme l'expert US le plus représentatif du mouvement, et dont nous nous sommes déjà fait l'écho, ainsi que de sa thèse cynique sur le multilatéralisme. William Pfaff est très pessimiste sur les perspectives de cette politique et il se réfère notamment, pour décrire le climat qui accompagne cette situation, à la thèse du « nuclear Schlieffen plan », que nos lecteurs connaissent également.
« Such an ambition will fail in the long run, but will certainly generate resistance, and disrupt the existing international order in its attempt to turn what has been a loose and consensual American world leadership into actual hegemony. The potential for serious conflict is obvious. With this, the United States turns itself into a generator of international tension and conflict.
» Alliance relations already are the worst they have been since 1945. One American military reformer compares Washington's new ambition to the pan-German expansionism of Wilhelm II, before 1914. The kaiser also had unrealizable geopolitical ambitions, and a preemptive strategy for dealing with opponents. He followed the latter (the Schlieffen Plan, to preemptively defeat Russia and attack France through Belgium), and created “enemies faster than [Germany] could kill them.” »
La prévision de Pfaff est sombre et empreinte d'une réelle nostalgie. Ce qui a été définitivement brisé depuis le 11 septembre, c'est un système complexe mais satisfaisant, certainement du point de vue des États-Unis mais souvent aussi du point de vue de ses partenaires, des relations internationales depuis 1945. Désormais c'est l'aventure, et, en sus, le constat de la paradoxale victoire du terroriste islamiste Osama Ben Laden. (Étrange destin car l'histoire pourrait aussi bien observer que, selon la règle mise en avant par l'historien des civilisations Arnold Toynbee, les adversaires de la civilisation occidentale peuvent se défendre efficacement contre elle, en retournant contre elle ses propres armes ; si l'on considère que la technologie et la puissance commerciale occidentales étaient représentées par les avions Boeing et les tours du WTC, nous y sommes. L'extraordinaire déraison, peut-être suicidaire à terme, baignant l'actuelle politique américaine, cela observée du point de vue des intérêts américains, fait le reste.)
« Nonetheless the Western alliance system that has existed during the past half-century is unlikely to survive the new Wilsonianism. The Europeans will have no choice but to find a new way to assure their common security. Japan will find itself adrift. China and Russia are likely to find themselves identified again as threats to the United States.
» American security, which since the late 1940s has rested not only on power but on international respect and an acknowledged leadership, will have been decisively undermined by Washington's own actions. That will be Osama bin Laden's success. »
La nouvelle stratégie américaine, adoptée officiellement depuis le 19 septembre, introduit une révolution dans les relations internationales. Ce n'est ni une révolution géopolitique, ni une révolution stratégique (imposée par des événements stratégiques et/ou géopolitiques). C'est la révolution psychologique du système de l'américanisme qui conduit à cela, à cette décision stratégique théorique fondamentale. Elle sous-tend et structure l'état du “nouveau monde”, post-9/11, tel que nous l'avons décrit.
Il faut lire et méditer à cet égard le texte de Dan Plesch, du Royal United Services Institute de Londres (RUSI), dans le Guardian du 13 septembre. Plesh nous décrit un système américaniste complètement transformé, lancé sur la voie d'une “conquête du monde” passant par l'utilisation extensive de la “frappe préventive”. C'est dire si l'Irak est une première étape, que l'essentiel est à venir, que nous ne serons pas quittes de ce problème avec nos attitudes d'expédient mélangeant la soi-disant habileté, la servilité soi-disant habile, la lâcheté courante des alliés-vassaux des USA (dont les Européens, qui sont en première ligne à cet égard, tant pour la vassalité que pour la responsabilité de ne pas tenter d'écarter cette vassalité).
« President Bush's concern over Iraq's weapons of mass destruction is a pretext for a global strategy of pre-emptive attack. He and his advisers intend to establish precedents with Iraq that can be used against other states that stand out against US global control. The US, he says, cannot allow anyone the capacity to attack it, but the country will keep its own power to destroy all-comers. »
(...)
« You will hear two further arguments in support of US policy. The first is: "We are democracies so our weapons are OK and we do not need further control." This is no more than saying that because we are good we cannot be bad. The second is that only western nations believe in ethics and law, so they are no good in the real world. This is as self-contradictory as the first, and insidiously racist.
» Sustained by such principles, the architects of President Bush's policy hope to see it applied to Iran, North Korea and, ultimately, China. For those Republicans who pride themselves on having destroyed the Soviet Union and unified Germany, their duty now is to achieve the same success over Beijing's nuclear-armed communist dictatorship, which oppresses the Tibetans, runs its economy from a prison gulag and represses religious freedom.
» Friends look at me as if I have lost the plot when I say this. But John Bolton, Richard Perle, Condoleezza Rice, Frank Gaffney and Paul Wolfowitz have no problem with a pre-emptive political-military strategy towards an emerging China. Ambassador David Smith, who contributed to the influential National Institute for Public Policy report on nuclear strategy, explained that "the US has never accepted a deterrent relationship based on mutual assured destruction with China" and will act to prevent China gaining such a capability. »
... Même Colin Powell, montrant par là son véritable (absence de) caractère, a complètement souscrit à l'“esprit de la loi” impliqué par la nouvelle stratégie “d'attaque préventive”. C'est le cas, comme on l'a vu, lorsque, témoignant (le 19 septembre) devant le Congrès, il affirme qu'il ne faut pas hésiter à saboter la mission des inspecteurs de l'ONU pour que les USA puissant attaquer comme ils l'entendent. Venant d'un secrétaire d'État, cette déclaration donne une singulière idée du respect de la loi qu'on entretient désormais dans ce ministère.
« "There is standing authority for the inspection team, but there are weaknesses in that authority which make the current regime unacceptable. We need a new resolution to clean that up and to put new conditions on the Iraqis so that there is no wiggling out," Mr. Powell said.
« He said yesterday that the existing inspections regimen is so unacceptable that "if somebody tried to move the team in now, we would find ways to thwart that." »
Il s'agit d'une étrange situation, où le soi-disant global cop, le sheriff de la planète, se place en position de “hors-la-loi”, d'outlaw. De ce point de vue et étant donnée la puissance de l'Amérique, on ne voit pas d'événement plus considérable depuis quelque chose comme la guerre de 14-18 et toutes les conséquences qu'elle entraîna (communisme, nazisme et deuxième Guerre mondiale, émergence de l'Amérique). L'Amérique sort du monde “normal”, celui qu'elle avait tant contribué à établir. Tout cela nous pousse d'autant à nous intéresser à la psychologie de ceux qui ont conduit cette opération, justifiant notre approche de l'événement 9/11.
Nous sommes persuadés que l'attaque 9/11 a représenté un choc terrifiant pour la psychologie de la plupart des dirigeants de l'administration GW. D'une façon générale, il y a eu le sentiment que quelque chose d'impossible et d'impensable survenait, et cette idée est évidemment le produit d'une psychologie inward-looking, arc boutée sur la certitude du caractère insulaire, à la fois isolée et inexpugnable de la puissance américaine. Ce sont donc des sentiments puissants qui ont été profondément choqués et frustrés, — la certitude et la vanité de la puissance, le sentiment de l'exceptionnel, voire même les vertus morales auxquelles ces dirigeants se réfèrent. Tout cela peut faire sourire les critiques de l'américanisme, notamment les “vertus morales” mais il faut avoir à l'esprit que l'on parle de psychologie, donc du domaine de la subjectivité. Nous sommes totalement persuadés que tous ces dirigeants américains, quels que soient leurs comportements, se réfèrent à des vertus morales avec la plus grande sincérité. C'est ce qui les rend, dans certaines circonstances dont la période depuis 9/11 est pleine, particulièrement imprévisibles et dangereux.
Cette émotion, cette psychologie blessée, c'est-à-dire cette puissance de l'émotion dans le comportement et, par conséquent, dans le jugement, se retrouve évidemment et d'abord chez GW Bush, dont la simplicité de l'esprit, l'inexpérience des “affaires” (au sens gaullien du terme) relèvent du constat de l'évidence. Un passage d'un article de USA Today du 10 septembre sur l'enregistrement d'une interview de GW à la télévision est particulièrement révélateur, avec les observations de Richard Pelley, qui mena l'interview.
« '“There are times in the interview where he is pounding the desk, he's so angry,'” Pelley said Monday. '“There are parts where tears are running down his face as he's describing the people he met in New York. Viewers are going to see a man who has a great deal more range of emotion than he betrays in public.”
» But they'll also see Bush repeating a familiar refrain: '“He sees (the war on terrorism) as a struggle between good and evil, and he sees America as the leading champion of good in the world, with a responsibility to put an end to this evil wherever it is — way beyond Afghanistan.'” »
Il ne faut pas s'en tenir à GW. D'une façon plus générale, ce sont la plupart des membres de l'administration GW qui ont une approche émotionnelle, une attitude de patriotisme extrêmement excessive et émotionnelle, et qui se révèle de la sorte, de façon absolument exacerbée, depuis le 11 septembre 2001. Ces quelques commentaires de Maureen Dowd, dans
«
» The Cheneys, who have been known to invite dinner guests at the vice presidential mansion to sing along to “Home on the Range,” think they can restore a sunnier, more can-do mood to our society. Even if it takes incinerating Baghdad to do it. »
Nous avons ainsi une bonne image de ce qu'est devenue l'Amérique, un an après, surtout dans ses conceptions de politique étrangère et de grande stratégie. Cela ne constitue rien d'autre qu'un cocktail explosif, entre les éléments suivants :
• des ambitions globales expansionnistes, agressives, complètement unilatéralistes dans le sens à la fois traditionnel (isolationnisme) et post-moderne (ce que nous désignerions comme “une globalisation de l'exceptionnalisme américain”) ;
• l'affirmation officielle d'un outil hégémonique et agressif, refusant les contraintes internationales, d'une stratégie dont la finalité pourrait être perçue par beaucoup comme systématiquement prédatrice ;
• une direction et une élite en général à la psychologie exacerbée, finalement assez fragile, évoluant sur le fond de divisions très profondes et très concurrentielles qu'aucune autorité centrale ne parvient à contenir (GW est, à cet égard comme à tant d'autres, notoirement insuffisant et impuissant).
Le 11 septembre 2001 a peut-être accouché d'un monstre, c'est-à-dire la plus grande puissance de l'histoire affublée de visions déformées et de grandes faiblesses psychologiques, — c'est-à-dire notoirement, systématiquement déséquilibrée et déstabilisée.