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566Baudelaire a signalé que l'abus de mauvaise littérature, la moderne dans sa variante utopiste, provoque un besoin proportionnel d’air frais. Vous aurez le droit de sortir un peu après les extraits qui suivent.
(Indications de sources: Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gabriel Tarde, Fragment d'histoire future (1896). Conçu dès 1879, achevé en 1884 et publié pour la première fois en 1896 dans la Revue internationale de sociologie. Une publication séparée a été faite en 1896 aux Éditions V. Giard et E. Brière à Paris, puis aux éditions A. Stock en 1904. Réédition: Atlantica, Biarritz, 1998, 149 pages. http://classiques.uqac.ca/classiques/tarde_gabriel/fragment_histoire_future/fragment_histoire_future.pdf)
Le texte peut paraître sérieux, dans la mesure ou un Fourrier par exemple était sérieux, ou parodique du fait de son outrance. La personnalité de l’auteur étant ce qu’elle est, celle d’un fondateur de la sociologie, on peut envisager de sa part une relation complexe avec l’utopie.
Selon un commentaire favorable de Raymond Trousson :
« Il serait erroné, cela va de soi, de prendre à la lettre ce Fragment d’histoire future. Tarde n’est pas Morris, ni Bellamy ou Wells. Ce qu’il suggère dans cette fantaisie de philosophe et de sociologue, c’est l’illustration de théories générales sur le sens de l’évolution et la nature des rapports sociaux, tout comme Candide était pour Voltaire une manière de discuter la philosophie leibnizienne du Tout est bien. L’utopie n’est pas ici prophétie, mais modèle heuristique et spéculation théorique où l’affabulation a permis au sociologue, le temps d’un songe, de concrétiser sa pensée. »
(http://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/trousson070401.pdf .)
Frappent, en tout cas, la dévalorisation de la nature et la nuance totalitaire, la folie du contrôle humain. (Jusqu’à l’enthousiasme pour l’eugénisme.) Et, bizarre, l’obsession des Chinois, comme pour prouver que le racisme va bien à l’utopie. Notons que Sarde n’est pas si mauvais prophète : son humanité d’asticots logés dans le cadavre de la nature est très évocatrice.
Ce qui étouffait Baudelaire nous est en quelque sorte livré à l’état pur.
« Il n'entre pas dans le cadre de mon rapide exposé de raconter date par date les péripéties laborieuses de l'humanité dans son installation intra-planétaire, depuis l'an 1 de l'ère du Salut jusqu'à l'an 596 où j'écris ces lignes à la craie sur des lames schisteuses. Je voudrais seulement mettre en relief pour mes contemporains qui pourraient ne pas les remarquer (car on ne regarde guère ce qu'on voit toujours), les traits distinctifs, originaux, de cette civilisation moderne dont nous sommes si justement fiers. Maintenant qu'après bien des essais avortés, bien des convulsions douloureuses, elle est parvenue à se constituer définitivement, on peut dégager avec netteté son caractère essentiel. Il consiste dans l'élimination complète de la Nature vivante, soit animale, soit végétale, l'homme seul excepté. De là, pour ainsi dire, une purification de la société. Soustrait de la sorte à toute influence du milieu naturel où il était jusque-là plongé et contraint, le milieu social a pu révéler et déployer pour la première fois sa vertu propre, et le véritable lien social apparaître dans toute sa force, dans toute sa pureté. On dirait que la destinée a voulu faire sur nous, pour son instruction en nous plaçant dans des conditions si singulières, une expérience prolongée de sociologie. Il s'agissait en quelque sorte de savoir ce que deviendrait l'homme social livré à lui-même, mais abandonné à lui seul, – pourvu de toutes les acquisitions intellectuelles accumulées par un long passé de génies humains, mais privé du secours de tous les autres êtres vivants, voire même de tous ces êtres demi-vivants appelés les rivières et les mers, ou appelés les astres, et réduit aux forces domptées mais passives de la nature chimique, inorganique, inanimée, qui est séparée de l'homme par un abîme trop profond pour exercer sur lui, socialement, une action quelconque. Il s'agissait de savoir ce que ferait cette humanité toute humaine, obligée de tirer sinon ses ressources alimentaires, au moins tous ses plaisirs, toutes ses occupations, toutes ses inspirations créatrices, de son propre fonds. La réponse est faite, et l'on a appris en même temps de quel poids inaperçu pesaient auparavant la faune et la flore terrestres sur le progrès entravé de l'humanité.
[…]
» A-t-on un instant réfléchi à la vie de cet être fossile dont il est si souvent question dans les livres d'histoire ancienne et qu'on appelait le paysan ? La société habituelle de cet être bizarre, qui composait la moitié ou les trois quarts de la population, ce n'étaient point des hommes, c'étaient des quadrupèdes, des légumes ou des graminées qui, par les exigences de leur culture, à la campagne (autre mot devenu inintelligible), le condamnaient à vivre inculte, isolé, éloigné de ses semblables. Ses troupeaux, eux, connaissaient les douceurs de la vie sociale ; mais lui n'en avait pas même la moindre idée.
[…]
» Au régime anarchique des convoitises a succédé le gouvernement autocratique de l'opinion, devenu omnipotent. Car ils s'abusaient fort, nos bons aïeux, en se persuadant que le progrès social tendait à ce qu'ils appelaient la liberté de l'esprit. Nous avons mieux, nous avons la joie et la force de l'esprit qui possède une certitude, fondée sur sa seule base solide, sur l'unanimité des esprits en quelques points essentiels. Sur ce rocher-là on peut bâtir les plus hauts édifices d'idées, les sommes philosophiques les plus gigantesques.
[…]
» Par exemple, c'est en vain qu'on chercherait là une cité d'avocats, ou même un palais de justice. Plus de terres labourables, dont plus de procès de propriété ou de servitude. Plus de murs, dont plus de procès de murs mitoyens. Quant aux crimes et aux délits, on ne sait trop pourquoi, mais c'est un fait manifeste que le culte généralisé des arts les a fait disparaître comme par enchantement ; tandis qu'autrefois le progrès de la vie industrielle avait fait tripler leur nombre en un demi-siècle. L’homme, en s'urbanisant, s'est humanisé. Depuis que toutes sortes d'arbres et de bêtes, de fleurs et d'insectes, ne s'interposent plus entre les hommes, depuis que toutes sortes de besoins grossiers n'entravent plus l'essor des facultés vraiment humaines, il semble que tout le monde naisse poli, comme tout le monde naît sculpteur ou musicien, philosophe ou poète, et parle la langue la plus correcte avec l'accent le plus pur.»
[…]
» Le droit d'engendrer est le monopole du génie et sa suprême récompense, cause puissante d'ailleurs d'élévation et de sublimation de la race. Encore ne peut-il l'exercer qu'un nombre de fois précisément égal à celui de ses œuvres magistrales. Mais, à cet égard, on se montre indulgent. Même, il arrive assez fréquemment que, touchée de pitié pour quelques grande passion servie par son talent médiocre, l'admiration simulée du public fait un succès de sympathie et de demi-sourire à des œuvres sans valeur. Peut-être est-il aussi (et même sans nul doute) pour l'usage commun, d'autres genres d'adoucissement.
[…]
» Quels teints jaunes ! Quelle langue impossible sans nul rapport avec notre grec ! C'était à n'en pas douter, une véritable Amérique souterraine, fort vaste aussi et plus curieuse encore. Elle provenait d'une petite tribu de Chinois fouisseurs qui, ayant eu, pense-t-on, quelques années plus tôt, la même idée que notre Miltiade, mais beaucoup plus pratiques que lui, s'étaient blottis sous terre, à la hâte, sans s'y encombrer de musées et de bibliothèques, et y avaient pullulé à l'infini. Au lieu de se borner comme nous à l'exploitation des mines de cadavres d'animaux, ils se livraient sans la moindre vergogne, à l'anthropophagie atavique, ce qui, vu les milliards de Chinois détruits et ensevelis sous la neige, leur permettait de donner carrière à leur salacité prolifique. »
Vous pouvez sortir.
“GEO”