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1240l’intérêt japonais pour le chasseur américain F-22 Raptor (“Rapace”), il semble qu’un changement fondamental s’est opéré dans la perception qu’a l’establishment de sécurité nationale des USA de ce système. Jusqu’à l’affaire japonaise, il s’agissait d’un système sacro-saint évidemment réservé aux seuls utilisateurs américains, c’est-à-dire comptable des plus hautes destinées de la nation, et très souvent perçu d’un point de vue unilatéraliste et isolationniste (c’est souvent le cas pour les systèmes aérospatiaux les plus avancés aux USA).
La démarche japonaise, et l’accueil qui lui a été fait, ont fait comprendre que ce système pouvait, tout en restant au plus haut niveau de la puissance stratégique et technologique des USA, être confié à d’autres mains. Il suffit que les mains soient amies et fortement sous contrôle. On affirme que c’est le cas des Japonais. D’autres pensent que la définition peut être étendue et élargie. C’est le cas des Australiens, — et c’est vraiment un cas exemplaire de cette évolution de l’état d’esprit.
L’Australie est entrée dans le programme JSF avec les sept autres pays ayant choisi une coopération au développement. Dans cette logique, le gouvernement australien, très proche de Washington, a annoncé son intention de commander le JSF. Depuis au moins deux ans, l’opposition à l’achat du JSF s’est étoffée en Australie. L’originalité de cette évolution est dans ceci qu’elle n’implique pas nécessairement, au contraire d’autres oppositions dans d’autres pays, le refus d’un avion US mais de cet avion US en particulier (le JSF ou F-35). L’alternative de plus en plus souvent évoquée est l’achat du F-22 dans la mesure où les différences de coûts (avec le F-35) semblent s’amenuiser. Le gouvernement australien semblait avoir tranché le débat en affirmant que les USA n’envisageaient pas une seconde d’exporter le F-22. L’affaire japonaise le met dans l’embarras en le démentant radicalement.
“F-22: Knock and you shall find...”, dit en substance, et en toute ironie, le titre de l’édito de Mai 2007 de Asia-Pacific Defence Reporter, mensuel jusqu’alors “dans la ligne du parti” pour ce qui concerne le choix du JSF. L’argument est évident et se résume à ceci: «Recent comments by senior US officials in the wake of Japanese Prime Minister Shinzo Abe’s visit to Washington that the White House is ‘positively disposed’ to sell [up to 100] F-22 to Japan, surely indicates that Australia would be given a receptive hearing, being such a close ally.»
L’incursion du F-22 dans la problématique du marché général (hors-USA) des avions de combat est une étape essentielle de l’évolution médiatique et virtualiste de cette problématique. L’évolution médatique et virtualiste, — très fortement sinon exclusivement influencée par les USA, — affirmait jusqu’ici comme une évidence axiomatique que l’exportation des avions de combat allait devenir une sorte de “domaine réservé” pour un seul système, l’avion de combat JSF, pour les trois-quarts du XXIème siècle.
(Peu importe ici la réalité, à savoir que le JSF n’est manifestement pas seul, qu’il y a des concurrents qu’on connaît, notamment l’Eurofighter Typhoon, le Dassault Rafale et le SAAB Gripen. Nous parlons bien d’“évolution médatique et virtualiste” telle que la machine des relations publiques US la développe et nous en savons bien les limites, essentiellement par rapport à la réalité.)
Désormais cette “narrative” n’est plus possible. Le F-22 est en lice, même s’il l’est évidemment d’une manière très restrictive. La réaction australienne nous montre que cette restriction n’est plus tenue pour un obstacle fondamental mais pour quelque chose de désormais très relatif, qui peut se négocier. L’éditorial déjà cité estime qu’au moins trois pays doivent au départ bénéficier de l’exportation du F-22: l’Australie, lsraël et le Japon.
L’entrée en scène, ou en piste, du F-22 signifie également qu’on substitue , dans la “narrative” médiatico-virtualiste, l’argument impératif et absolue de la toute-puissance technologique et militaire US pour l’argument relatif des caractéristiques réelles des avions, — notamment opérationnelles et financières. L’intérêt des anti-JSF australiens pour le F-22 est, depuis les deux années que cette opinion s’est affirmée d’abord du point de vue opérationnel.
Les conditions géographiques et stratégiques de l’Australie impliquent que ce pays recherche des systèmes puissants et à grande autonomie. C’est pourquoi, notamment, la RAAF avait choisi le General Dynamics F-111 dans les années 1970. De ce point de vue, bien sûr, le F-22 est infiniment supérieur au JSF en puissance et en autonomie. Sa versatilité potentielle grâce à sa puissance permet d’envisager des missions nouvelles en plus de celle dite de “domination aérienne”. Par exemple, les capacités de destruction des cruise missiles du F-22 sont mises en évidence par les partisans d’une telle commande, comme correspondant parfaitement aux situations stratégiques de menace à venir. (C’est également un des arguments opérationnels qui poussent les Japonais à chercher à acquérir le F-22.)
Si le F-22 vaut à peine plus cher que le JSF, que reste-t-il du JSF?
D’autre part, les deux dernières années ont vu l’accumulation des problèmes dans le programme JSF, et des appréciations de plus en précises sur l’explosion des coûts. On se trouve à un point où les coûts projetés du JSF pourraient, dans certaines circonstances, être presque au niveau du coût possible d’un F-22 à l’exportation. Si un F-22 vaut autour de $150 millions et un JSF autour de $120 millions, le choix de l’acquisition du Raptor devient quasiment une évidence. C’est un facteur d’une importance considérable, qui a porté au mythe du JSF un coup d’une ampleur incroyable, dont on mesurera très rapidement les effets. Le JSF était conçu selon l’idée qu’il coûterait un tiers ou un quart du coût du F-22 ; le F-22, lui, évoluait dans des conditions opérationnelles bien au-dessus du JSF (et des autres) avec des performances et des capacités qui semblaient d’un autre monde. Ce rapport (des coûts) s’écroule mais l’on n’ignore pas que la différence des capacités persiste.
On comprend alors que l’émergence du F-22 dans le champ de l’exportation est un événement, mais un événement d’abord pour le JSF. Jusqu’alors, le JSF était un avion qui, dans la description qu’en donnait ce que nous avons désigné comme l’“évolution médiatique et virtualiste”, se trouvait hors de toute concurrence possible. Cette situation est totalement bouleversée. C’est à cette nouvelle lumière qu’il faut apprécier le sort du JSF, — car il s’agit évidemment du vrai problème, du problème essentiel pour l’avenir de la situation des marchés à l’exportation et de la puissance aérospatiale.
Bien sûr, nous parlons d’une situation encore très théorique. Nous aurions même tendance à penser qu’elle resterait au stade de la théorie si on demeurait au stade des seules supputations d’acteurs extérieurs non-US concernant l’intérêt d’achat de F-22 par eux-mêmes. Mais il y a des acteurs intérieurs qui sont évidemment intéressés au sort du F-22, et leur poids est considérable au sein du système. Le principal d’entre eux est bien entendu l’USAF.
On connaît le drame de l’USAF. Pour elle, un seul avion est digne de son avenir parce qu’il garantit sa puissance. C’est le F-22. Lorsqu’il s’agissait de l’ATF (Advanced Technological Fighter), dans les années 1980, la programmation de l’USAF prévoyait comme début une série de 796 avions (avec la possibilité évidente, — on connaît la musique, — de prolonger cette première tranche de commandes supplémentaires). Depuis le début des années 1990 et la fin des nécessités de la Guerre froide, le sort du F-22 est devenu semblable à celui de la peau de chagrin. Des 796 exemplaires initiaux, on est passé à un peu plus de 400, puis à 382, puis à 181 qui est le niveau de commande actuel.
Jusqu’il y a deux ans, le sort du F-22 semblait scellé dans des inextricables augmentations de coûts, qui paraissait écarter toute possibilité de série supplémentaire. Depuis, les conditions ont changé. Le prix du F-22 a pu être stabilisé. Les délais de production du JSF (3 à 4 ans) ont permis à l’USAF de convaincre le Congrès de verrouiller la production du F-22, puis d’entreprendre des marchés pour une petite rallonge dans le but de garder ouverte une chaîne de production d’un “avion de combat de la cinquième génération”.
Mais il est pour l’instant difficile d’aller au-delà à cause de pressions budgétaires considérables dues aux dépenses de la “guerre contre la terreur” (Irak, Afghanistan, etc.) d’une part, à cause des contraintes budgétaires du JSF d’autre part. On comprend alors combien, dans cet environnement, l’exportation du F-22 devient une possibilité séduisante. Elle impliquerait une poursuite de la production du F-22 et une réduction du coût unitaire de l’avion et donnerait à l’USAF un argument irrésistible pour au moins doubler son actuelle commande et revenir aux 382 exemplaires prévus jusqu’en 2001. Le F-22 deviendrait, pour l’USAF elle-même, un concurrent direct du JSF et c’est bien sûr le JSF qui s’effacerait, avec une réduction de commande permettant d’acheter les F-22 supplémentaires.
Un contrôle US sur les F-22 exportés, dans un contexte stratégique d’intégration
On se trouve alors devant le volet intérieur qui complète le volet extérieur décrit plus haut (le F-22 devenu exportable et “concurrent” du F-22). Les conditions nécessaires seraient un contrôle strict des F-22 exportés, qui seraient placés dans un système général multinational sous contrôle US.
(L’analyste Loren Thompson estime qu’un F-22 japonais serait intégré dans un système général de défense, notamment anti-cruise missiles, que les USA mettraient en place et contrôleraient en Asie. Les Australiens pourraient être intéressés par un tel système, qui aurait l’avantage de les rapprocher du Japon et de la zone asiatique. Tout cela se place dans un contexte d’intérêt renouvelé du Pentagone pour la zone stratégique asiatique, avec ce qui est perçu comme la menace chinoise. Dans ce cas, l’exportation vers la Japon et l’Australie a encore plus de sens.)
En réalité, il s’agirait pour le F-22 exporté de tenir un rôle sensiblement similaire à celui du JSF, mais avec des capacités opérationnelles infiniment supérieures. Cette fois, au moins, la chose (le contrôle US sur l’avion exporté) serait dite droitement alors qu’avec le JSF, elle reste dissimulée tout en étant évidemment tout à fait réelle. Le point à admettre ici est qu’il nous semble que, d’une façon ou l’autre, tous ces avions dits “de la cinquième génération” exportés par les USA doivent rester sous le contrôle US, tant technologiquement (pour les parties sensible) qu’opérationnellement (pour le cadre général d’intervention). On voit combien, dans ce cadre hypothétique, le F-22 devient de plus en plus en concurrent direct du JSF, tant au sein de l’USAF qu’à l’exportation. On comprend également combien cette concurrence est particulièrement inquiétante pour le JSF, parce que la puissance du F-22 relègue définitivement son concurrent dans une catégorie secondaire et dégradée.