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16141er novembre 2005 — Nous revenons sur un rapport que nous avons brièvement évoqué dans une récente “Analyse”, le 20 octobre sur ce site. Il s’agit de “The Wrong Side of the Hill : The Secret Realignment of UK Defence Policy with the EU”, de Richard North, publié par le Center of Policy Studies, le 13 octobre.
On dirait de ce rapport qu’il a fait, lors de sa parution publique, un certain “bruit étouffé”. On en a parlé peu mais on en a parlé, soit avec une vigueur horrifiée, soit avec une gêne manifeste. On a très vite parlé d’autre chose… Tout cela indique l’intérêt du rapport, qui est d’une partialité extrême dans son engagement général mais qui nourrit sa démonstration de faits avérés et d’une compétence certaine pour les interpréter.
Le Financial Times du 20 octobre (John Spiegel) a présenté le rapport dans un sens mi-figue mi-raisin, ne laissant pas entendre qu’il avait tout à fait tort mais ne laissant surtout pas entendre qu’il avait un tant soit peu raison… « Britain is drifting too closely to the rest of Europe in its military planning and procurement, running the risk of making UK troops less capable of fighting alongside the US, a Conservative think-tank says today.
» The report, by the Centre for Policy Studies, highlights recent moves — including Britain's decision to back a pan-European cargo aircraft, the A400M, and a Europe-led satellite navigation system, called Galileo — as indications the government is pushing to integrate its armed forces with those of the European Union.
» The Bush administration has expressed concern in the past year about some British security policies in the EU. These include tentative backing for a more capable military planning structure outside Nato and support for lifting the EU's arms embargo against China.
» But the government has largely backed off from those policies in recent months and the Ministry of Defence is still working very closely with the Pentagon on a number of high-profile weapons programmes, including the stealth Joint Strike Fighter and submarine-launched nuclear missiles. »
Le gouvernement britannique, lui, a réagi comme si on lui avait touché un nerf à vif. Il est vrai que North commet le crime suprême: mettre en doute l’alignement complet de Londres sur les Etats-Unis. D’où des réactions outrées et d’une violence catégorique mais très mesurée; prenez par exemple cet entrefilet dans la rubrique Washington Outlook de Aviation Week & Space Technology du 17 octobre, mesurant exactement le calibre de la réaction du gouvernement britannique: très vive (la rubrique est très lue) mais sans accorder d’importance spatiale/rédactionnelle à la chose (il s’agit de “brèves” type-“confidentiel”). « Allegations that the U.K. is snuggling up to Europe at the expense of its “special relationship” with the U.S. provoked a swift and sharp rebuttal from British Defense Secretary John Reid. In the Center for Policy Studies paper “The Wrong Side of the Hill,” the London-based think tank contends there is a “secret realignment of U.K. defense policy with the EU [European Union].” Reid dismisses the claim, saying the relationship is “alive and well.” The report gets some of its facts wrong, exaggerating the scope of the Airbus A400M program and misstating the reason Britain withdrew from the joint U.S. Future Scout Cavalry System. The center suggests the U.K. could have saved more than $1 billion by purchasing the U.S. Joint Air-to-Surface Standoff Missile rather than the Storm Shadow. But if the U.K. had done so, development difficulties would have meant no air-launched cruise missile for the war in Iraq. The Storm Shadow was used successfully there in 2003. »
Bien, — reste la question principale : la thèse de North est-elle valable? Est-il possible d’avancer sérieusement, comme on le lit dans ce rapport « One of the most significant — yet largely unreported — political developments of recent years is the move being made by the United Kingdom to integrate its armed forces with those of the European Union. […] The nature of this new military relationship with our EU partners will make it increasingly hard for the UK either to fight independently or to co-operate militarily with the US. The .special relationship. which has been the cornerstone of British defence policy from the time of the Second World War will be at an end. »
Le rapport est farci de références, d’études, d’analyses, d’appréciations techniques, etc. Il s’attache aux réalités moins “sexy” de tel ou tel grand programme (on pense évidemment au JSF, programme “sexy” par excellence dont nous faisons nous-mêmes nos choux gras). Il passe en revue les tendances de procédure, les perspectives d’équipements de soutien, de communication, etc., les nécessités de certaines intégrations techniques (celle de la Force de Réaction Rapide Européenne, par exemple et exemple principal); il passe en revue les énormes implications du développement du programme Galileo, impliquant effectivement des alignements de procédures, des intégrations méthodologiques, etc.
La thèse que North soutient explicitement est qu’il existe une logique de coopération, de coordination et d’intégration technique au niveau européen, que cette dynamique est accélérée par l’Agence Européenne de Défense, qu’elle aboutit à une européanisation de facto des forces britanniques, européanisation “rampante”, discrète mais très efficace et qui va s’avérer très rapidement comme étant sans retour,— qui l’est déjà peut-être, non? La démonstration, très longue, copieusement documentée, est assez troublante pour laisser à penser, et même pour nous laisser presque convaincus de la justesse de la thèse. North fait une incursion dans le monde réel et découvre qu’il est, pour les structures militaires britanniques, bien proche d’être européanisé. (Tandis que le monde virtuel et mirobolant de Tony Blair, lui, est complètement américanisé. Le JSF en fait partie, et l’on sait combien c’est juste, combien le programme US est bien loin de la réalité.)
Il faut noter que le rapport est introduit par un texte du Major-General Thompson, l'ancien commandant de l'armée de terre britannique pendant la guerre des Malouines en 1982. C’est un texte violemment anti-européen et excessivement pro-américain, comme il faut s’y attendre. Le paradoxe de ce texte, noté au travers d’une remarque, est qu’en même temps qu’il fustige absolument l’idée de l’intégration militaire européenne parce qu’elle conduirait à une décadence des capacités militaires britanniques, il pourrait au contraire figurer in fine comme une acceptation du renforcement des liens entre Britanniques et Français. Si l’on s’attache à cette hypothèse, en effet, c’est que la réalité militaire d’un projet européen tendant à une intégration militaire pourrait assez aisément être résumée, à 80% de sa capacité, à un projet tendant à une intégration franco-britannique.
La violence de la plaidoirie ne dissimule pas une certaine ambiguïté du propos lorsque Thompson écrit (et il faut avoir à l’esprit que c’est un soldat de l’armée de terre qui parle, surtout préoccupé de cet aspect des forces armées : les unités de combat terrestre ; la logique exposée ici est bien plus forte encore au niveau des armes aériennes et navales, où l’ensemble France-UK domine l’Europe militaire avec ses capacités stratégiques et technologiques): « There should be concern over a number of issues, not least the “dragging down” effect of integrating Britain.s army with low quality European armies. Apart from the French Foreign Legion, marine infantry, and airborne, plus the Dutch marines, Europe's armies are military youth movements. » On voit bien que Thompson met à part l’essentiel des forces françaises terrestres d’intervention dans sa condamnation méprisante des capacités militaires européennes. On comprend que, pour lui, une coopération, voire une tendance vers l’intégration des forces britanniques (terrestres) avec les forces françaises (terrestres), n’aurait certainement pas un effet dit de “dradding down” pour les premières.
Le même respect des capacités françaises apparaît tout au long des textes du rapport lorsqu’il est question des systèmes d’arme et des technologies. L’impression “secondaire” éprouvée à la lecture du texte, — secondaire par rapport au sujet choisi mais nullement par rapport à la réalité de la situation, — est la présence constante de la France dans l’évolution de la situation dans ce domaine qui figure le mieux dans la dynamique européenne aujourd’hui, la politique de sécurité et de défense. C’est à la fois logique et accordé à “la force des choses”: la France est effectivement dans cette situation de puissance dominante en Europe du point de vue militaire et technologique, et avec des conceptions d’indépendance et de souveraineté nationale qui lui permettent à la fois d’imposer son rythme selon ses vues.
Le rapport met alors en évidence, peu à peu mais de façon convaincante, peut-être (sans doute) sans intention de l’auteur, un paradoxe tout à fait intéressant. L’évolution de la situation européenne (progrès dans la coopération, la coordination, l’intégration technique à défaut d’une intégration des souverainetés) et l’ambiguïté bien réelle de la position britannique ont affaibli la position britannique nationale en Europe (alors que le Royaume-Uni partageait avec la France cette supériorité militaire et technologique jusque dans les années 1990). Cela s’est fait naturellement au profit de la France, jusqu’à laisser ce pays de plus en plus seul en position dominante. (Les Britanniques reconnaissent de plus en plus souvent ce leadership européen de la France.)
A mesure que le gouvernement britannique a tenté de corriger l’impression de déséquilibre proeuropéen que pouvaient produire certaines de ses initiatives (l’accord de St Malo de 1998) par une rhétorique pro-américaine, l’évolution britannique réelle a accentué le paradoxe. L’évolution britannique comme la décrit North en partie (nous complétons) est une affirmation rhétorique de plus en plus pro-américaine jusqu’à la caricature, contre un glissement progressif naturel dans une restructuration européenne sous domination française. Ce que dénonce North, nous semble-t-il avec bien des raisons de son point de vue, c’est la passivité britannique au niveau des structures militaires, qui fait que la force militaire britannique “s’européanise” subrepticement sans réellement l’avantage (co-direction avec la France) qu’aurait procuré au Royaume-Uni une politique européenne volontariste affichée sans ambiguïté au niveau rhétorique. Sa conclusion, beaucoup plus mesurée que d’autres passages plus vindicatifs du rapport, est tout à fait acceptable, — lorsque North écrit, après avoir développé la querelle sur l’échange (le non-échange) des technologies avec les USA :
« …All of this makes the US increasingly reluctant to share technology. Without this sharing, co-operation will be increasingly difficult. Moreover, Britain is increasingly seen as an integral part of Europe, rather than a separate entity, and is being treated as such, instead of being afforded special status. Unless British defence policy changes soon, all talk of the special relationship will be merely hollow rhetoric.
» Herein lies the danger. While British authorities may not be so doing, the EDA [European Defense Agency] is: the energetic Nick Witney’s first priority is battlefield communications. Soon a European standard – and then project – will emerge. For it to become the British option, only inertia is required. When the time comes for replacement, the option again will be the US or Europe. With so much British equipment already European, the choice will be virtually automatic. In other words, defence integration will continue unless a decision is taken to stop it.
» Therein lies the choice for Britain. It has always seen itself as the bridge between America and Europe, but that option is no longer available. It is now in the metaphorical position of standing at the centre of Tower Bridge, just as the bridge has been raised.
» Britain has quietly ambled over to the illusory safety of the European side. If it wishes to chose the other side, the gap is still narrow and decisions can still be reversed. The leap back to the US can still be made. Soon, however, the distance will be too great and the UK, to mix metaphors outrageously, find itself on the wrong side of the hill. »
Si l’on comprend bien: les Britanniques ont échangé une illusion virtualiste (une forte rhétorique blairiste anglo-américaine) contre la réalité de “la force des choses” (rester très présent en Europe, rechercher nécessairement la coopération avec la France qui apparaît de plus en plus comme le partenaire indispensable en même temps qu’elle s’affirme comme dominante en Europe). La conclusion générale est encore plus troublante. Autant les Britanniques nous affirment officiellement qu’il est impensable de se passer de l’alliance avec les USA, autant ils agissent dans les faits comme si l’alliance européenne, — mais, en réalité, l’alliance avec la France serait l’alliance dont ils ne peuvent se passer.
A cause du machiavélisme britannique signifiant un double jeu qui devient parfois quadruple ou quintuple, nous ne sommes pas au bout de nos surprises…
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