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14 décembre 2003 — L’échec de Bruxelles va-t-il détourner les citoyens de l’Europe ? C’est la question bien intentionnée qu’un présentateur de la RTBF posait au ministre des affaires étrangères Louis Michel samedi soir. C’est une question étrange, un avatar de notre conformisme, un produit de notre virtualisme, — car, au cas où le présentateur l’ignorerait, c’est hier, c’est-à-dire avant l’échec de Bruxelles dans tous les cas, que les citoyens s’étaient détournés depuis longtemps des palinodies bruxelloises. Désormais, les “citoyens européens” pourraient en venir à s’intéresser à l’Europe, justement à cause de l’échec du sommet qui met en lumière des situations et des questions terriblement concrètes, et pas loin d’être tragiques.
Quelque chose a-t-il changé le 13 décembre au soir ? La question est des plus intéressantes. Il y a une réponse orthodoxe, qui est positive, qui s’explique par le fait même de l’échec : à partir du moment où une proposition d’expansion de l’Europe selon la conception orthodoxe (institutionnelle dans ce cas) subit un coup d’arrête, c’est l’“Europe” qui subit une défaite.
Il y a une réponse différente, pour ce cas précisément. Même si la Constitution n’est pas une condition sine qua non de l’Europe à 25, elle en est une “condition” intellectuelle non-dite mais complètement essezntielle. Même s’il est théoriquement acquis, le processus d’élargissement est, avec le sommet et son échec, intellectuellement mis en question d’une manière officielle. Il ne faut pas cacher une seconde que cela n’est que l’expression d’un malaise jusqu’ici officiellement dissimulé, mais qui est général et très profond. Depuis qu’il a été formellement acté, l’élargissement fait peur à tout le monde, à mesure que ses effets pervers apparaissent. L’échec de samedi est donc, selon cette interprétation, un échec pour l’élargissement : c’est ce que dit le Guardian, lorsque, à l’ouverture du sommet, il avançait explicitement l’idée de la Constitution comme « a treaty between 25 nation states » :
« If it really was Europe's constitution, it would be one of the most disheartening documents of its kind ever drafted. But that whole idea, with all it implies, is misleading. If we see the document instead as a treaty between 25 nation states — which is what in reality it is — then there is much to welcome. »
Voilà l’élément nouveau : la crise sourde et dissimulée est désormais ouverte. C’est la crise de l’élargissement plus que la crise de la Constitution non adoptée. Selon cette façon de voir, la position de certains pays, en général les pays fondateurs, ou bien le noyau franco-allemand avec des pays déclarés en sa faveur ou tentés de le faire, est une “réponse” à la crise ; et c’est effectivement dans la tendance de plus en plus marquée de former un « groupe pionnier » (Chirac), ou une Europe “à deux vitesses”, que se traduit cette “réponse”. Le même Louis Michel en parlait, samedi, ouvertement.
A côté de l’échec, le ton officiel a été volontairement et paradoxalement optimiste, ce qui mesure effectivement la gravité de l’échec. La plupart des déclarations étaient faites dans le sens d’un apaisement et de la possibilité/la probabilité d’un accord dans les prochains mois. Voici ce que publiait Le Monde, sur son site, quelques heures après l’échec : il s’agit d’un texte hésitant, contradictoire, reflétant le paradoxe qui a marqué la fin du sommet, entre le constat d’un désaccord quasiment irrémédiable et l’affirmation complètement paradoxale d’un optimisme pour la suite (voir le Polonais Miller, complètement intransigeant et qui se déclare « “optimiste” quant aux chances de parvenir dans les mois à venir à des “solutions acceptables” par tous les pays de l'UE élargie »).
« Le souci de ne pas aggraver les divisions était manifeste dans les déclarations de la plupart des dirigeants, notamment chez les six pays fondateurs, principaux soutiens au texte de la Convention, dont la réaction est très attendue.
» M. Berlusconi a ainsi déclaré qu'il n'était “pas partisan d'une initiative des six pays fondateurs”. Même son de cloche chez Jean-Claude Juncker, qui a refusé d'envisager à court terme la formation “d'un noyau dur” dans l'UE. “L'Europe à deux vitesses ne saurait être que le résultat de désaccords persistants”, a-t-il estimé.
» Or, les dirigeants européens ont multiplié les assurances sur le fait qu'un accord restait possible, dans les semaines ou les mois qui viennent. Le Premier ministre polonais Leszek Miller, qui a défendu de manière intransigeante les avantages acquis dans le système de vote adopté à Nice en 2000, s'est déclaré “optimiste” quant aux chances de parvenir dans les mois à venir à des “solutions acceptables” par tous les pays de l'UE élargie. »
Voilà pour les constats et la dialectique convenue qui les encadre. Maintenant, une interprétation en plusieurs points :
• Le drame de l’échec des 12-13 décembre est moins un drame intérieur à l’Europe qu’un drame de politique extérieure. C’est le prolongement dramatique de la division apparue lors de l’affaire irakienne. Les deux pays qui ont bloqué l’accord sont également les deux pays-moteurs du ralliement aux thèses américaines dans l’affaire irakienne. Il est assuré que ces deux pays ont appuyé leur intransigeance sur les encouragements américains en la matière. Il s’agit d’une première opération majeure de “désagrégation” de l’Europe, telle que cette “nouvelle politique européenne” des USA avait été définie il y a quelques mois.
Même John Vinocur, le zélé commentateur satisfait de tous les freinages d’une évolution autonome de l’Europe, commentait avec inquiétude cette orientation américaine, le 12 mai dernier dans le Herald Tribune : « Yet all this is accompanied by a new kind of concern in Europe that the United States might be making the “disaggregation” of Europe — dealing with like-minded individual parts rather than the unified whole of its aspirations — the basis of future American policy.
» Coming out of the Iraq experience in which the Bush Administration may believe it successfully isolated its opponents, disaggregation or “cherry-picking” in relation to the EU would bring the United States into contradiction with its traditional position in favor of European integration. More important, it would turn America into a perceived opponent of what the project for European unity retains of idealism and political ambition.
» Europe, including politicians from countries who want to escape an EU that sees itself as a counter-pole to the United States, emphatically does not like the disaggregation talk. “It would put everybody in the position of constantly having to choose,” a British official said. “And that's a bad position.”
»
» The expression of concern relates to a meeting last month in Washington at which, according to news agency reports, a State Department official said that disaggregation was now America's approach to the EU. »
• L’autre résultat du sommet, avant le sommet, est l’accord européen de défense entre les trois “grands” pays européens, approuvé par les 25 sans la moindre anicroche. Les Américains ont finalement abandonné leur effort de blocage dans ce domaine, convaincus qu’ils n’arriveraient pas à faire revenir Blair sur une position plus orthodoxe. Il leur est apparu, plus globalement, qu’ils n’était pas dans leur pouvoir d’activer deux échecs majeurs au sommet européens, qu’ils risquaient de voir certains de leurs “alliés” rompre avec eux sur tel ou tel point (crainte à propos de Blair dans l’affaire de l’accord de défense).
• La question qui se pose est de savoir si l’échec est plus grave que le succès, ou vice-versa. C’est une question fondamentale dans divers domaines. Observons tout de même une curieuse logique qui s’ébauche : si la poussée pour un “groupe-pionnier” se concrétise à cause d’un blocage persistant sur la question de la Constitution, ce groupe serait plus ou moins équivalent à la réalité des soutiens fondamentaux de l’accord de défense (réalisé essentiellement par la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, avec un très fort soutien de la Belgique, — ce qui revient à un rassemblement par compromis du groupe de Tervueren et du Royaume-Uni). Seul le cas britannique, plutôt hostile au “groupe pionnier” mais partie prenante de l’accord de défense, reste en suspens. Cela n’étonnera personne mais cela ne résout pas le dilemme blairien des liens britanniques avec l’Europe. Il paraît inéluctable 1) que l’accord de défense sera exploité à fond par ses signataires parce que c’est actuellement la dynamique européenne qui marche le mieux ; et 2) que cet accord de défense s’harmonise et s’harmonisera de plus en plus avec le “groupe pionnier”, par la force des choses relevées dans les volontés manifestées par les pays concernés. Pour Blair, le problème devient qu’il sera de plus en plus difficile d’être partie prenante et active de l’accord de défense (ce qu’il veut absolument) sans faire partie du “groupe pionnier”.
Au-delà des manoeuvres et des stratégies dissimulées, le paradoxe de cet étrange sommet, — sommet de dupes sans qu’on sache qui est la dupe de qui, — est bien qu’il entérine la panne institutionnelle de l’Europe (celle des 25, et tout est là) face au succès d’un domaine dont tout le monde n’a cessé de répéter ces dernières années qu’il serait le dernier à s’imposer. L’“Europe qui marche” aujourd’hui, c’est celle de la défense et de la sécurité. Une conséquence inattendue est que cette “Europe qui marche” pourrait bien favoriser, par la simple force des mécanismes, une Europe “à deux vitesses”, imposant de ce fait à Tony Blair et au Royaume-Uni un dilemme bien plus difficile que celui de l’euro. Une autre conclusion qui n’étonnera pas est bien le constat que tout se fait et tout se fera en Europe en fonction des positions prises ou à prendre vis-à-vis des liens de l’Europe avec les USA.