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2 décembre 2006 — La phrase est hautement significative : «Expectations are out of control», dit une source proche du Iraq Study Group (ISG) de Baker, qui va rendre son rapport public.
Un texte de Reuters, du correspondant diplomatique Carol Giacomo, résume les “réactions” au document de l’ISG … qui n’est pas encore rendu public ni officiellement connu.
«Even before its release, a high-profile advisory panel's report on U.S. policy alternatives in Iraq is generating much excitement but some worry that its main recommendations will fall short of expectations and may be ignored by President George W. Bush.
»The Iraq Study Group plans to roll out its report on Wednesday but details are leaking out on conclusions reached in secret by the panel's five Democrats and five Republicans addressing America's most immediate foreign policy crisis.
»The aim has been to produce a bipartisan framework for Bush, his Republican Party and opposition Democrats to change course as Iraq descends into civil war.
»“Expectations are out of control” for what the panel, chaired by former Secretary of State James Baker and former Democratic Rep. Lee Hamilton, might achieve, lamented one source close to the deliberations.
»Major proposals reported so far include a U.S. military shift from combat toward more of a support role in Iraq over the next year and more aggressive diplomacy including a regional conference that could lead to direct U.S. talks with Iran and Syria.
»Those are controversial but not radical ideas and some experts question whether the commission's work may fall flat. That would be unusual for Baker, a master political strategist.
»“Insofar as they make a clear suggestion that we must abandon Iraq they will be ignored because the president has said we will not,” said Danielle Pletka of the conservative American Enterprise Institute, where experts strongly backed the Iraq war but now criticize the postwar effort.»
Nous écrivons en tête de ce commentaire : “La phrase est hautement significative: «Expectations are out of control», dit une source proche du Iraq Study Group (ISG) de Baker, qui va rendre son rapport public”. Cela signifie qu’avant que le document soit complètement connu, et après que des multitudes de fuites en aient donné le contenu, les réactions sont également multiples, et les conclusions à partir de ces réactions également, qu’une véritable planification est discutée, qu’on envisage les conséquences, que les écoles s’affrontent, etc. L’événement n’a pas encore eu lieu qu’on y a déjà réagi, qu’on a déjà tiré les conclusions de ces réactions, qu’on a déjà émis des réflexions à propos des conclusions de ces réactions, qu’on a déjà rendu un verdict, qu’on conteste déjà ce verdict et ainsi de suite.
La phrase («Expectations are out of control») signifie que les attentes accompagnant le document ISG ont déjà dépassé les espérances, les conclusions de ces espérances, etc. L’effet attendu du document ISG est déjà un lointain souvenir du passé, à notre époque où l’“instant d’avant”, quand on l’évoque, est déjà devenu “passé lointain” au point qu’on est déjà en train de l’oublier. Le document ISG n’aura pas d’effet réel puisque cet effet est déjà une chose acquise et presque oubliée, qu’on en est à spéculer sur les conséquences éventuelles sur le terrain, et à conclure que ces conséquences seraient chaotiques, incontrôlables, ou bien futiles et sans effet réel au bout du compte.
Un des membres de l’ISG disait récemment que la crainte constante du groupe avait été d’être pris de vitesse par les événements en Irak. Il y a longtemps que c’est fait. Par contre, là où il y avait un enjeu, c’était à Washington : la possibilité que le groupe soit pris de vitesse par les événements à Washington. C’est fait. Le rapport, qui sera remis au président le 7 décembre, pourra aller directement de ses mains aux archives, ou à la poubelle c’est selon.
On peut observer de cette façon le blocage complet où se trouvent la société politique et la bureaucratie washingtoniennes. Bien entendu, l’ISG prenait tous les risques à cet égard, puisqu’il se voulait bipartisan ; mais c’était justement sa raison d’être, comme le voulait le Congrès ; une tentative désespérée des organes dirigeants de l’establishment de reprendre le contrôle des événements pour le compte de cet establishment. Bien sûr, il s’agissait de marginaliser GW, de le réduire définitivement aux inaugurations de chrysanthèmes, d’écarter définitivement l’influence des neocons (aujourd’hui repliés dans le cabinet Cheney, type forteresse assiégée). Mais cela était accessoire : il s’agissait surtout de reprendre le contrôle des événements. Il s’agissait d’arrêter cette course à l’absurde qu’est devenue l’aventure irakienne. Chacun réalise qu’il s’agit d’une course à l’absurde, et le rapport le dit in fine, mais personne n’est capable d’affirmer la résolution et de montrer la volonté nécessaire pour stopper cette course à l’absurde. Alors, on préfère jacasser et discutailler en revenant à la dialectique virtualiste de la puissance américaniste qui ne peut être vaincue. Ce sont les mêmes qui reconnaissent qu’il s’agit d’une course à l’absurde et qui réaffirment que la puissance américaniste ne peut être vaincue (et les membres de l’Iraq Study Group ont eux-mêmes cette attitude). L’étrange psychologie américaniste permet cela.
Le spectacle est fascinant — pour celui qui goûte le spectacle d’un système et d’un establishment devenus fous — mais le résultat est catastrophique. Non seulement les événements ne seront pas à nouveau contrôlés, mais l’establishment lui-même sortira de l’exercice complètement hors de tout contrôle et de toute cohésion.
Les néo-conservateurs n’ont pas tort lorsqu’ils qualifient le rapport de l’ISG de «Perfect Failure». On pourrait leur rétorquer qu’ils sont pour beaucoup dans cette situation mais le jugement serait insuffisant voire injuste. Les neocons ont semblé exercer une influence considérable dans l’aventure irakienne mais ils ont surtout exprimé, d’une façon plus bruyante et agressive, un sentiment assez général dans l’establishment.
La guerre contre l’Irak a été soutenue par une majorité considérable de l’establishment. Le blocage à ce moment, pour stopper l’aventure irakienne à ses débuts, était aussi grand qu’il l’est aujourd’hui. Là où les neocons ont “techniquement” raison, c’est lorsqu’ils accusent l’administration GW Bush (Rumsfeld en premier mais Bush également) de n’avoir pas mis assez de moyens dans cette guerre. Leur jugement de «perfect failure» porté sur le rapport de l’ISG semble embrasser l’ensemble de l’aventure irakienne, comme si effectivement le rapport en portait témoignage, comme s’il était également un constat de la faillite de toute une politique.
Poursuivant cette appréciation, on dirait que l’establishment, soutenant l’aventure irakienne au nom d’une appréciation virtualiste de la situation, obéissant en cela aux tendances profondes du système sans pouvoir soumettre ces tendances au feu de la critique, se trouve aujourd’hui dans une situation d’impuissance de volonté et d’action qui s’exprime par un désordre extraordinaire de débats, d’appréciations, d’analyses, etc. On en conclut aisément que le rapport de l’ISG ne changera rien à l’étrange et effrayante fatalité qui entraîne la puissance US dans le trou noir de l’Irak. Aucune intervention humaine raisonnable ne semble plus possible, tant toute l’activité washingtonienne paraît gouvernée par les tendances prédatrices du système, et fondée sur cette appréciation virtualiste du monde dont elle ne peut se défaire. Littéralement, Washington se refuse à accepter la réalité qui est celle de sa défaite. Malgré toutes les précautions prises dans sa rédaction et dans ses recommandations, le rapport de l’ISG est devenu le “rapport de la défaite” américaniste en Irak. Cela, cette “image”, est intolérable et inacceptable.
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