Un tournant psychologique?

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Un tournant psychologique?

12 juin 2006 — Les trois suicides de Guantanamo vont peut-être constituer une date importante dans la perception que l’on a du phénomène américaniste. Plus important que la tragédie des trois suicides, on l’a vu à deux reprises dans nos colonnes, nous parlons des réactions américanistes qui les accompagnent, les commentent et en donnent la signification pour Washington.

Quelques rappels et indications :

• D’abord, déjà abondamment cité, le commentaire du commandant de la base de Guantanamo, l’amiral Harris, parlant des trois suicidés : « They are smart. They are creative, they are committed. They have no regard for life, either ours or their own. I believe this was not an act of desperation, but an act of asymmetrical warfare waged against us. »

• Le commentaire fait à la BBC de Colleen Graffy, Deputy Assistant Secretary of State for Public Diplomacy. Premier acte, l’antienne mécanique de toute déclaration officielle lorsqu’il s’agit des terroristes islamistes et assimilés: « The three men did not value their lives nor the lives of those around them. » Puis l’appréciation de la professionnelle (Mme Graffy est une parmi les nombreux spécialistes de la pub et des RP engagés dans l’administration GW Bush) : les trois suicides constituent « a good PR move to draw attention. [… it was] part of a strategy and a tactic to further the jihadi cause... »

• Toute la presse officielle et assermentée US suit la même voie. Les suicides sont considérés comme des actes de combat et ceux qui l’ont commis pas loin d’être considérés comme déloyaux et peu respectueux des lois de la guerre (preuve qu’ils méritent d’être enfermés à Guantanamo comme ils le sont, sans la protection de la législation internationale sur les prisonniers de guerre). Un article de David S. Cloud et Neil A. Lewis, dans l’International Herald Tribune d’aujourd’hui illustre bien ce climat, qui a définitivement écarté toute réflexion politique, morale ou éthique sur l’acte lui-même (le suicide), — et même, qui se dispense d’identifier l’acte pour ce qu’il est. Tout l’article est construit, dans son langage, ses tournures de phrase, pour montrer le personnel du camp engagé dans une bataille sans fin avec les détenus en train de comploter. (Les malheureux gardiens qui doivent en plus respecter le règlement lorsqu’ils humilient, torturent, surveillent les prisonniers avec un coup d’œil sur eux toutes les 30 secondes, etc. Harassant.) Si l’on n’était informé, on croirait que les détenus complotent leur évasion ou leur révolte… « Prisoners’ ruse is inquiry focus at Guantánamo », dit le titre. Ou bien, autre exemple, cet extrait, où l’on nous décrit les tourments des gardiens pour équilibrer leur devoir humaniste de doter les prisonniers du maximum de confort sans leur fournir un instrument, — pour quoi faire? Pour préparer leur évasion? Pour préparer une agression? Mais non, toujours la même chose : pour se suicider. (Pourtant… Comment songer à se suicider quand l’on est entouré de tant de prévenances?)

« Guards will now collect bed linens every morning to prevent prisoners from secretly making nooses, Lieutenant Commander Durand said. In addition to possibly revoking permission for detainees to do their own laundry, prison officials are looking at withholding toiletries and other items that might be used in suicide attempts, he added. 

» “We've got to determine and find the balance between the comfort items that we would like to provide and the point at which comfort items in the possession of a few determined detainees will be turned into something that could contribute to taking their lives,” [Général] Craddock said. »

• ...Le même général Craddock, qui ajoute une hypothèse concernant le but poursuivi par les suicidés: « General Craddock speculated that the suicides may have been timed to affect the Supreme Court decision on the Hamdan case. “This may be an attempt to influence the judicial proceedings in that perspective,” he told reporters, according to a transcript of his comments during a brief visit to Guantánamo on Sunday. »

Tous ces exemples montrent combien l’événement du week-end a été modelé selon une vision complètement relative, selon une fiction relevant d’une vision virtualiste américaniste du monde. Le mot “suicide” n’introduit nulle part, dans les comptes-rendus qui nous sont proposés, la dimension d’absolu et immensément respectable qu’implique nécessairement la mort. L’idée semble complètement acceptée que le suicide est un concept comme un autre, un acte tactique dans une stratégie générale du monde des vivants, et, dans ce cas, du monde des vivants-méchants. Seule diffère la définition qu’on peut donner de cet acte tactique : une action de la guerre asymétrique? Une action de relations publiques? (Mais les relations publiques ne sont-elles pas un des moyens importants de la guerre asymétrique?)

Plus encore que “l’idée est acceptée”, nous dirions qu’elle est venue d’une façon presque simultanée à partir d’un stimulus initial (dans ce cas, la déclaration de l’amiral Harris). Il n’y a pas eu délibération, ou suggestion. Les psychologies américanistes réagissent désormais d’une façon standard, au quart de tour, à la façon pavlovienne revue en post-modernisation à propos d’idées aussi essentielles que de transformer un acte absolu en une action tactique.

De l’incrédulité à la réalité

Le reste du monde prend-il sur l’instant la mesure de cette sorte d’événement ? Lorsque The Independent publie ce titre : « Washington condemns first suicides by Guantanamo inmates as “a PR exercise” », ou bien il manifeste une ironie au second degré ou bien il se fait le messager, en en étant la dupe, d’une pensée absurde en plus d’être perverse. Comment peut-on “condamner” trois suicides accomplis selon l’accusation qu’ils sont une “manoeuvre de relations publiques”? Il y a une incompatibilité définitive, dont l’ignorance est l’effet d’une pensée schizophrénique, dans l’identification d’un acte absolu et sans retour (la mort) avec un artefact virtualiste (une “manoeuvre de relations publiques”) qui est par substance, — parler de “substance” ici est une figure de style et rien d’autre, — un simulacre d’acte, un simulacre de réalité et un simulacre de vérité. La mort n’est pas un simulacre de la mort, ce n’est pas “une manoeuvre”. Il faut un esprit malade pour écarter cette évidence tragique.

Mais trêve de jérémiades. Il est vrai que certains organismes et personnalités en Europe ont réagi dans un sens qui indique qu’on commence à percevoir la portée de l’événement. Jean Asselborn, ministre des affaires étrangères du Luxembourg, — ce pays remarquable par sa petitesse et le courage de ses hommes politiques, — Asselborn observe à l’intention de journalistes, à propos de la remarque sur la “manœuvre de relations publiques” : « It's hard to understand why when three people kill themselves, that is an attack on America. Something has to change in the American mentality. ». Le Guardian publie un éditorial où il emploie certains mots bienvenus (notamment l’expression de “clinical illegality”, que nous devrons retenir) même s’il ne va pas au fond des choses.

« The demented logic of Dr Strangelove hung like a ghost this weekend over the US military's response to the suicide of three prisoners at Guantánamo Bay. Announcing the news, the first successful suicides since detainees began to arrive in 2002, the camp's commander, Rear-Admiral Harry Harris, said the deaths were “not an act of desperation but an act of asymmetric warfare committed against us”. That cold and odious language lacked the humanity present even in President Bush's expression of “serious concern”, but is entirely in keeping with the clinical illegality of America's treatment of terror suspects since 2001. »

Le silence observé jusqu’ici dans le reste du monde occidental devant les manifestations de la psychologie schizophrénique américaniste semble en train de se rompre devant la manifestation aussi crue et unitaire de cette pensée. Ce silence était-il, jusqu’ici, celui de l’incrédulité ? (On pourrait également penser au silence de la sottise ou au silence de la lâcheté.) Si l’on accepte cette hypothèse optimiste (l’incrédulité), cette affaire des réactions américanistes aux trois suicides de Guantanamo devient un pas important, par les réactions qu’elles provoquent, pour nous faire avancer des réactions d’incrédulité vers l’acceptation de la terrifiante réalité de la psychologie américaniste. En tout état de cause, il est écrit qu’il faudra bien que le reste du monde occidental accepte d’être confronté avec cette réalité américaniste parce que cette réalité pathologique nous conduira nécessairement aux situations les plus folles et les plus graves.