Un triomphe crépusculaire

Faits et commentaires

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 1853

Un triomphe crépusculaire

2 décembre 2013 – Le “triomphe crépusculaire”, c’est celui de Vladimir Poutine et de la Russie dans cette année 2013. Dans notre texte du 30 novembre 2013 sur “la gloire de Poutine“ (et non “à la gloire de Poutine”), nous avions annoncé cette suite élargie du commentaire, notamment et précisément à la lumière d’un commentaire de Fédor Loukianov, qu’on retrouve désormais souvent sur ce site parce qu’à la sagacité du commentaire ce Loukianov (rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs) mêle une proximité des cercles du pouvoir à Moscou qui lui permet de bien connaître les pensées fondamentales de la direction russe et de s’en faire par conséquent l’expression.

Le commentaire de Loukianov est particulièrement éclairant pour notre propos parce qu’il présente, paradoxalement sans la moindre ambiguïté, une situation radicalement ambiguë pour la Russie de Poutine : une puissance triomphante, un président particulièrement à l’aise et droit dans la conduite des affaires, et pourtant la perception fondamentale d’une réelle impuissance générale, ou stratégique, de la Russie devant des développements et des événements imprévisibles et qu’on ne peut maîtriser. (Mais cette impuissance, bien entendu, est encore bien plus celle des autres [le bloc BAO], avec la différence que “les autres” ne le réalisent même pas, ayant perdu toute capacité d’y comprendre quelque chose. L’impuissance stratégique est ici une situation imposée aux acteurs, à tous les acteurs de la politique du monde.) A cette aune, nous dirions par conséquent que “la gloire de Poutine“, c’est sa lucidité, ce qui n’implique rien de triomphal ni de rassurant pour la bonne marche des affaires du monde en l’état. Effectivement, Loukianov montre bien cela, et nous allons diviser son commentaire en trois extraits principaux. (Nous nous basons essentiellement sur la version française parue sur Novosti le 29 novembre 2013. Ce texte est une adaptation, avec des tournures inédites intéressantes et la prise en compte d’événements nouveaux [l’Ukraine], plus qu’une traduction du texte en anglais de Loukianov, sur al-Monitor, le 22 novembre 2013.)

• Loukianov tente de comprendre pourquoi la Russie triomphe sur la scène internationale, alors que, selon lui, rien de fondamental n’a changé sur la scène internationale... Certes, rien n’a changé dans le rapport des forces, mais beaucoup a changé, selon nous, du point de vue de la communication et de ses effets sur la psychologie, avec une dégradation vertigineuse de ce domaine du côté du bloc BAO et de ses supplétifs. La Russie, elle, est restée ferme, simplement parce que sa référence est principielle, comme nous l’observons constamment depuis des années. Cela donne aux dirigeants russes une puissante assise psychologique et une politique à mesure, sans pour cela qu’ils appréhendent mieux ce qui va se passer (mais à ce point et sur ce point, nul ne peut rien appréhender). Selon cette analyse, Loukianov développe sans la moindre hésitation cet argument du “principe”, la poutre-maîtresse de la politique russe ; simplement sa définition géopolitique de la chose ne correspond pas à notre propre conception, ou plutôt elle n’en est qu’une partie, et une partie produite par l’essence du principe bien que faisant partie de cette essence... (C’est d’ailleurs le cas général, sur lequel nous revenons plus bas : Loukianov suit une analyse géopolitique. Celle-ci est à notre sens, non seulement insuffisante mais de plus en plus marginalisée selon la substance des événements.)

«Qu’est-ce qui a réellement changé [qui a transformé une position délicate de Moscou en triomphe]? Rien. Les circonstances sont les mêmes, la disposition générale des forces et le comportement des principaux figurants aussi. Alors pourquoi Moscou, au lieu d’être devenu le loser de la scène internationale, est aujourd’hui l’un de ses acteurs les plus couronnés de succès ? Si ce n'est pas stratégiquement, alors tactiquement ? Il s'avère que dans ce monde où tout est confus, où aucune règle n'existe et les anciens fondements s'effondrent, l'attachement à des principes cohérents est un gage de succès. Pourvu qu'ils soient solides.

»Les principes, ce ne sont pas les valeurs auxquelles se réfère l'Union européenne, l’idéologie de l'URSS ou encore des USA aujourd'hui. C’est un système de points de vue sur le fonctionnement du monde. Et il faut se comporter de manière à correspondre aux lois empiriques selon lesquelles ce système fonctionne.»

• Le résultat de cette politique principielle de la Russie s’inscrit dans les succès ou triomphes de l’année 2013 ; pour autant pas de triomphalisme, paradoxalement, et à juste raison, parce que “les autres” (le bloc BAO et les supplétifs), les adversaires selon la vision géopolitique, sont non seulement inexistants mais si incohérents qu’ils offrent ces succès sur un plateau. Pour autant (suite), ces succès ne dégagent rien, ne font rien avancer d’un point de vue général «dans un contexte de chaos croissant». L’explication générale de la chevauchée russe et de la débandade du reste se trouve, bien entendu, dans les références que nous-mêmes distinguons bien entendu (voir le 23 septembre 2013), entre les principes sur lesquels s’appuient les Russes et les “valeurs” que le bloc BAO suit aveuglément comme autant de bulles inconsistantes issues de la pensée du parti des salonards...

«[Poutine] est persuadé que dans un contexte de chaos croissant au niveau mondial, seule la présence d'un appui permettra de survivre. Un appui réel si possible, soit fictif si tout se désintègre dans la réalité. Les approches classiques des relations internationales sont précisément appelées à remplir cette fonction.

»Au vu des résultats actuels, cette méthode fonctionne. Son application distingue d’ailleurs favorablement la Russie des autres grands acteurs. L'Union européenne parle de “valeurs” en appliquant cet outil à diverses situations du Moyen-Orient à l'Afrique en passant par l'Europe de l'Est et le Caucase du Sud. Sans approfondir l'analyse des causes on ne constate qu'une seule chose : une confusion totale, et partout.

»L'Europe, qui n’a pas d’intermédiaire influent au Moyen-Orient, est complètement absente de la région, et sa stratégie d’influence ne fonctionne même pas avec les pays de la CEI, bien que l'UE semble y avoir un avantage notoire. Les États-Unis préfèrent une approche idéologique ordonnée en séparant les belligérants entre “progressistes” et “rétrogrades”, mais la réalité du Moyen-Orient est capable de pousser au désespoir : plus on avance et moins on arrive à inscrire les événements dans ce schéma simpliste. D’où les agitations, sans cesse, à la recherche du “bon côté de l'histoire”.»

• Ainsi en arrivons-nous au constat fondamental, qui s’exprime en une remarque fondamentale : certes, la Russie triomphe partout, mais pourquoi faire, dans quel but ... Elle-même l’ignore. Loukianov parle d’une excellente pratique tactique de la Russie, mais d’une stratégie absente. Il note que la Russie n’a nulle intention hégémonique, surtout pas celle de remplacer les USA, – et c’est d’ailleurs pour cette raison que sa politique est tant appréciée et que nombre de pays jusqu’alors hostiles et méfiants se tournent vers elle, – par ailleurs, ces pays aussi désorientés que les autres, attirés par la fermeté de la politique principielle russe. C’est donc un catalogue paradoxal d’une excellente politique qui porte partout ses fruits, et d’une réelle angoisse diffuse mais prégnante qui fait s’interroger sur l’avenir de la chose, jusqu’à ce constat paradoxalement crépusculaire : «La Russie ne tiendra pas longtemps avec de simples coups tactiques.»

«Et la politique russe : de quels résultats peut-elle se vanter ? Son autorité est en hausse. Mais elle pourrait se retrouver piégée par cette nouvelle situation car les attentes grandissent en même temps. Le comportement inintelligible de l'Amérique au Moyen-Orient, ses tentatives de réduire sa présence et son activité entraînent l'apparition d'un vide, qu'il est habituellement proposé à la Russie de remplir. Qui d'autre, sinon ? Le souvenir du rôle systémique joué dans la région par l'URSS demeure, on ne voit pas pour l'instant d'autres candidats – la Chine semble fuir les responsabilités comme la peste. Mais paradoxalement la Russie n'a pas l'intention de revenir dans cette région comme principale force extérieure, et ne l'a jamais eu. Ce n’était pas l'objectif de sa politique syrienne par exemple, qui n'avait pas de lien direct avec le Moyen-Orient. Il était primordial pour la Russie de revenir sur son principe de base : l'ingérence dans un pays pour renverser son régime est inadmissible et mène à la destruction totale. Il s'avère que grâce aux échecs des autres pays la Russie est quand même de retour, mais elle ne voit pas comment capitaliser cette réussite. Autrement dit Moscou élargirait volontiers son portefeuille de contrats d'armements mais on attend de lui quelque chose de plus grande envergure. Or la Russie n'est pas prête à s'enliser dans les affaires régionales du Moyen-Orient, qui semblent sans issue.

»A première vue le dossier ukrainien est différent – l'intérêt est compréhensible et l’excitation est grande. Mais l'esprit de compétition va se dissiper et on ignore toujours quoi faire avec ce pays voisin et aussi proche. Après tout l’Ukraine n'a fait aucun choix en faveur de Moscou, elle l’a une nouvelle fois esquivé en espérant pouvoir continuer à mener par le bout du nez les uns et les autres. La Russie peut donc lancer une grande offensive pour attirer Kiev dans ses bras institutionnels avec des promesses et des carottes. Mais ces efforts risqueraient de n'avoir aucun effet et on repartirait pour un nouveau tour avec l'Ukraine - car sa dérive vers l'Occident se poursuit indépendamment des priorités changeantes du gouvernement.

»On se retrouve dans une situation étrange. Le gouvernement russe ressent mieux que les autres l'instabilité de l'univers et pour cette raison adopte un comportement plus adapté qui lui apporte des succès. Mais plus on avance et moins on comprend comment les utiliser car la Russie ignore elle-même comment elle voudrait être dans le futur, quel rôle jouera-t-elle et quelles priorités fixer. En d'autres termes la vision systémique du monde qui permet d'élaborer la bonne tactique est là, alors que la vision tout aussi systémique de soi, qui permettrait de définir la stratégie du pays, est absente. La Russie ne tiendra pas longtemps avec de simples coups tactiques.»

Signification et usage de la stratégie

Pour élargir notre commentaire au principal, nous faisons un rappel d’un texte que nous publiions il y a à peu près un an (le 24 décembre 2012). Là aussi, nous prenions comme base de réflexion une analyse de Loukianov, et le thème général était la politique russe avec sa tenue et sa solidité (sans succès notable pour cette période de l’année 2012) face à l’inconsistance des autres (l’habituelle basse-cour du bloc BAO) ; et le thème fondamental était déjà la paralysie et l’impuissance de ces acteurs, y compris les meilleurs (les Russes) face à une situation générale qui ne répond plus aux sollicitations humaines des diverses politiques développées. Le thème conjoncturel était l’un des phénomènes de l’année 2012, avec le renouvellement (soit par changements, soit par conformations électorales majeures) des directions politiques dans nombre de pays importants (Russie, France, USA, Chine...)

«Le facteur primordial apparu à cette occasion, c’est bien que le renouvellement des directions politiques, loin de donner un effet, même temporaire, de relance de l’initiative politique, au contraire accélère la situation de paralysie et/ou d’impuissance. C’est particulièrement évident avec le cas français et, particulièrement aussi, avec le cas US. Hollande, succédant à Sarkozy, se découvre encore plus encalminé que son prédécesseur dans des engrenages dont personne, dans le personnel politique français, n’a idée de leurs causes, et, certainement pas, de leurs buts et de leurs conséquences. Le cas américaniste est encore plus remarquable. BHO se succédant à lui-même, avec la promesse de libérer sa politique, et peut-être l’intention de le faire, ou du moins de le tenter, se trouve déjà engagé dans plusieurs bourbiers parallèles avant même d’avoir lancé ses nouvelles initiatives.

»Le cas russe est évidemment différent, mais représente une confirmation a contrario. Poutine succède à Medvedev pour “resserrer les boulons”, raffermir la politique russe, la retrancher encore plus sur des principes intangibles, la rendre plus ferme, plus intransigeante sur quelques points essentiels. Cela produit une certaine impuissance dans des domaines et dans un contexte où rien d’autre que l’immobilité sur la position essentielle (le principe) n’est possible, mais cela renforce le choix de la résistance qui est, par définition, plantée sur une position de principe. Cette résistance pourrait aller jusqu’à des situations d’affrontements, en cela conforme au rôle de la Russie qu’on a vu plus haut, mais ces affrontements resteraient des affrontements de résistance dont l’effet fondamental (pas nécessairement recherché par les Russes, ou réalisé comme tel par eux) serait d’accélérer la chute générale du Système.

»En d’autres termes, le processus général intégré en 2008 sous la forme de structures de crises, jusqu’à la généralisation de la crise comme facteur primordial sinon exclusif de la situation du monde, s’est largement répandue dans les directions politiques en 2012, notamment à l’occasion des changements de directions. L’une ou l’autre crise sert de remarquable exercice pratique du processus, essentiellement la Syrie, après le coup d’essai de la Libye qui marque le début du processus d’inversion où l’action des directions politiques engendre paralysie et impuissance (transformation de la Libye de Kadhafi, avec laquelle l’Ouest s’arrangeait en général, en un foyer d’instabilité échappant au contrôle du bloc BAO, – entretemps, l’“Ouest” s’étant effectivement transformé en “bloc BAO”). Le phénomène général est donc, maintenant, l’évolution accélérée de cette situation générale de crise (le “monde changeant” de Loukianov) alors que l’exercice du pouvoir s’enfonce dans cette situation encalminée qu’il [Loukianov] décrit (“Gouverner pour ne rien changer”). Il s’agit d’une situation métahistorique arrivée à son point d’efficacité maximale. Le sapiens-Système, l’homme de pouvoir idéalement défini dans le cadre des pays du bloc BAO, est définitivement devenu le figurant au rabais d’un affrontement colossal qui se passe bien au-delà et bien au-dessus de lui, et qui se passe aisément de lui. C'est la phase fondamentale de la crise terminale du Système et sapiens-Système, soi-disant homme de pouvoir, n'y a aucune utilité particulière sinon celle de s'exécuter sans discuter ni rien y comprendre.»

La situation, un an plus tard, est tactiquement toute différente avec les succès russes, mais stratégiquement inchangée, avec l’impuissance générale et l’inconnu des choses à venir. (Nous employons à dessein le langage de géopoliticien de Loukianov, dont la remarque pourrait également convenir pour cette comparaison 2012-2013 : «Qu’est-ce qui a réellement changé? Rien.») La situation de fin 2013 est résumée par Loukianov dans sa phrase de conclusion, déjà mise en exergue plus haut, concluant une description des réussites de la politique russe, et de la justesse structurelle de la politique principielle russe : «La Russie ne tiendra pas longtemps avec de simples coups tactiques.»

A cela, l’on pourrait tout de même répliquer : qui et quoi feraient en sorte que la Russie “ne tiendra pas longtemps” ? L’absence de stratégie dans le chef de la Russie n’est pas spécifique à la Russie. Elle affecte tout le monde sans exception (pour la raison évidente, on le verra plus loin, que la “stratégie”, c’est-à-dire la situation générale, ne dépend plus des politiques humaines et, par conséquent, n’est plus vraiment nécessaire à ce niveau). Personne ne peut faire chuter la Russie si la Russie s’en tient à sa très-ferme politique principielle, parce que personne n’en a ni les moyens, ni la force, ni l’imagination tactique pour le faire, ni, encore moins, un concept stratégique pour guider l’entreprise, qui serait capable d’avoir raison de la force du Principe. A contrario, et parce que tout le monde est soumis à la même incertitude, l’attirance pour la Russie que Loukianov lui-même relève a toutes les raisons de perdurer. Dire cela, c’est tempérer la conclusion très-pessimiste de Loukianov, mais c’est pour autant ne démentir en rien l’orientation de cette conclusion. L’explication de ces constats faits de paradoxes est que nous ne raisonnons pas en géopoliticien et en termes géopolitique, comme le fait Loukianov.

Effectivement, – et il ne s’en cache pas car il n’y a aucune raison selon lui de s’en trouver gêné, – Loukianov raisonne en géopoliticien, comme sans nul doute la direction russe. Il lui faut des vainqueurs et des vaincus, comme il sied à une bonne appréciation géopolitique dont l’origine est, quoi qu’on en veuille, un succédané de l’esprit de l’“idéal de la puissance”. («Pour les Russes, les relations internationales sont une lutte permanente pour le pouvoir et le prestige – comme disait Hans Morgenthau, fondateur de l'école réaliste en science politique – et il ne faut pas croire que dans le monde moderne il n'existe pas de gains, même dans un jeu à somme nulle.») Le paradoxe russe est que la pensée politique est complètement géopolitique, alors que l’essence de la politique de la Russie est principielle (le Principe), qui est, par essence justement, une référence de l’“idéal de perfection” contre l’“idéal de la puissance”. (Voir Guglielmo Ferrero le 11 novembre 2013 et le 8 décembre 2013. De ce point de vue, également, nous différons fortement de Loukianov dans son appréciation du “principe”, dont nous faisons des références intangibles hors de la contingence des événements et des situations politiques.) Une vraie politique principielle, comme celle d’un Talleyrand ou d’un de Gaulle, n’est pas une politique de puissance (géopolitique), qui nécessite une stratégie pour accomplir des buts hégémoniques ou de cette sorte contre d’autres forces et puissances terrestres ; elle est ce que nous pourrions nommer d’une façon symbolique en référence à l’expression “idéal de perfection”, une “politique de perfection” recherchant un ordre objectif avec la collaboration des uns et des autres, une “politique de perfection” appliquée au champ terrestre général (recherche de l’équilibre, de l’harmonie, refus d’un “vainqueur” ou d’une hégémonie entraînant des déséquilibres d’antagonisme, etc.). (La fameuse phrase de De Gaulle, que nous citons souvent car elle résume cette politique de l’“idéal de perfection” qui propose la rencontre de l’intérêt commun et de l’honneur de chacun : «Tout peut, un jour arriver, même ceci qu’un acte conforme à l’honneur et à l’honnêteté apparaisse, en fin de compte, comme un bon placement politique.»)

Mais à côté de ces considérations des valeurs comparées des types de politique, il y a, pour notre époque et d’une façon écrasante, un changement fondamental de la forme. Notre point de vue est, on le sait, que nous ne sommes plus dans l’ère géopolitique mais dans l’ère psychopolitique (voir notre Glossaire.dde, le 12 octobre 2013). C’est une bonne part de l’explication de l’évolution de notre appréciation vers l’identification de ce que nous avons désigné comme un “monde antipolaire” (voir le 16 novembre 2013), auquel la Russie est paradoxalement (malgré la forme géopolitique de ses conceptions) si bien adaptée parce qu’elle ne veut pas être hégémonique ... En effet, et effectivement de façon paradoxale, cette volonté de ne pas être hégémonique de la Russie contredit également la forme géopolitique de sa pensée, et là d’une façon radicale parce qu’elle aurait les moyens d’être hégémonique en raison de la débandade et de l’incohérence des autres. Au contraire, tout se passe comme si la Russie s’adaptait sans concevoir la chose, et contre sa propre approche géopolitique, à cette ère psychopolitique et au monde antipolaire. Par ailleurs, on en comprend la cause profonde, qui n’est rien moins que la puissance d’entraînement et d’attrait d’une politique principielle, à mesure de la puissance d’inspiration et d’attraction du Principe en général. Dans ce cas, on est également conduit à concevoir que l’absence de stratégie de la Russie que déplore Loukianov, la réduction de la politique russe à des succès tactiques sans parvenir à établir une stratégie mais en étant tenue à la référence ferme que sont les principes, n’est en rien une faiblesse parce qu’un monde antipolaire est par définition un monde privé de stratégie du point de vue des politiques humaines, et qui n’a pas besoin de stratégie de ce point de vue.

Ici, l’on peut prolonger notre raisonnement concernant cette évolution vers un monde antipolaire qui justifie, dans le chef de la Russie prise comme exemple, de n’avoir pas besoin de stratégie, en posant la question de savoir pourquoi le monde est devenu antipolaire. Le passage à l’ère psychopolitique n’est une explication qu’en partie puisque ce phénomène n’est que l’opérationnalisation du moyen d’une évolution, et, pour notre compte, l’explication d’une évolution de la perception, avec l’importance fondamentale reconnue au système de la communication, permettant l’identification et l’appréciation du fait que le monde est devenu antipolaire. Il est donc nécessaire de se tourner vers des explications extra-conventionnelles, hors des lignes de force humaines dont nous constatons en général l’impuissance et la paralysie, et, au mieux et pour les plus vertueuses, un rôle réduit à la résistance aux forces déstructurantes à l’aide de référence structurante comme l’est une politique principielle. Il est manifeste aujourd’hui que les événements produisent eux-mêmes leur logique et l’hypothèse d’un lien entre eux et des forces extrahumaines qu’on mesurera sans difficultés comme “supérieures” ne peut être écartée. Dans ce cas, la “stratégie” organisée hors de la maîtrise humaine va à l’essentiel, qui est la crise de civilisation opérationnalisée par la crise du Système. On retrouve alors, dans le chef de cette sorte d’activité, les grandes lignes de tension et d’affrontement qui s’organisent autour du Système, soit en faveur du Système, et souvent issus du Système lui-même, soit contre le Système, selon la référence générale des forces antiSystème.

Ainsi, l’évolution vers un monde antipolaire, en réduisant ou en supprimant des situations classiques d’affrontement géopolitique où les différences et antagonismes entre Système et antiSystème sont perdues dans l’interférence de pressions secondaires, opérationnalise-t-elle cette accentuation vers l’affrontement entre le Système et les forces antiSystème. La caractéristique de la situation générale est que les situations de tension, d’antagonisme, d’affrontement éventuellement, souvent à dominante géopolitique ou d’origine géopolitique, tendent constamment à être modifiées, ou réduites pour se transformer en situations d’affrontement entre le Système et les forces antiSystème. Bien entendu, on comprend alors que l’interrogation de Loukianov, même si c’est pour des raisons complètement différentes, a toute sa place : «[...L]a vision systémique du monde qui permet d'élaborer la bonne tactique est là, alors que la vision tout aussi systémique de soi, qui permettrait de définir la stratégie du pays [de la Russie], est absente.» Simplement, il manque à cette remarque un troisième élément, qui prendrait la place centrale et rendrait les deux autres marginaux ou hors de propos ... La tactique réussie de la Russie souffre moins d’une absence de stratégie de cette même Russie, qu’elle ne s’accorde, d’une façon dissimulée mais néanmoins très puissante, à la logique propre des événements liés à des forces extrahumaines qui, seules, déterminent la stratégie, en la concentrant dans l’affrontement entre le Système et l’antiSystème. La question métahistorique fondamentale accompagnant cette sorte d’hypothèses concernant des activités échappant aux normes humaines est de savoir si, à l’heure d’une crise d’une importance si grande qu’elle détermine le sort d’une civilisation universelle et du Système qui la soumet, l’Histoire n’est pas en train d’acquérir un sens, c’est-à-dire une signification plus qu’une orientation, qui serait lui-même déterminé par des facteurs complètement étrangers aux habituelles polémiques, idéologies, constructions et narrative humaines formant depuis au moins plusieurs siècles, – mises à part certaines séquences paroxystiques comme la Révolution française, – l’essentiel de la réflexion historique.