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9945 janvier 2009 — L’année 2009 ne commence pas comme 2008 s’est terminée, mais plutôt comme une conséquence de 2008, – ou mieux encore, ou pire, – comme une dérive de 2008. Divers événements, aggravations de situation ou crises tout court, en général résurgences de crises endémiques, marquent une incapacité grandissante des diverses directions et responsables dans l’exercice du contrôle de la situation générale, pour ne pas parler d’un “ordre” quelconque. Une forme d’analyse intéressante est celle qui permet d’envisager effectivement plusieurs événements selon une logique et une dynamique qui les dépassent mais les influencent évidemment.
Nous mentionnons notamment trois sortes d’événements, et des considérations annexes et complémentaires.
• D’abord, les événements du Moyen-Orient, entre Israël et les Palestiniens de Gaza, avec l’offensive israélienne. L’opération israélienne n’apporte évidemment rien de nouveau du point de vue stratégique et politique, répétition sempiternelle d’une vision militaire et d’une perception politique dont l’inefficacité et l’obsolescence sont avérées. La poussée israélienne ne répond à aucune logique stratégique générale dans les événements mondiaux en cours; elle se place au contraire d'un courant général de désengagement et de contraction stratégique comme conséquence autant des échecs et des piétinements américanistes et occidentaux (Irak, Iran, Afghanistan, etc.), que du basculement de l’axe stratégique des crises du Sud vers le Nord à l’occasion de la crise géorgienne. Bien évidemment, les circonstances directes ou indirectes, politiciennes ou non, contribuent largement à la confusion de la situation, qui aura pour conséquence de mettre gravement en cause l’impunité dont bénéficiait Israël avec l’administration GW Bush. L’argument selon lequel Israël “bénéficie” de l’effacement US (“agir tant que l’administration Bush est encore au pouvoir”) est illusoire; l’absence de pouvoir US, largement accru par l’attention exclusive du President-elect pour l’économie US, accroît encore le désordre qui, malgré les apparences, défavorise Israël par l’absence d’un soutien US efficace (comme tout du long de l’administration Bush). Il est évident que la façon dont Israël ne s’embarrasse guère des pratiques internationales courantes pour des opérations militaires massives érode continuellement son soutien extérieur, et c’est là que l’effacement de GW Bush en même temps que le déclin de l’influence US se font sentir.
• …Dans tous les cas, et pour ce qui est de l’opération elle-même, l’effet attendu est du type “lose-lose” pour Israël, même dans le meilleur des cas, substituant un désordre pire à ce qu’Israël considérait déjà comme un désordre, – comme l’exprime le Guardian ce matin: «The ghost of Israel's humiliation at the hands of Hezbollah in Lebanon in 2006 hangs over this enterprise and Israel will want to exorcise it. Hamas and other militant groups in Gaza have about 15,000 men under arms, of which only 1,000 men form a trained core in the form of Iz al-Din al-Qassam. It is doubtful whether a force of this size could inflict the sort of military casualties Israel suffered in Lebanon. Israel will judge the success of its operation on the extent to which it will have depleted Hamas's command structure, as well as its ability to launch rockets. But even if the Israeli army succeeds in its aims and destroys Hamas both as an army and as an organisation, it will have also destroyed the last remnants of government in the strip. Israel would have fought its way back to where it was in 1994, before the advent of the Palestinian authority, and back in direct control of Gaza. That is plainly not what it wants, because it would mean re-assuming control of 1.5 million Gazans as well. Putting a proxy Palestinian government in place would be just as fraught. Destroying the infrastructure of Hamas's rule in Gaza would also wreck the effective government on which any future ceasefire would depend. To take one small but relevant example, half of Gaza's ambulances have already been destroyed.»
• La crise du gaz entre la Russie et l’Ukraine est aussi une dégénérescence de diverses circonstances négatives qui sont la conséquence d’un désordre général qui ne cesse de s’accroître. C’est le cas pour la situation ukrainienne, où le Président et la première ministre, prétendument alliés, s’affrontent depuis des mois, et où le pays souffre terriblement de la crise financière. Mais c’est aussi le cas pour la Russie, où la situation est beaucoup plus tendue ces derniers mois, également à cause des conséquences de la crise financière mais aussi avec la chute du prix du pétrole. Là aussi, dans cette “crise du gaz”, la situation locale contredit les tendances stratégiques générales, avec le règlement temporaire de la crise géorgienne, le report sine die de l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, les rétablissements des relations de l’OTAN avec la Russie, les meilleures possibilités de relations USA-Russie avec Obama, etc. Il existe désormais une absence de contrôle organisé des éléments ukrainiens, notamment ceux qui sont proches des USA tel le président ukrainien, par les “parrains” ou sponsors (US, notamment). Au niveau de l’action d’influence, le désordre règne également.
• La situation US dans la perspective de la présidence Obama s’incurve de plus en plus vers une perception de mobilisation disons “stratégique” dans la bataille économique. L’intervention télévisée d’Obama du 3 janvier (intervention hebdomadaire télévisée du President-elect) était caractéristique à cet égard. Obama a parlé d’“investissements stratégiques” et précisé que l’intervention du gouvernement fédéral serait extrêmement resserrée et “responsable”; cela implique effectivement un retour d’un volontarisme de la puissance publique extrêmement caractéristique, avec le contrôle de ses investissements et de la façon de les utiliser; cette logique fait penser qu’on devrait retrouver cet état d’esprit notamment au niveau d’une politique de protection de l’économie US (ose-t-on dire “protectionnisme”?). Il nous semble, quelle que soit par ailleurs l’évolution de la situation générale, que l’administration Obama devrait évoluer vers une politique de plus en plus interventionniste et “néo-protectionnniste”, dans un sens très déstabilisateur pour le libre-échange et, par conséquent, pour le modèle de globalisation qui est lui-même en partie la cause de la crise. Il y a une auto-alimentation, ou une alimentation réciproque de la crise et des crises secondaires qui se développent.
• L’état d’esprit à Washington, dans l’administration Obama qui est déjà très active dans la définition de sa politique, marque effectivement une forte incurvation vers les affaires intérieures; c'est, pour les USA, la manière courante d’un affaiblissement d’autorité vers l’extérieur. Il sera intéressant de voir comment va s’organiser, dans un tel contexte, une politique extérieure qui reste très exigeante, avec des engagements multiples. Une crise de la politique extérieure US n’est pas impossible dans ces conditions, surtout lorsqu’on mesure la place grandissante que prend, dans l’esprit d’Obama, la politique de lutte contre la crise intérieure. Autant l’activisme du President-elect durant cette transition est exceptionnel, notamment avec sa communication télévisée hebdomadaire, autant l’orientation exclusive vers les affaires intérieures et économiques est également exceptionnelle. La thèse “il n’y a qu’un seul président en fonction” est utilisée de façon radicalement opposée par Obama: elle implique sa totale absence (au profit paradoxal de l’“omniabsent” Bush) dans les affaires extérieures et de sécurité nationale (notamment la crise de Gaza), et sa présence quasiment exclusive dans les affaires intérieures. Cette démarche est de la sorte qui oriente sérieusement une présidence, – dans ce cas exceptionnel, avant même que cette présidence ait commencé.
• Il faut une notation particulière (ou bien, une notation parallèle à la situation des USA) pour l’UE avec la présidence tchèque accueillie d’une façon tonitruante par le désordre de la situation générale. Vis-à-vis de la crise israélo-palestinienne, la situation est particulièrement confuse, avec une délégation de la troïka de l’UE (le ministre tchèque des AE flanqué des ministres des AE des deux pays l’encadrant, la France qui a précédé et la Suède qui suivra sa présidence) en tournée au Moyen-Orient; Sarko qui lance sa propre tournée, plutôt en coordination éventuelle avec la Turquie (charmante ironie au regard des ambitions-UE de ce pays et de la position de Sarko vis-à-vis de ces ambitions); ajoutons-y un commissaire ou l’autre de la Commission, comme Ferrero-Waldner, commis à des déclarations d’un conformisme renforcé. La confusion est également considérable au niveau des déclarations, la Tchéquie soutenant d’abord Israël puis lui retirant son soutien en parlant d’une erreur du porte-parole du gouvernement; la France condamnant Israël puis Sarko mettant en évidence ce qu’il juge être la responsabilité du Hamas (les gazettes nomment cela: «mixed messages»). Dans ce contexte, le projet de la Tchéquie de concentrer sa présidence sur un renforcement des relations de l’UE avec Israël témoigne d’une impressionnante capacité intuitive. D’une façon plus générale, il s’agit d’un pas de plus dans la voie de la désagrégation du système imposé à l’Europe au travers de structures et de politiques théoriques de type confédéral à tendance bureaucratique et supranationale; la confusion, l’obsolescence et les excès de la crise israélo-palestinienne mettent d’autant plus en évidence, à cette occasion, la faillite de l’organisation européenne pour tenter d’organiser une politique selon les vieux schémas structurels et idéologiques. Sans doute verra-t-on le même processus avec la crise du gaz Ukraine-Russie, en même temps que des chamailleries de la même sorte avec les USA selon l'orientation que semble prendre cette puissance.
Il nous semble que nous avons dans ce tableau, en plus des situations régionales, l’effet général de la puissance de la crise de 2008, influant sur la situation générale d’une façon désormais décisive. Il faut alors tenter d’envisager cette hypothèse que, désormais, les événements de déstabilisation ou/et de crise, même s’ils semblent sans rapports et sont en réalité éloignés, n’en ont pas moins un élément important en commun, et qui ne cesse de prendre de l’importance. Il s’agit de cette influence que l’événement considérable de l’automne 2008 exerce désormais dans divers points de crise, comme les “répliques” d’un séisme accompagnent et suivent la secousse principale.
C’est pour cette raison qu’on se trouve devant des crises qui ont de plus en plus un aspect souvent anachronique ou anarchique, qui dépendent plus de l’impuissance et du désordre de la pensée que de projets structurés ou/et machiavéliques. (Des projets structurés et/ou machiavéliques se trouvent certes dans des milieux techniques ou très localisés chez l’un ou l’autre acteur de ces crises, mais ils n’ont évidemment guère de chance de se concrétiser parce qu’ils se trouvent dans cette situation générale d’affaiblissement et de désordre. Ils produisent plutôt des effets contraires, en renforçant des actions qui sont justement la marque de cet affaiblissement et de ce désordre. Les plans arrêtés et préparés de longue date de l’état-major israélien renforcent une réaction politique marquée, paradoxalement dans ce cas, par la faiblesse et le désordre.)
La crise de l’automne 2008, qu’on peut décidément qualifier de “crise générale”, en plus d’être systémique, malgré qu’elle se soit manifestée dans les domaines financier et économique, a évidemment frappé le système dans son entièreté. Elle l’a affaibli à mesure. Les grands pôles d’autorité, et principalement le pôle américaniste, sont eux-mêmes très amoindris, très affaiblis, et leur influence décroît à mesure. Bien sûr, c’est essentiellement le cas pour Washington et les USA, comme on l’a vu plus haut, – “[l]’état d’esprit à Washington, dans l’administration Obama qui est déjà très active dans la définition de sa politique, marque une forte incurvation vers les affaires intérieures; c'est, pour les USA, la manière courante d’un affaiblissement d’autorité vers l’extérieur”.
Il y a donc une corrélation manifeste entre tous ces événements, derrière le désordre et l’affaiblissement qui semblent être la caractéristique immédiate qu’on relève pour les définir. Le paradoxe devient alors que c’est effectivement un événement général d’une force et d’une puissance évidentes qui est à l’œuvre ici, qui n’a plus aucun rapport avec les politiques suivies, notamment les politiques suivies par conformation au système. Des effets également paradoxaux peuvent être envisagés. Comme on l'a noté, il n’est pas assuré, par exemple, que l’action israélienne, appréciée par certains comme d’une extrême habileté dans la mesure où elle “profiterait” d’un vide du pouvoir US, ou des derniers feux d’une administration Bush de toutes les façons inexistante et que personne n’écoute, pourrait s’avérer finalement comme une extrême maladresse en déclenchant une réaction internationale sévère contre Israël. Dans ce cas, la pauvreté intellectuelle (l’“absence de sens stratégique”) de l’opération aboutirait à un prolongement politique intéressant.
La question générale et centrale est de connaître l’essentiel, la substance des rapports de cette dynamique d’affaiblissement du système avec le désordre qu’elle suscite. Cette dynamique a-t-elle comme conséquence inéluctable le désordre, ou bien est-ce qu’elle utilise le désordre comme outil pour provoquer cet affaiblissement général du système? Il est difficile de ne pas voir dans les événements en cours, si l’on accepte cette forme d’analyse, une dynamique historique supérieure. Dans ce cas, la grande crise systémique de l’automne 2008, ce séisme central du tremblement général, retournerait paradoxalement mais non sans logique contre le système sa propre philosophie du “désordre créateur”; il retrouverait la technique du “contre-feu” qui est d’annihiler l’outil de la puissance de l’adversaire en retournant contre lui un outil de même fonction et de même caractéristique (opposer un désordre au désordre développé par le système, opposer une contre-force déstructurante à l’attaque d’une force déstructurante). Bien entendu, rassurons-nous; il ne s’agit que d’une hypothèse que nous faisons mais observons tout de même le processus en cours.
Une question complémentaire reste de savoir si et quand des dirigeants politiques comprendront le sens des événements; et, s’ils les comprennent, de savoir ce qu’ils pourront faire, et dans quel sens. Le cas d’Olmert vient évidemment à l’esprit: ordonner (avec les pressions de l’establishment israélien dans ce sens) l’opération contre Gaza deux mois après avoir fait les déclarations qu’on sait sur la situation politique et stratégique, et les moyens généralement mis en œuvre, constitue beaucoup plus que n’importe quelle autre explication, sinon exclusivement à toute autre explication, une marque pathétique de l'impuissance d’un dirigeant politique de ce niveau. (Olmert: «I read the reports of our generals and I say, “how have they not learned a single thing?” Once, a very senior official told me, “They're still living in the War of Independence and the Sinai Campaign.” With them it's all about tanks, about controlling territories or controlled territories, holding this or that hill. But these things are worthless.») Olmert dirige une action dont il sait la stupidité ultime et la vacuité évidente, en plus de sa cruauté. Mais, semblerait-il nous dire, que faire d’autre? C’est toute la tragédie de notre crise générale.