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20 décembre 2006 — Un article de Richard Bernstein, en date du 17 décembre (New York Times et repris dans l’International Herald Tribune), a le mérite de contribuer à la mise au clair de la séquence historique washingtonienne qui conduisit à la guerre. Il contribue par conséquent à nous renforcer dans l’opinion que la perspective recèle bien peu d’espoir d’un changement d’orientation.
Bernstein développe avec une certaine aisance, — aidé par ce qui devrait être une évidence historique, — que la stratégie mise au point par les néo-conservatreurs a été acceptée par l’establishment washingtonien comme telle, en toute conscience. Elle n’a pas été imposée par d’obscures manœuvres. Le poids de la faute doit être supporté par tous : «The war has gone badly. It is likely that history will deem it to have been a tragic mistake. But it was not the result of some small neocon conspiracy. It was much bigger and in many ways more typically American than that.»
Bernstein n’a pas un grand effort d’argumentation à faire car il s’agit bien d’une évidence. Il lui suffit de rappeler quelques-uns des nombreux faits qui militent en faveur de sa thèse.
«My argument is that, certainly, neoconservatives advocated the war and had some influence inside the administration.
»But actually, the war in Iraq was by no means the exclusive brainchild of one faction in American political life. It arose from a combination of factors: the shock of Sept. 11; an administration looking for a strong policy at a time of national crisis; and the resonance of the neocon solution with good old garden-variety, American-style liberal interventionism.
Bernstein développe évidemment son argument en fonction de la position américaniste par rapport à la situation au Moyen-Orient, et la politique qu’il importe de développer vis-à-vis du monde arabe pour conserver l’influence US dans la région. Dans ce cas, les néo-conservateurs se sont trouvés représentatifs d’une des deux options possibles, laquelle fut puissamment, sinon irrésistiblement favorisée par l’attaque du 11 septembre.
«One school of thought held that the United States had to be more responsive to Arab concerns, in part by being less conspicuously pro-Israeli, while at the same time addressing the so- called root causes of Islamic fury — poverty, dictatorship, and despair among young men.
»The alternative view, and the view of most neocons, was that Israeli security should not be compromised so the Arabs would hate the United States less, that it would be a form of weakness and appeasement to face the adamant and unreasoning, death- cultish and terror-inclined Islamic hatred of both America and Israel with an attempt to be nice and yield to some Islamist extremist demands.
»After Sept. 11, it was the neocons, having written for years about the danger coming from Islamic extremism, who seemed to have an answer, a course of action that went beyond bombing Afghanistan to address the root cause of the problem — to alter a Middle Eastern culture that was deeply and dangerously malign, starting with the overthrow of the malign and tyrannical Saddam Hussein.
»“I think Bush and Cheney and Rumsfeld embraced what was seen as a neocon strategy because there was no other proposal out there,” [Joshua Muravchik, a neoconservative scholar in residence at the American Enterprise Institute] said.
»But the neocons were not alone in pushing the argument.
»It wasn't they who cooked the intelligence.
»It was none other than Colin Powell, no neocon, who made the case (which he later regretted) at the United Nations that Saddam and Al Qaeda were linked. It was Bill Clinton who, as president of the United States, signed the Iraq Liberation Act of 1998, which made support for the anti-Saddam Iraqi opposition the official policy of the United States. And Hillary Rodham Clinton, no neocon either, was among the 29 Senate Democrats who, in the Iraq war resolution of 2002, authorized the current president to use force to overthrow Saddam.»
Il n’est donc pas question de doctrine, d’idéologie, de choix stratégique d’aucune sorte. Il est question de psychologie, — et que nos lecteurs nous pardonnent de nous répéter sans cesse, sans nous lasser, à ce propos de la prépondérance de la psychologie.
Le choc de l’attaque du 11 septembre est l’explication de l’essentiel de la chose ; et nous insistons bien là-dessus : le phénomène du “choc” signifie, dans notre acceptation de la chose, une évidente sinon exclusive dimension psychologique ; c’est moins l’attaque qui compte, que le choc de l’attaque.
La question aussitôt posée après l’attaque, dans les heures, dans les minutes qui ont suivi, est bien celle-ci : comment trouver quelque chose d’extérieur qui portât la responsabilité de la puissance du choc, de façon à ce qu’on pût frapper avec autant de force qu’en avait l’attaque, non, plutôt avec une force décuplée par rapport à celle qu’avait eu l’attaque. Il fut rapidement répondu à cette question. Le “We are at war” dit aussitôt, par le général Haig comme par d’autres dans les commentaires divers de l’instant tragique, désignait “le terrorisme” ou “la terreur” comme l’Ennemi. Cette façon extraordinaire d’habiller une tactique ou un sentiment du manteau existentiel d’ennemi terrestre des Etats-Unis impliquait une stratégie à mesure ; celle, radicale et utopique des néo-conservateurs faisait l’affaire («After Sept. 11, it was the neocons […] who seemed to have an answer»)
L’analyse de Bernstein doit nous confirmer dans l’interprétation psychologique de la certitude et de la vanité de la puissance américaniste, frappée au cœur de sa psychologie par cette attaque si complètement significative du point de vue symbolique, encore plus que du point de vue stratégique. (La psychologie malade fait son miel du symbolique, qui permet de distordre la réalité à sa convenance.) La réaction fut à mesure, aveugle et déchaînée, comme réagit une psychologie blessée (et que la psychologie blessée fut malade avant d’être frappée est une autre évidence, ajoutant à la complexité du cas). La crise n’a plus cessé depuis, toujours à ce même niveau. Les erreurs en Irak, l’impossibilité de les identifier et d’en tirer les leçons depuis, l’aveuglement devant l’aggravation de la situation, renvoient également au cas psychologique.
Puisque, décidément, la pathologie n’est pas traitée mais au contraire entretenue par le phénomène du virtualisme qui s’adresse d’abord à ceux qui le suscitent (l’establishment est le premier infecté par le virtualisme qu’il suscite), il n’y a aucune raison que cet aveuglement cesse, ni que les erreurs ne se perpétuent pas. La pathologie est déchaînée. L’“influence” des néo-conservateurs perdure, même après leur élimination pour la plupart des postes d’influence, parce qu’il n’y a pas vraiment d’influence. Les “neocons” disent tout haut, et très, très haut, ce que tout le monde pense tout bas et d’une façon irrésistible. Cela se résume à une chose : “comment ont-ils osé?”. Qu’importe le “ils”, qu’importent les erreurs et les sottises, seule compte cette insupportable blessure de la vanité, de l’hubris. Le déchaînement d’une puissance aveugle et de plus en plus maladroite, de plus en plus contre-productive, est la seule réponse possible, la seule réaction concevable. Même les modérés type-Baker, lorsqu’ils proposent leur plan de désengagement, portent une critique sur la méthode, sur la tactique, nullement sur le fondement ni sur la stratégie. (Même attitude chez une Hillary Clinton.)
Les USA iront jusqu’au bout de leur enfer. Les américanistes sont au terme de la logique de leurs conceptions. Cette logique n’a pas tant d’effets sur la pensée que sur la psychologie, ce qui fait effectivement considérer, comme nous le faisons, l’hypothèse que ces conceptions américanistes de vanité impériale et d’hubris historique constituent plus une réaction de l’humeur et du caractère (vanité et hubris) qu’une appréciation politique et historique. L’Amérique est conduite par son humeur qui, dans son cas d’un particulier aveuglement et d’un complet refus de s’assumer (virtualisme oblige), relève complètement de l’inconscient. Les ricanements de Freud découvrant en 1909 l’Amérique comme le terrain rêvé d’expérimentation de ses théories résonnent encore, un siècle plus tard.
L’aventure américaniste est l’aventure d’une puissance repliée et mercantile, conçue au départ selon les intérêts sordides les plus terrestres habillés du manteau de la rhétorique idéaliste du temps, qui se prenait pour un empire au sens historique du terme. Le quiproquo est à son terme. L’Histoire est en train de solder les comptes, dans la plus terrible humiliation qui soit, dans cet affrontement absurde et dérisoire entre la plus grande puissance du monde et un petit pays de 25 millions d’habitants épuisé et humilié avant même d’avoir été sauvagement attaqué. Si, là-dessus, les idéologues veulent y ajouter leurs fleurs de rhétorique sur le méchant dictateur de service, libre à eux ; ils ne s’en privent pas. Cela ne change rien au fond du jugement historique.