Une certaine dissolution…

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Une certaine dissolution…

6 juillet 2012 – Selon l’observation que “mieux vaut tard que jamais”, autant saluer sans arrière-pensées cet article du Guardian, de la correspondante à Moscou du quotidien, Miriam Elder. (Publié le 5 juillet 2012.) Il s’agit d’une mise à jour de la réalité de la politique russe vis-à-vis de la Syrie, comme partie d’une politique générale de la Russie et non comme une politique réduite à une perception mercantile de la défense de soi-disant intérêts russes en Syrie.

Nous saluons la chose sans arrière-pensées, disons-nous, mais certainement pas sans commentaires ; et ces commentaires concerneront plus la démarche de l’auteur et de ses “sources” que la politique russe qu’on prétend ainsi nous faire découvrir comme si elle apparaissait (“to emerge”), totalement inattendue, totalement imprévue, après avoir été soigneusement dissimulée comme la fameuse “énigme enrobée dans un mystère”, selon la définition que Churchill donnait du pouvoir en URSS… Les termes employés (soulignés en gras par nous) sont extraordinaires par rapport à la vérité de la situation historique, extrêmement publique, des cinq dernières années.

«For 16 months Russia has blocked UN action on Syria, upheld arms sales with the regime, and lashed out at any suggestion that a solution to end the bloodshed might include the departure of Bashar al-Assad. The initial line was that Russia was acting on national interest, holding on to its last big ally in the Middle East, a significant weapons client and host to its only naval base outside the former Soviet Union. More than one year and an estimated 15,000 deaths later Russia's true calculations are starting to emerge. While the Kremlin remains largely silent about its intentions, closely connected analysts have begun to speak out.»

Ces termes de “raisons cachées” et autres de la politique russe, et cela décrit en termes rappelant effectivement les commentaires du temps de la Guerre froide face à l’obsession du secret de l’URSS (toujours moderne et en avance sur son temps, le bloc BAO), sont confondants à la lecture, et doivent déclencher la stupéfaction la plus complète. On y reviendra plus bas, le temps de reprendre notre souffle. En effet, le reste de l’article nous invite à prendre conscience de la mise à jour du “mystère”, dans le plus gracieux et écrasant exercice d’enfonçage de portes très largement ouvertes qu’on ait goûtés depuis un temps assez long… Les experts (ou “experts”) consultés ont découvert que la politique russe est devenue, sans que cela soit dit, mystérieusement, politique abritée derrière des portes largement verrouillées à double tout qu’on enfonce pourtant comme autant de portes ouvertes, une politique d’une hostilité et d’une crainte très grandes devant la politique du bloc BAO, ou plutôt the industry of regime change substantivant la totalité de cette “politique”. Les Russes, découvrent nos “experts”, jugent que cette politique du bloc BAO engendre un désordre mondial incontrôlable, qu’elle est subversive par rapport aux principes qui devraient être formateurs et fondateurs d’un ordre des relations internationales.:

« Their conclusions – that Russia objects to a western-led world order and refuses to endorse a solution that would further the international community's case for removing unpopular dictators – has overturned conventional thinking on Russia's approach.»

Ainsi Elder cite-t-elle deux “experts”, l’un russe du CAST (une curiosité dans la façon qu’il “découvre” la politique russe), l’autre (Dmitri Trenine), anciennement russe et militaire soviétique, recyclé par le Collège de l’OTAN à Rome, puis au centre moscovite du Carnegie Endowment.

«Ruslan Aliyev, a Middle east expert at the Moscow-based Centre for Analysis of Strategies and Technologies, said: “We tried to analyse: does Russia really support Syria because it needs the base at Tartus and because it's a valued arms customer? We came to the conclusion that no, that is not what's driving foreign policy.” […] "In Russia, the elite relates very negatively to any attempt at western meddling,” Aliyev said. “There's a fear that if there's a new approach to the international system, where the west and UN can change the government of whatever countries they wish the whole world will turn to chaos.”» […]

»Dmitry Trenin, an analyst, recently wrote in an essay for the Carnegie centre, whose Moscow office he heads, that barring a huge shift in the conflict's internal dynamics, Russia was unlikely to change its position. He said: “To Moscow, Syria is not primarily about Middle Eastern geopolitics, cold war-era alliances, arms sales – or even special interests – Syria, much like Libya, Iraq or Yugoslavia previously, is primarily about the world order. It's about who decides. “Not only do the Russians reject outside military intervention without a security council mandate; they reject the concept of regime change under foreign pressure.” “This support for non-intervention is unsurprising given that all regimes, excepting established democracies, could be theoretically considered as lacking legitimacy.”»

Il se pourrait donc que le bloc BAO en vienne à la brillante conclusion que la Russie a une politique extrêmement ferme, dont elle ne changera pas («The west may be coming to terms with the fact that Russia may never budge from its opposition to removing Assad from power.») Cette conclusion révolutionnaire par rapport aux tentatives faites à ce propos enregistre effectivement un fait évident, mais sans y ajouter une réserve tout aussi évidente puisque la référence par ailleurs mise en lumière de la politique russe est le refus du désordre, – et il existe des occurrences où le soutien à Assad ne correspondrait plus à cette “politique de refus du désordre”, comme les Russes le répètent publiquement et à satiété. (Ils ne soutiennent pas Assad mais ils soutiennent une politique de non ingérence et de légitimité génératrice d'ordre international et, pour l’instant et jusqu’à nouvel ordre, la position au pouvoir d’Assad correspond effectivement à ces impératifs de non-ingérence et de légitimité. Il est évident que le jugement relatif, sur Assad, pourrait changer, par rapport aux impératifs de cette politique.) Ainsi, même lorsque un appendice du bloc BAO découvre la vérité de la politique russe, il parvient à la distordre tout de même pour que cette vérité corresponde à des analyses accouchées par une psychologie marquée par sa propre terrorisation et l’affectivité comme moteur de la raison. Cela n’a d’ailleurs rien pour étonner.

… Il n’empêche : for the record, comme ils disent, on signalera que cette politique russe qui “émerge” du secret où elle fut jalousement gardée, était énoncée en substance d’une façon extrêmement claire dans le discours de Poutine à la Wehrkunde, en février 2007, – il y a donc cinq ans de cela. Depuis, le thème est largement revenu dans les bouches des dirigeants russes (Rogozine, notamment). Dans la séquence actuelle, celle qui débute avec la campagne électorale, des législatives et surtout des présidentielles en Russie, parallèlement puis au long de la crise syrienne, les références sont innombrables. Sans les citer toutes pour notre compte (dans dedefensa.org), on mentionnera les articles du 10 février 2012, du 25 février 2012, du 5 mars 2012, du 16 mars 2012, du 2 avril 2012, du 31 mai 2012, du 4 juin 2012

Nous écrivions, le 18 mai 2012, à propos de l’avertissement de Medvedev selon lequel cette sorte de conflits (Libye, Syrie) pouvait dégénérer “accidentellement” en conflit nucléaire, ceci qui indiquait clairement l’objet de la crainte des Russes... Il s’agissait bien de mettre en accusation la forme d’une “politique” (le terme est employé bien étrangement, certes), bien plus que la “politique” même d’un adversaire spécifique hypothétique (le bloc BAO, en l’occurrence).

«…Même lorsqu’il met en cause la politique US (du bloc BAO), Poutine l’accuse moins d’être hégémonique et offensive, donc parfaitement contrôlée et porteuse d’une intention prédatrice, que d’être erratique, incontrôlable et dispensatrice de désordre, et pire encore… (Voir le 5 mars 2012 : “The Russian PM pointed out that US foreign policy, including that in the Middle East, was expensive, inefficient and largely unpredictable. Putin also added that, among other things, it may eventually disserve Israel. ‘They changed regimes in North Africa. What will they do next? In the end, Israel may find itself between the devil and the deep blue sea’ he said.”) De ce point de vue absolument fondamental de l’identification de la politique, les deux hommes, Poutine et Medvedev, sont complètement d’accord, et d’ailleurs ils expriment un sentiment absolument unanime de la direction russe. La Russie a aujourd’hui une conscience aigue de ce que nous nommons également l’“eschatologisation” de la politique extérieure et des relations internationales, cette “eschatologisation” qui fut d’ailleurs l’une des réalisations centrales faites par les Russes à l’occasion du conflit libyen, et qui provoqua la crise à l’intérieur de leur direction évoquée plus haut. Lorsque l’on sait, au reste, la façon dont est élaborée (ou plutôt “non-élaborée”) une politique aussi folle et dangereuse que la politique iranienne du bloc BAO (de l’Europe), on comprend combien la direction russe est dans le vrai avec un tel jugement.

»En d’autres termes, lorsque Medvedev dit qu’on se trouve dans une situation extrêmement dangereuse, qui peut aboutir à un conflit nucléaire à partir d’une crise ou d’un conflit régional, il fait moins le procès de ceux qui sont impliqués, même s’il le fait accessoirement et évidemment à partir de ce qu’on sait des actes et des situations des uns et des autres, qu’il ne met en évidence une dynamique extérieure à tous les acteurs, et supérieure à eux, qui pourrait conduire à de telles catastrophes. Enfin, il met aisément en évidence la marque même de cette dynamique (plutôt qu’une “politique”, certes) de déstructuration et de dissolution pouvant conduire à une catastrophe, qui est purement et simplement l’ignorance du Principe en général, dans ce cas le principe de la souveraineté nationale, qui est la structure essentielle dans ces mêmes relations internationales, comme “le principe d’un Principe” est le fondement de tout ordre général…»

Une fermeté posée sur du sable

Si l’on cite cet article de Miriam Elder, si l’on s’y attache, ce n’est pas parce qu’il est brillant, ou original, ou exceptionnel, mais plutôt parce que nous le tenons comme très représentatif d’une tendance qui, peu à peu, se fait jour actuellement au sein du bloc BAO, qu’on pourrait effectivement désigner comme la réalisation par le bloc BAO de ce qu’est exactement la politique russe en Syrie. L’aspect incroyablement grotesque de la présentation de cette politique comme émergeant peu à peu d’une aura de mystère, grotesque effectivement à la lumière des déclarations successives et publiques des dirigeants russes, est également une indication importante de l’aveuglement général des dirigeants du bloc BAO, tenant aussi bien au flot général d’information-Système orienté dans le même sens, qu’à une psychologie générale qu’on a souvent étudiée (terrorisation) et à la soumission à l’affectivité, ces attitudes qui renvoient à l’empire du Système sur leur comportement.

Pour autant, on observera, – et, à cet égard, cet article est tout autant significatif, – qu’on ne distingue aucun changement fondamental de la forme et des moyens du mécanisme du “jugement” des dirigeants-Système. On observe notamment deux points :

• Nulle part il n’est dit, ni même implicitement, que les Russes aient raison avec cette politique, nulle part il ne leur en ait fait crédit. Au contraire, l’impression implicite de certaines appréciations est qu’il s’agit d’une politique de couards, élaborée “en secret”, comme le faisaient les dirigeants de l’URSS du temps de la Guerre froide selon la narrative historique dominante (toujours ce goût du moderne). Il semblerait que la volonté d’éviter un chaos mondial soit implicitement perçue comme un très grave défaut, – même si cela n’est pas dit, cela se sent… D’ailleurs, on pourrait penser, – non, tous comptes faits, on doit penser que cela reflète une pulsion très réelle, que la proximité et l’influence écrasante du Système instillent dans ces psychologies très affaiblies et extrêmement vulnérables. Il y a le goût irrépressible et nihiliste de l’entropisation qui perce dans ce jugement implicitement défavorable des Russes considérant négativement cette politique du désordre et du chaos. Les consignes du Système restent prédominantes, même dans la reconnaissance d’une vérité (celle de la politique russe).

• Nulle part, il n’est dit que le bloc BAO va changer de politique, ni même qu’il doit changer de politique. Elder cite une remarque du secrétaire au Foreign Office William Hague sur Tweeter. (Décidément, Tweeter est bien pratique, en nous épargnant la prose fleurie de leur rhétorique-Système pour aller directement au cœur de leur sottise ahurie. Cela nous évite arguments, plaidoiries, etc., cause rapidement entendue.) «During a Twitter chat with his followers on Thursday, William Hague, the foreign secretary, wrote: “Our strong preference is to work with Russia & China but if Annan plan fails no option is ruled out.”» On souhaite bien du plaisir au ministre Hague, avec sa rutilante Royal Air Force et sa superbe Royal Navy réduite à l’attente d’un porte-avions d’abord sans avions, puis récupérant l’un ou l’autre débris du programme JSF quelque part dans les années 2020, si tout cela existe encore. (La défense anti-aérienne russe en Syrie, elle, par contre, est d’ores et déjà en place.) Cela bien compris, on comprendra également qu’il n’y a rien dans cette affirmation martiale pour indiquer que Hague, et tous les amis avec lui (“les amis de la Syrie”), puissent un instant considérer que la position russe et chinoise mériterait qu’on s’arrête un instant sur la validité de la politique du bloc BAO. Au contraire, la surenchère en forme implicite d’anathème est aussitôt bruyamment posée sur la table (“all options are on the table”). On continue à parler haut et fort, et, presque, d'autant plus haut et plus fort...

Donc, le jugement sur la politique russe change mais rien ne change pour autant. Il y a de la logique dans tout cela, qui est la logique d’un bloc BAO absolument soumis au Système, mais confronté à une vérité de la situation de plus en plus rugueuse (la politique russe). Cela nous conduit par conséquent à considérer que cette évolution, substantivée par l’article citée, même si elle est totalement contenue dans les limites qu’on vient de tracer, indique sans aucun doute un affaiblissement de la posture (plutôt que “position”) du bloc BAO. Le doute par rapport à la certitude formidable d’être dans le vrai commence à s’insinuer… Cette remarque que nous faisons ne concerne pas le seul article cité, bien entendu, mais des indications très précises qu’on recueille, venues des plus hauts niveaux dans certaines directions politiques de pays du bloc BAO. Cette affaire syrienne dure terriblement et la pratique de l’anathème est efficace sur le court terme, elle doit faire sentir ses effets dans l’immédiat ; sinon, l’anathème s’use et, avec lui, la narrative sur laquelle il est construit, surtout quand il y a en face des pays comme la Russie et la Chine. Il aurait fallu mesurer la panique qui s’est emparée des participants, samedi dernier à la conférence de Genève, lorsque les Russes ont annoncé qu’il quittait la négociation à cause du tour qu’elle prenait (liquidation d’Assad en préalable à n’importe quoi), et menace immédiatement mise à exécution par un départ effectif des représentants de la Russie ; cela, suivi de l’intervention des Chinois, restés dans la conférence, pour annoncer qu’ils allaient suivre les Russes si rien ne changeait ; cela, immédiatement suivi d’une ambassade de conciliation, extrêmement pressante, auprès des Russes pour qu’ils reviennent, que toute allusion à Assad serait ôtée du communiqué… Cette anecdote véridique situe effectivement, non pas le changement de cap du bloc BAO (impossible, pour les raisons qu’on a dites), mais l’affaiblissement important de sa posture et de sa “politique”.

La question essentielle que soulève la crise syrienne n’est ni la politique russe ni même la position d’Assad, son maintien ou son départ, mais la politique du bloc BAO ; et, dans cette politique du bloc BAO, non pas son sens, sa logique, sa cohérence (elle n’a rien de tout cela), mais sa cohésion, sa fermeté de la matière confrontées au début d’un effritement, d’une dissolution, que l’on sent au travers de ces divers épisodes qu’on rapporte ici. En quelque sorte, la politique du bloc BAO, entièrement soumise aux impulsions du Système, n’a strictement aucun sens mais ne fait que suivre la logique de la surpuissance du Système qui l’inspire au départ. Comme l’on sait, cette dynamique de la surpuissance est conduite à se transformer en dynamique de l’autodestruction. D’un point de vue pratique, et pour avoir une image réaliste de la situation de la chose, c’est comme si cette politique reposait sur du sable puissamment aggloméré et solidifié, et que la matière agglomérante et solidifiante commençait à se dissoudre et le sable à revenir à sa situation originelle qui est d’être une assise dissolue par définition, glissante, mobile et dérobée, etc.

La politique du bloc BAO est en train de suivre cette voie. Elle continue à clamer les mêmes anathèmes mais, obligée de reconnaître certaines vérités désagréables, elle voit son assise ferme et puissante se dissoudre peu à peu, perdre la substance même de sa fermeté. Cela ne signifie pas moins de fermeté dans la posture et le discours mais une fermeté de moins en moins ferme, de plus en plus élastique, tanguante, etc. La perspective devient alors de moins en moins sûre, tout en restant toujours aussi radicale. Pour peu qu’il y ait une fausse manœuvre, un dérapage, une fièvre un peu trop forte, le bloc BAO pourrait se trouver entraîné dans une aventure qui lui coûterait cher, et qui aurait des répercussions intérieures sérieuses. Dans l’état actuel des choses, cette perspective ne serait pas dénuée d’intérêt.