Une cible sublime : le Progrès

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Une cible sublime : le Progrès

• Une critique totale du Progrès, critique nécessairement sublime puisqu'elle débusque et détaille le principal aspect du projet dit-“progressiste”, – c’est-à-dire son totalitarisme. • Contribution : dde.org et Roberto Pecchioli.

Aujourd’hui, le Progrès (gardons-lui précieusement sa Majuscule, il la mérite comme Signe Satanique de sa nature) est devenu une cible sublime. Les dégâts suscités par cette pandémie de l’esprit sont tels, et passés désormais en rythme d’accroissement exponentiel qui introduit dans le concept un désordre catastrophique et déconstructeur de lui-même, qu’il devient un véritable bonheur de l’écriture d’attaquer cette cible ; et ces dégâts “sont tels” que nulle censure ni bienpensance ne parvient plus à empêcher cette critique, signe de plus que le Progrès est en train de succomber, de se suicider comme le scorpion, sous la force de cette inversion où “le progrès du Progrès” l’entraîne dans une folie autodestructrice fort bienvenue.

(Historiquement, – et bien que ses racines métahistoriques remontent à l’origine, – le Progrès dans sa mouture actuelle, sans doute mouture décisive du “tout ou rien”, prend forme entre 1784 (invention de la machine à vapeur) et l’exclamation de 1824 dénoncée comme catastrophique par Stendhal de « Les Lumières, c’est l’industrie ». Ce sont les bornes de ce que nous nommons le “déchaînement de la Matière”, autre image du Progrès. Un relais parmi d’autres : « Le communisme, c’est les Soviets plus l’électricité » [V.I. Oulianov, dit Lénine.])

Le Progrès a droit à une Majuscule (démonstration par l’action) parce qu’il est absolument et assurément l’œuvre du Démon et qu’il est par conséquent déifiée par une gymnastique de l’inversion, en un concept religieux. La modernité se charge de la besogne, se trouvant devant un extraordinaire Vide Spirituel [Majuscules] de l’être humain ainsi transformé, – transhumanisme par anticipation, principal acquis théorique et conceptuel des Lumières après tout.

Pour cette raison, la plume du critique de la Tradition Primordiale se trouve, dans cette sorte d’occurrence, trempée dans le miel sublime de l’attaque contre la plus grande Causalité du Mal qui soit dans l’Éternité. Cette plume devient alors exceptionnelle (sublime). Le signe de cette vigueur foudroyante et sublime de l’écriture dans la critique du Progrès se trouve sans aucun doute, – notamment bien entendu puisque les œuvres dans ce sens pullulent désormais, – dans le texte ci-dessous de Roberto Pecchioli sur « L’invenzione del progresso ». Ce texte montre qu’on trouve autant de profondeur dans le pamphlet métaphysique italien qu’on trouve de finesse dans la comédie italienne au cinéma ; les deux sont marquées par la grâce et couronnés par l’une des langues les plus chantantes du monde.

On trouve dans le texte de Pecchioli de nombreux arguments déjà dits et vus contre le Progrès, par les plus grands auteurs comme par les Initiés. Dans ce cas, la répétition devient un art nécessaire, une sorte d’originalité renouvelée et de régénération constante de l’esprit qui, sans cesse, doit être ramené à l’essentiel. La critique du Progrès est dès l’origine évidente, elle précède même l’idée elle-même de Progrès.

Le texte de Pecchioli est paru dans sa version originale (« L’invenzione del progresso ») sur le site ‘ereticamente.net’, et dans sa version française sur le site ‘euro-synergie.hautefort.com’.

dde.org

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L'invention du progrès

Bien creusé, vieille taupe ! s'exclame Hamlet à la vue du fantôme de son père, apparaissant au prince du Danemark si loin de son lieu de sépulture. Bien creusé, vieille taupe, Karl Marx réitérera dans Le dix-huit brumaire de Louis Napoléon, confiant dans l'esprit de la révolution prolétarienne.

La taupe qui a creusé le plus profondément est l'idée de progrès, née au 18ème siècle et devenue le totem et le tabou de la modernité occidentale. Elle est apparue lorsque le besoin s'est fait sentir d'attribuer à l'homme, vidé de tout contenu religieux, un destin ayant une signification matérielle. L'invention du progrès est devenue une idéologie, à tel point que des partis et des forces culturelles se disent progressistes et que ceux qui ne sont pas de leur acabit éprouvent le besoin de se justifier, de circonscrire ou de nier leur opposition.

Comment échapper à l'idée de progrès, à son avancée inexorable, à opposer ce qui signifie opposer au progrès de l'humanité, au mouvement positif vers des degrés ou des stades supérieurs, le concept implicite de perfection, d'évolution, de transformation continue vers le mieux.

L'optimisme du 19ème siècle faisait écrire à Giuseppe Mazzini : « Nous savons aujourd'hui que la Loi de la Vie est le Progrès, avec un abus de majuscules. » Le progrès, c'est le sens de l'Histoire (encore une capitalisation ; mais le sens de l'Histoire existe-t-il ?), la voie définie, l'Évangile du Bien et du Juste. Quiconque se met en travers de son chemin ne peut être qu'un fou, un perturbateur insensé que l’on doit faire taire. L'écouter reviendrait à marcher à reculons, à se reléguer en deuxième division : régresser. Le progrès est la lumière, toute objection est l'obscurité. En bref, être progressiste est un devoir, une évidence, une foi matérielle séculaire. Comme la phrase sur l'amour gravée sur les bagues des fiancés : “Plus qu'hier, bien moins que demain”.

Le destin de l'humanité est « magnifique et progressif ». Celui qui ne le croit pas est un maudit réactionnaire, une épave du passé qui ne mérite pas d'être réfutée : le sens et la direction positive du progrès sont indiscutables, semblables à certains postulats mathématiques non prouvés dont la validité est admise a priori, ou à des axiomes, principes supposés vrais parce qu'ils sont considérés comme évidents ou parce qu'ils constituent le point central d'un cadre de référence théorique.

Pas du tout ! Et la réfutation ne vient pas d'un louangeur invétéré des temps anciens ou de l'Unabomber, mais de l'un des intellectuels de “gauche” les plus lucides, Christopher Lasch, l'auteur de La culture du narcissisme et de La rébellion des élites. Appliquons à l'historien et sociologue américain (1932-1994), pour des raisons de commodité, la catégorisation droite-gauche qu'il a toujours rejetée. Lasch était plutôt un populiste amoureux des cultures populaires, un socialiste sui generis et avant tout un intellectuel libre. Dans Le paradis sur terre – un titre très polémique – il déclare que le point de départ de sa réflexion est la question suivante : « Comment se fait-il que tant de personnes sérieuses continuent à croire au progrès, alors que la masse des preuves aurait dû les amener à abandonner cette idée une fois pour toutes ? »

Les idées reçues et adoptées ont la vie dure, et le progrès est l'idée maîtresse de la culture de masse. Un remarquable malentendu, voire un clignotant pour ceux qui ont grandi dans les idées marxistes, qui ne parlent pas du tout de progrès, mais de libération des chaînes du capitalisme, dont l'idée directrice est la nécessité de révolutionner continuellement la société. Même Proudhon a mis en garde contre l'optimisme insensé de ceux qui confondent le progrès matériel et économique avec le progrès moral.

C'est ce qu'ont écrit Marx et Engels dans le Manifeste de 1848 :

« Là où elle est parvenue à dominer, la bourgeoisie a détruit toutes les conditions de vie féodales, patriarcales et idylliques. Elle a impitoyablement déchiré tous les liens féodaux colorés qui liaient l'homme à son supérieur naturel, et n'a laissé entre l'homme et l'homme aucun autre lien que l'intérêt nu, le froid “paiement en espèces”. Elle a dissous la dignité personnelle dans la valeur d'échange, et à la place des innombrables libertés brevetées et honnêtement gagnées, elle a placé, seule, la liberté sans scrupule du commerce. [...]. La bourgeoisie a dépouillé de leur halo toutes les activités qui étaient jusqu'alors vénérées et considérées avec une pieuse crainte. Elle a transformé le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science, en salariés à son salaire. La bourgeoisie a déchiré le voile sentimental de la relation familiale et l'a réduite à une pure “relation d'argent”. »

L'invention du progrès est la réussite la plus extraordinaire du capitalisme, dont le but est d'abattre toute barrière, toute idée et tout principe afin de tout ramener à l'échange mesurable en argent. Il doit déraciner chaque racine afin de construire l'homo consumens à taille unique, – unidimensionnel, selon Herbert Marcuse, – un vide à remplir avec l'imagerie des marchandises et la rhétorique inassouvie des désirs; une machine à désirer sans boussole qui tourne sans relâche à la recherche du nouveau, programmatiquement meilleur que le passé, “plus” que le “moins” d'hier, discrédité, moqué, supprimé. Pourtant, Marx, encore lui, a exprimé dans les Manuscrits un concept décisif, qui semble à l'opposé du progressisme : la racine est l'homme.

Privé de ses racines, l'homme se dépouille de lui-même au nom du progrès, accueillant avec une joie suffisante toute nouveauté, synonyme d'avancement. Avec l'invention du progrès et son introduction dans la culture de masse, la partie est jouée : elle devient une auto-illusion, un faux bonheur qui arbore le drapeau de la soumission à l'ordre capitaliste. Les progressistes d'ascendance socialiste et communiste, ayant rafraîchi leurs angoisses révolutionnaires, ne saisissent pas la défaite, mais perçoivent comme une victoire le présent dominé par la course illimitée (la dromocratie, pour Paul Virilio, le marathon sans fin pris pour le progrès) : un hallucinant jeu de miroirs. Les Francfortologues l'ont compris, soulignant que la culture de masse et l'idée de progrès n'avaient pas libéré les hommes, mais les avaient transformés en victimes consentantes de la publicité et de la propagande. Forme de la marchandise et société du spectacle : aliénation au pouvoir.

Un irrégulier du socialisme qui ne se résigne pas à se noyer dans la soupe progressiste, Jean-Claude Michéa, en est conscient. Pour lui, l'idée de progrès, déclinée comme une course folle sans ligne d'arrivée, révèle les deux postulats cachés de la sensibilité libérale-libertaire, la matrice du progressisme.

La première est l'adhésion à l'idée que l'homme n'est qu'une machine désirante contrainte par sa nature à maximiser sa propre utilité. Cette réduction, une fois introduite comme un corollaire obligatoire du progrès, rend toute objection impossible. Le progrès s'incline devant la mystique des droits, qui deviennent une sorte de revendication de tous sur tous. Cela finit par tout justifier, de l'exploitation la plus impitoyable aux nouveaux droits liés à la sphère sexuelle et pulsionnelle.

Le progrès est l'idéologie de l'homo oeconomicus, parallèle à l'homme-machine et à l'individu qui s'émancipe de toutes les croyances ou structures traditionnelles. Un processus sans fin, – comme est sans fin le fil du progrès, – qui produit un revers retentissant, une hétérogénéité des fins : la soumission à de nouvelles formes de domination et d'autorité : « L’État moderne et ses juristes, le marché autorégulé et ses économistes, et bien sûr, l'idéal de la science comme fondement imaginaire et symbolique de ce nouveau tout historique. »

Incroyable est la mutation, ou la transvaluation des valeurs que le progressisme libéral-libertaire a imposé à ses ennemis d'hier. Marcuse a d'abord dénoncé la “tolérance répressive” du pouvoir dans les sociétés politiques occidentales, la tendance à assimiler le progrès technologique à l'émancipation humaine. Il a affirmé l'imposture des sociétés démocratiques qui rendent impossible toute forme d'opposition. L’incipit de l’Homme Unidimensionnel est « une non-liberté confortable, polie, raisonnable et démocratique prévaut dans la civilisation industrielle avancée, un signe de progrès technique ». Cependant, la solution fait partie du mal : la libération par Eros, la négation du principe d'autorité, les paradis artificiels et la fermeture dans la dimension subjective. Exactement ce dont le néo-capitalisme mondialiste a besoin pour perpétuer sa domination.

L'autre élément qui légitime l'idéologie du progrès, en la rendant transversale, est l'erreur capitale de la gauche ‘moderne”, qui reste bloquée dans la croyance que le libéralisme est une force conservatrice, voire réactionnaire. Ils sont nombreux, soupire Michéa, à « s'insurger encore contre la famille autoritaire, le moralisme sexiste, la censure littéraire, l'éthique du travail et autres piliers de l'ordre bourgeois, alors que ces derniers sont désormais détruits ou sapés par le capitalisme avancé ». Rien de plus insensé que l'affirmation, – ou le malentendu, – progressiste selon lequel il représente la justice et le bien : depuis le 18ème siècle et les Lumières, la raison, le changement et le progrès sont les étendards et les conséquences de l'ordre économique libéral, dont l'étoile polaire est le marché, pourvoyeur d'harmonie entre des individus rationnels mus par le seul intérêt, privés de filiation et de liens, obstacles intolérables au progrès.

Le fait que le progrès ne mène pas au bonheur, malgré les améliorations indéniables de nombreuses conditions matérielles, ne dissuade pas ses partisans : il suffit de déplacer l'objet du désir, de brandir de nouvelles avancées, et le tour est joué.

Un autre effet de la superstition progressiste est le curieux suprémacisme de l'époque actuelle, au nom duquel ceux qui ont vécu avant nous nous sont inférieurs ; ils ont bénéficié de moins de moyens et de moins de droits, leur humanité est donc également inférieure à la nôtre. Le “présentisme” progressiste cherche à repousser l'avenir en l'écrasant sur le présent, car sinon il perdrait beaucoup de son efficacité et de son attrait. En effet, le progrès de demain sera supérieur au nôtre, avec la perte d'estime de soi et la relativisation d'aujourd'hui qui en découlent. Les maîtres du progrès le savent et agissent en conséquence. Ils provoquent une anxiété constante, consubstantielle au progrès, – le processus qui ne peut s'arrêter, – une agitation intérieure qui nous rend dépendants du nouveau, de la consommation, des désirs.

Le progrès, au lieu d'accroître nos possibilités et d'ouvrir nos esprits, comme le pensaient les positivistes et les pragmatiques, génère des tensions, de la compétitivité, de la peur, de l'envie sociale, auxquelles il n'y a pas d'autre remède que d'administrer des doses croissantes du médicament qui a provoqué la maladie. De plus, méprisant tout passé, elle renonce à la confrontation, se contentant de la supériorité des moyens du présent. C’est là que réside l'une des contradictions progressistes : l'excès de moyens obscurcit les fins au point de les nier.

Le progrès, dans la forme sous laquelle il est vécu dans la culture de masse, ressemble de plus en plus à la vaine course circulaire du hamster dans la roue et dans la cage. L'invention du progrès, la foi aveuglante qu'elle génère, sont les murs de la prison sans barreaux qui rend la vie contemporaine frénétique et jamais rassasiée.

Tôt ou tard, le progrès aussi s'essoufflera et les hommes reviendront sur leurs pas, acceptant une vie plus naturelle, humaine au sens noble du terme. La taupe se lassera de creuser et regardera les détritus de son long travail. Peut-être que ce que la géniale légèreté d'Ennio Flaiano a imaginé se produira : même le progrès, devenu vieux et sage, votera contre.

Roberto Pecchioli