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10 mars 2007 — La crise euromissiles-II est entrée dans sa phase exploratoire après l’explosion initiale (comme la première explosion d’un moteur qui se met en marche) qui nous a avertis qu’une crise européenne s’amorçait. Cette phase exploratoire signifie que les principaux acteurs s’assurent de leurs positions et de celles des autres. Nous avons ainsi l’occasion de “fixer” les dimensions du problème et de mesurer leur importance, loin des échos médiatiques de l’explosion initiale.
Le sommet de l’UE a abordé hier cette question des euromissiles-II, montrant par là que, contrairement aux arguments des supplétifs de circonstance des US, — Polonais et Tchèques, avec un Danois ici ou là, — l’affaire n’intéresse pas que l’OTAN, mais qu’elle intéresse en priorité l’UE. L’OTAN est pressée (par les Allemands, notamment) de s’y intéresser mais elle n’est pas vraiment pressée de le faire, — mais elle devra le faire. Elle sent bien que la crise euromissiles-II est une horrible patate chaude. Les insupportables Polonais commencent à dire tout haut qu’ils ne se satisfont pas d’une garantie OTAN dans cette affaire, qu’ils préféreraient un traité bilatéral avec les USA. Merci aux Polonais, qui s’y connaissent dans l’art de déstabiliser un ordre qui correspond pourtant aux intérêts de leurs principaux partenaires. Les Polonais sont les dynamiteurs inconscients de l’ordre établi en Europe, ils sont capables de dynamiter l’UE et l’OTAN en un seul coup.
Pour la première fois, hier, la France s’est exprimée, par la voix de son président au sommet de l’UE à Bruxelles. Cette “première fois”, — la position de la France et le fait que ce soit la première prise de position de la France, — n’a pas échappé, notamment, au Financial Times. Le texte que le journal consacre au fait est court mais il figurait en première place dans la hiérarchie de ses informations lorsqu’il a été mis en ligne. Le journal britannique est persuadé que cette affaire est de la plus haute importance. Ce n’est pas nous qui tenterons de l’en dissuader : il s’agit effectivement d’une affaire de la plus haute importance.
Voici une partie du court rapport du FT :
«Jacques Chirac bowed out of what might be his last European Union summit by warning that US plans to install missile defence bases in Europe could split the continent and provoke a fresh cold war.
»The French president said Europe and the US needed to consider Russia’s concerns about the projected missile bases in Poland and the Czech Republic.
»“We should be very careful about encouraging the creation of a new dividing line in Europe or a return of the order of the past,” he said.
»His comments marked the first French intervention in the debate since the US formally requested the use of Polish and Czech bases this year. They were also the latest indication of deep concern among western European Nato governments that the plans will hurt ties with Moscow.»
La position de la France est essentielle dans cette crise mais elle n’est pas centrale pour l’instant. On observera qu’il s’agit d’une perspective semblable à la première crise des euromissiles.
La crise avait commencé en 1977 par un cri d’alarme du chancelier Schmidt et s’était poursuivie et amplifiée par la “double décision” de l’OTAN de décembre 1979 (déploiement d’euromissiles US et proposition d’ouverture de négociations avec l’URSS sur l’élimination des euromissiles). L’intervention fondamentale de la France avait eu lieu en 1981 avec les discours de Mitterrand à Bruxelles et (surtout) au Bundestag, et avec comme thème la phrase fameuse : «Les pacifistes sont à l’Ouest, les missiles sont à l’Est». Cette phrase était une phrase de combat et une phrase de circonstance, et nullement une phrase de description objective de la situation. L’“ère Gorbatchev”, ouverte quatre ans plus tard et conduisant au traité INF de 1987, confirma qu’il y avait aussi des pacifistes à l’Est. D’autre part, le déroulement de la crise montra bien que la France ne voulut pas y intervenir en tant que puissance européenne, laissant aux USA la seule possibilité de garantie nucléaire pour les pays européens continentaux de l’OTAN. Elle resta dans son pré carré nucléaire et national et, sans doute, n’était-il pas possible de faire autrement, — aussi bien du point de vue de la France, encore plus du point de vue de ses principaux alliés européens.
Aujourd’hui, les enjeux et les positions sont complètement différents. Le trouble-fête est américaniste et les missiles ne sont certainement pas “à l’Est” puisqu’il s’agit de quelques missiles anti-missiles US qui n’existent pas encore et qui n’ont guère de valeur opérationnelle. Contrairement à 1977, l’enjeu opérationnel est dérisoire en poids stratégique, s’il est considérable en portée politique. C’est tant mieux. Cela permet de mieux apprécier qu’il s’agit d’une crise politique derrière l’apparence stratégique, et toute entière due aux bienheureux (pour cette circonstance) aveuglement et entêtement de la bureaucratie pentagonesque.
Une fois de plus, la position française est plutôt sur la réserve. On peut avancer la circonstance des élections présidentielles et l’on dira alors que c’est une circonstance heureuse. La réserve française est en effet une position de circonstance particulièrement bienvenue. Si les Français étaient machiavéliques et s’ils avaient une vision à long terme (disons deux ans, qui est le super-long terme dans notre époque où les choses vont vite), nous dirions qu’ils ont intérêt à voir et à laisser venir au moins pendant quelques mois, c’est-à-dire à laisser la crise inexorablement s’aggraver tout en prenant date. Ce serait alors impliquer qu’ils auraient deviné qu’il y a dans cette crise tous les ingrédients d’une rupture entre l’Europe et les USA, et que c’est la seule occurrence concevable aujourd’hui, compte-tenu des blocages bureaucratiques et psychologiques, pour obliger l’Europe à s’orienter vers cette position d’“Europe-puissance” que la France veut lui voir adopter. (Car il ne faut pas entretenir d’illusion : l’Europe n’évoluera vers ce statut, si elle le fait, que contrainte et forcée par la “force des choses”, — et par la France au bout du compte.) Mais cette subtilité de l’action diplomatique, c’est beaucoup attendre d’une France pour l’instant réduite aux acquêts de ses réflexes stratégiques fondamentaux, — ce n’est déjà pas si mal mais cela n’implique ni machiavélisme ni vision à long terme.
La réserve de la France s’explique donc, selon une optique plus classique, par sa position de puissance nucléaire autonome en Europe et par sa position de réserve vis-à-vis de l’OTAN vers où tous les regards (surtout allemands) convergent. (Si nous voulions aller plus loin dans la subtilité et faire à nouveau crédit aux Français d’une certaine dose de machiavélisme, nous dirions que cette réserve s’explique du point de vue tactique par l’habile volonté de la France de ne pas “idéologiser” le débat en le ramenant au sempiternel France versus USA qui effraierait nombre de pays européens frileux ; il faut laisser les frileux s’engager seuls, comme des grands, dans la crise.)
Mais cette réserve ne pourra pas durer longtemps et certainement pas pendant toute la crise, au contraire de la première crise des euromissiles. La France devrait passer à un moment — le choix du moment sera important — d’une interprétation stratégique de la crise à une interprétation politique, et c’est alors qu’elle devra s’y impliquer en exploitant son caractère absolument explosif. L’enjeu central n’est pas celui d’une “division” entre la Russie et le reste de l’Europe (de l’OTAN, de l’Occident, etc). Cela, c’est le détonateur et rien d’autre. L’enjeu central est le fameux découplage, — entre l’Europe et les USA. L’enjeu central annexe est le découplage à l’intérieur de l’UE, — entre les pays stratégiquement pro-US, Pologne en tête, et le reste, Allemagne en tête (surprise des circonstances). Sur ce dernier point, il faudra bien que la France en vienne à faire jouer sa solidarité avec l’Allemagne, une fois la crise bien lancée ; pour une fois, cette “solidarité” est bienvenue parce qu’elle est riche de prolongements politiques fondamentaux, enfin parce qu’elle est un moyen d’accélérer le découplage USA-Europe.
Sans doute la diplomatie française, habile comme toujours, ne veut pas de ce découplage, continuant à considérer l’alliance avec les USA comme fondamentale pour la sécurité européenne. La diplomatie française devra s’arranger des faits et faire enfin sa révolution culturelle en s’y conformant. Il n’y a plus, quand on est un pays comme la France qui recherche la stabilité et l’égalité des alliances, d’“alliance fondamentale” avec une super-puissance sur le déclin, résolument déstabilisatrice, interventionniste, unilatéraliste, faiseuse de désordre, ne considérant l’alliance que comme une soumission, aveuglée par une bureaucratie prédatrice. Il va falloir ranger les mouchoirs mouillés de larmes émues des plaidoiries sentimentales des “valeurs communes” de l’alliance transatlantique pour en venir à la rigueur tonifiante et à la force glacée des réalités. Pour l’Europe, c’est une perspective qui sort de l’ordinaire ; le président Barroso et ses souvenirs d’organisateur de la réunion des Açores d’avant la guerre d’Irak n’y suffiront pas.
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