Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
379
5 février 2008 — Le rapport Winograd, sur la guerre du Liban de l’été 2006 (Israël contre le Hezbollah), vient d’être publié dans sa version définitive. Il s’agit d’une brique de 617 pages qui s’avère être une condamnation sans la moindre restriction des conditions israéliennes du conflit, essentiellement aux dépens des militaires. S’il reconnaît des responsabilités au gouvernement, le rapport met fondamentalement l’accent sur la responsabilité des militaires. Les termes sont d’une rare sévérité, parfois presque méprisants, pour le comportement de l’armée.
Defense News consacre une longue analyse, ce 4 février, au contenu du rapport. Avec ces premiers paragraphes, on a une bonne idée de l’humeur des enquêteurs qui ont travaillé sous la direction du respectable juge Elyahu Winograd, à la demande du gouvernement. La commission affichant et exerçant une complète indépendance, le rapport doit être tenu pour le jugement le plus complet et le plus réaliste du comportement de Tsahal durant le conflit de juillet-août 2006.
« Government-appointed investigators reaffirmed interim conclusions that held Israeli Prime Minister Ehud Olmert “ministerially and personally responsible” for wartime mismanagement, but their Jan. 30 final report focused on and exposed in penetrating detail the myriad military failures manifested throughout the 34-day campaign against Hizbollah.
»All but two of the 18 chapters in the 617-page report were about the conceptual, operational and command flaws plaguing the IDF. Retired Israeli Judge Elyahu Winograd and his four-member panel presented a “severe and gloomy” portrait of a “systemic and structurally flawed” military organization incapable of fulfilling its principal missions.
»The IDF, they found, “failed to provide the political echelon with the military achievements” that could have been translated into political and diplomatic success. And while Winograd said the nation’s political leaders must share responsibility for setting unrealistic and overly ambitious war aims, he insisted responsibility “lies mainly with the IDF.”
»“All in all, the IDF failed … to provide an effective military response to the challenges posed to it by the war in Lebanon,” probers concluded.
»The Winograd panel did not conceal its disdain for Israel’s inability to prevail over Hizbollah’s outnumbered and technologically inferior fighting force. “Over a period of weeks, a para-military organization of a few thousand men resisted the strongest army in the Middle East, which enjoyed absolute superiority in the air, and the advantages of size and technology. Overall, we regard the second Lebanon War as a major and serious missed opportunity. Israel embarked on a protracted war, which it initiated, and which ended without a clear military victory,” they concluded.
»Citing a range of “systemic and structural malfunctions,” investigators castigated the IDF for shoddy discipline, an “unravelling” of basic values, anemic operative planning abilities and “glaring deficiencies” in strategic thought.»
Dans un autre texte publié par Defense News le 1er février, l’agence AFP interroge plusieurs experts israéliens sur le rapport Winograd. Leurs réflexions sont intéressantes.
«For military historian Martin Van Creveld, it boils down to the fact that “an army that fights against weaker forces itself becomes weaker.”
»Battling armed Palestinian groups, over whom the Israeli military has overwhelming superiority, requires “prudence, patience and ensuring minimum losses,” he said. But in a full-scale war, “daring is vital, timing is of the essence and losses become secondary” to winning the conflict.
»Reservist Col. Omer Bar-Lev believes the “crisis in the Israeli military’s values emanates from society as a whole.
»“Israel has become a society of abundance for some and one of poverty for others. When financial success and individualism are the motivating factors, people are no longer willing to sacrifice” these goals, said the former head of the top-secret Sayeret Matkal commando unit.
»Bar-Lev attributed a less combative spirit to profound divisions within society following the occupation of Palestinian territory more than 40 years ago in the 1967 Middle East war. “Nobody wants to die for Hebron or Nablus just so these [West Bank] cities can remain under the power of Israel,” he said.
»Analyst Ran Edelist said it would seem that Israelis are no longer willing to pay with their own lives to conquer such and such a place in south Lebanon, since they know they would merely pull out again a few days later.»
Sur cet aspect du moral des civils, des réservistes rappelés pour la guerre, le rapport observe: «In 2006, reservists sent into Lebanon did not feel as if they were defending the very existence of Israel, and were not willing to sacrifice themselves. [...] An army must aspire to victory, and if it turns out from the beginning that such a victory is unattainable it is better to avoid a war.”»
De façon très caractéristique, le rapport rejette sur l’armée la responsabilité de cet état d’esprit de la société («[The report] also blamed failures by the military on “altered values, as well as profound changes within Israeli society, part of which is no longer prepared to accept lengthy wars and their cost in human lives”«). La chose est dite d’une façon si précise que le rapport conclut sur ce point que «the military should not expect society to change before it corrects its own failings » («l’armée ne devrait pas espérer que la société change avant qu’elle-même ne corrige ses propres faiblesses»).
Le rapport Winograd est exceptionnel en ceci qu’il va, volontairement ou non c’est selon, à l’essentiel. Il désigne l’accusé principal, pour le condamner sans appel: l’armée telle qu’elle est devenue, telle qu’elle s’est transformée par rapport à ce qu’elle fut (Tsahal, du temps de sa plendeur)... C’est-à-dire, pour notre compte, et pour compléter ainsi le rapport, – l’armée israélienne comme partie intégrante, détachée dans une position stratégique mais devenue copie conforme, du complexe militaro-industriel (US, cela va de soi), – en un mot pour faire court (les symboles et les acronymes comptent pour nous en dire beaucoup en peu de lettres), Tsahal devenue IDF (Israel Defense Forces) dans le langage courant.
Le rapport met en évidence la hiérarchie des choses. Il est hors de question d’accabler un pouvoir politique faible, discrédité, qui n’a, dans cette aventure, fait que suivre les chefs militaires eux-mêmes “sponsorisés” par le Pentagone. Il est hors de question de s’atttarder comme à une cause centrale à l’individualisme, à l’égoïsme, à l’éclatement et à l’atomisation de la société israélienne qui a évolué selon le moule américaniste et a perdu ses vertus pionnières des premiers temps. Là aussi, il est implicite que l’américanisation s’est faite par la militarisation, à partir d’un establishment israélien totalement inspiré par le Pentagone, et donc relais principal de l’américanisation de la société israélienne. (Dans un processus parfaitement conforme à l’américanisation elle-même, ce rôle de relais de l’américanisation a, en plus, rompu tous les liens fondamentaux entre cette armée et la population israélienne. Même processus d’éclatement interne.) Le rapport tranche avec cet avertissement qui, à cette lumière, en dit long sur la hiérarchie des responsabilités: «l’armée ne devrait pas espérer que la société change avant qu’elle-même ne corrige ses propres faiblesses.»
Le reste s’ensuit. Le peu de goût des citoyens israéliens pour cette sorte d’aventure que leur offre la politique en cours rejoint le désintérêt ou l’hostilité des opinions publiques occidentales pour des aventures aussi insensées que celle de l’Irak (telle qu’elle se révèle dans sa deuxième phase, une fois le virtualisme bushiste dégonflé) et celle de l’Afghanistan. Il est très difficile de demander aux peuples de manifester leurs vertus fondamentales pour des aventures si incertaines et si faussaires. Par ailleurs et pour clore le débat, les peuples semblent avoir été convaincus finalement, par la vertu de l’américanisation, d’abandonner les leurs de toutes les façons.
L’aventure israélienne de juillet-août 2006 est ainsi parfaitement mise en perspective. Elle se place dans la logique des entreprises américanistes et épouse la couleur bureaucratique et le fanatisme technologique qui marquent, au niveau de la facture, les conceptions du Pentagone. Elle illustre une société et une direction politique complètement influencées par cette même américanisation, dans le sens de l’individualisme, de l’irresponsabilité et de l’abandon des valeurs collectives pour les intérêts et groupes d’intérêt privés et individualistes.
Le résultat guerrier est à la mesure de cette croisade “culturelle” de l’américanisation, résultat toujours défini par notre fameuse équation où l’invulnérabilité de la civilisation occidentale américanisée conduit à son impuissance, autant par ses caractères techniques que par absence de sens et nihilisme. Ce fut effectivement le cas de Tsahal, c'est-à-dire l'IDF, en juillet-août 2006. Il faudra bien plus qu’un rapport Winograd pour changer cela mais il n’est pas mauvais que le rapport Winograd ait proclamé la chose d’une façon si tranchante et avec une telle conviction. (Quelles que soient ses intentions par ailleurs... Il n’est assuré en rien que la commission condamne l’orientation prise par Israël, c’est-à-dire l’américanisation, dans les trente dernières années. Mais elle proclame que le roi est nu et c’est un précédent qui fera date.)
Forum — Charger les commentaires