Une décision pour ce qu’il nous reste de civilisation

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Une décision pour ce qu’il nous reste de civilisation


10 décembre 2005 — La décision prise jeudi à Londres par sept juges réunis au sein de la vénérable House of Lords dont ils font partie est une décision qui concerne la civilisation dans la conception que nous nous en faisons présentement. Dans toute son absolue rigueur, avec les conséquences chaotiques qu’elle va entraîner, cette décision est à considérer du plus haut que nous puissions nous placer. Elle dit ceci : la loi ne peut en aucun cas se compromettre avec la torture. Cette décision est, au strict sens de l’expression, sans appel : sans appel juridiquement, sans appel du point de vue de la morale du Droit, sans appel du point de vue éthique.

Voici ce que nous dit The Guardian du 9 décembre: « Seven judges in Britain's highest court ruled yesterday that intelligence extracted by torture is not admissible in any British court. Lawyers said the judgment would reverberate around the world, putting beyond doubt that the ban on torture was absolute in civilised countries. »

En d’autres termes: rien, absolument rien de ce qui vient d’un acte de torture ne doit être considéré par la loi. Tout ce qui vient d’un acte de torture est illégal, — point final.

Mesurons bien la chose. Les Lords ne statuent pas sur la torture, ni ne proclament son interdiction universelle, — ce qui serait utopique et par ailleurs inutile au regard du bon sens pour une décision de justice. On sait que la torture a existé et existe et l’on devrait craindre, si l’on accepte le réalisme glacé qui juge des affrontements politiques et des comportements humains, qu’elle existera encore longtemps. Sa condamnation est évidente, et l’ONU s’en charge dans son irresponsabilité universelle qui répond à sa dimension morale. Mais la torture dans son aspect pratique, au travers de tout ce qui vient d’elle, dans la mesure évidente où cela est identifié, doit être absolument rejetée par la loi, d’une façon formelle formulée précisément. Ce n’est pas une bataille pour ou contre la torture qui est ainsi menée à son terme, mais une bataille pour ou contre la légalité de la torture ; en d’autres termes selon les comportements actuels, une bataille pour ou contre la lâcheté des hommes politiques (certains d’entre eux, essentiellement et quasi-exclusivement anglo-saxons), qui voudraient que leur acceptation de la torture soit blanchie par la loi.

Dans un texte publié aujourd’hui par le même Guardian, Noami Klein (« The US has used torture for decades. All that's new is the openness about it ») caractérise de cette façon la situation établie aux USA par l’administration GW suivie par tout l’establishment washingtonien empressé à protéger sa responsabilité historique dans les actes en cours :

« Despite all the talk of outsourced torture, the real innovation has been in-sourcing, with prisoners being abused by US citizens in US-run prisons and transported to third countries in US planes. It is this departure from clandestine etiquette that has so much of the military and intelligence community up in arms: Bush has robbed everyone of plausible deniability. This shift is of huge significance. When torture is covertly practised but officially and legally repudiated, there is still hope that if atrocities are exposed, justice could prevail. When torture is pseudo-legal and those responsible deny that it is torture, what dies is what Hannah Arendt called “the juridical person in man”. Soon victims no longer bother to search for justice, so sure are they of the futility, and danger, of that quest. This is a larger mirror of what happens inside the torture chamber, when prisoners are told they can scream all they want because no one can hear them and no one is going to save them. »

Avec la décision des vénérables Lords-juges, nous en revenons pour le domaine et la juridiction que couvre cette loi à la situation de facto d’avant le 11 septembre et d’avant les maquignonnages honteux des Cheney & compagnie, suivis ces derniers temps par l’équipe Blair dont la faiblesse intellectuelle ne cesse de s’affirmer. En “couvrant” la torture, s’il le fait, selon lui pour le bien de l’État qu’on nomme également “raison d’État”, l’homme politique prend un risque avec sa conscience et avec la loi en même temps que la conscience de ce risque lui fait mieux peser la gravité de l’acte en regard de son propre sort, de sa réputation, etc. Cette situation est bonne, dans la mesure du “moindre des maux” qui caractérise les situations politiques, parce qu’elle prend en compte les limites des actes humains et la complexité des raisons qui conduisent à la décision de ces actes. Éventuellement, elle laisse toute sa responsabilité, en son âme et conscience, à l’homme politique placé devant des décisions terribles. C’est pour cette raison qu’il est élu, pour prendre de tels risques, et pas pour éluder ce risque en posant l’acte terrible de corrompre la loi ; personne n’a jamais prétendu que la mission de mener une nation fût tâche aisée.

Les Lords anglais font reculer l’un des développements les plus corrupteurs que les événements du 11 septembre et la suite ont suscités chez les politiciens américanistes, décidément caractérisés dans leur comportement par la lâcheté personnelle. Depuis quatre ans, les politiciens américanistes montrent les dégâts extraordinaires que peuvent provoquer l’individualisme américaniste, avec le besoin de vertu qu’il suscite, la recherche systématique de l’irresponsabilité (la “bonne conscience”) qui s’ensuit et le maquillage de la Loi selon les nécessités du moment. En mettant un coup d’arrêt sérieux à cette dynamique, les Lords britanniques ont mérité assez bien de ce qu’il nous reste de civilisation. Ce n’est pas pour autant, loin s’en faut, que la civilisation est sauvée mais c’est au moins le signe officiel qu’il y a un affrontement au sein de notre reste de civilisation.

Par ailleurs, la décision des Lords va accentuer le désordre général qui caractérise aujourd’hui nos structures, d’une façon constructive dans la mesure où ces structures ont été mises paradoxalement au service du courant général de déstructuration qui ne cesse de nous presser. A la suite de leur décision, différentes décisions de justice (une trentaine dit-on) vont devoir être revues de fond en comble dans la mesure où elles s’appuient en partie sur des renseignements obtenus par la torture. D’autres procédures de justice vont devoir être revues. Quand on voit les résultats absurdes et stupides de la plupart des mesures suscitées dans le monde anglo-saxon par le terrorisme, on est conduit à conclure que ce désordre et cette entrave sont d’excellentes choses.

Pour terminer, on doit signaler combien le Royaume-Uni oppositionnel, — qualificatif acceptable dans la mesure où l’on fait acte d’opposition à la politique blairiste, sans s’attacher aux orientations et étiquettes, — se montre fécond et actif. On voit ici la décision des Lords-juges après le discours de Pinter. Cet activisme est pour nous le signe convaincant que la politique blairiste pro-américaniste constitue, par rapport au mandat dont Blair dispose, par rapport aux intérêts britanniques et selon le simple bon sens après tout, un constant abus de pouvoir, un “coup d’État permanent”.