Une défaite de la politique des réalistes à Washington

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Une défaite de la politique des réalistes à Washington


29 décembre 2007 — Qui a assassiné Benazir Bhutto? Est-il vraiment possible et est-il vraiment important de le savoir? Robert Parry, ce 28 décembre, vous rappelle opportunément le background de la folle aventure US dans la région, la responsabilité américaniste centrale dans le désordre ainsi créé. Comme d’habitude, l’“authoritativeJane’s Defence Group vous dit tout sur les complots qui menaçaient Bhutto puisqu’il savait tout, comme en témoigne le demi-article qu’il met en ligne, qui démarre sur l’assassinat de Bhutto et qui est pourtant daté du 6 novembre 2007 (mais demi-vérité seulement, le reste étant payant…).

De façon plus classique, on a les “usual suspects”, Al Qaïda, talibans et le reste, à propos desquels le gouvernement pakistanais brandit des preuves irréfutables: «Pakistani officials said last night they already had evidence from “intelligence intercepts” linking a pro-Taliban militant commander to the assassination of Benazir Bhutto and several other suicide bombings. On the intercept the commander, named as Baitullah Mehsud, was recorded congratulating his men for the attack on Bhutto, said Javed Iqbal Cheema, Pakistan's interior ministry spokesman. He described Mehsud as an “al-Qaida leader”. Mehsud, who is one of Pakistan's most wanted militants, is known to be a pro-Taliban commander based in the violent tribal region of South Waziristan…»

Ces spéculations, répétons-le, nous paraissent pour l’instant futiles (quoique inévitables, chacun faisant son travail, qui d'information, qui de désinformation). Par sa brutalité, par l’écho qu’il provoque, l’assassinat de Bhutto est un événement déclencheur d’autres événements, et non un événement qui achève une période. Les autres événements qui vont s’enchaîner, au Pakistan ou ailleurs, modifieront évidemment l’analyse de départ qui ne répond qu’à la perception rationnelle d’un instant d'un processus désormais en cours et marqué par la déraison et le désordre. (Notre F&C d’hier: « Les raisonnements sont bels et bons mais l’on évolue dans l’éther cohérent de la raison alors que la réalité nous rappelle au désordre.»)

Un autre aspect, l’autre aspect essentiel de l’assassinat nous paraît bien plus important, notamment par le fait qu’il peut être d’ores et déjà fixé. Il concerne la politique US, les implications de la politique US dans l’assassinat, les effets de l’assassinat sur la politique US autant que ce que tout cela nous dit à propos de la situation politique US actuelle. Plusieurs éléments peuvent être recueillis pour définir ce qu’était la politique US jusqu’à l’assassinat de Bhutto, qui la menait, et les conséquences de son échec.

• Voici d’abord des déclarations, jeudi soir, de John Bolton, l’ancien ambassadeur US à l’ONU. Il ne prend plus de gants avec l’administration GW

«John Bolton, former US ambassador to the United Nations, said it was a mistake to collaborate with Bhutto's “desire to get back into the game in Pakistan” and view her as an alternative to the country's current leader, Pervez Musharraf.

»“We in effect helped – helped – precipitate this dynamic that led to her tragic assassination,” Bolton said Thursday on Fox News' Hannity & Colmes. “It's hard to see how that was the road to success.”

»Bolton said the primary concern of the US needs to be the security of Pakistan's nuclear arsenal. With Bhutto's death plunging the country into chaos, there is now a “very grave danger” the weapons will fall under control of radical Islamist militants within the Pakistani military. “What we have now is a prescription for chaos,” Bolton said.»

• Un article du Washington Post du 28 décembre détaille l’implication des USA dans le retour de Bhutto au Pakistan.

«For Benazir Bhutto, the decision to return to Pakistan was sealed during a telephone call from Secretary of State Condoleezza Rice just a week before Bhutto flew home in October. The call culminated more than a year of secret diplomacy – and came only when it became clear that the heir to Pakistan's most powerful political dynasty was the only one who could bail out Washington's key ally in the battle against terrorism.

(…)

»The turning point to get Musharraf on board was a September trip by Deputy Secretary of State John D. Negroponte to Islamabad. “He basically delivered a message to Musharraf that we would stand by him, but he needed a democratic facade on the government, and we thought Benazir was the right choice for that face,” said Bruce Riedel, a former CIA officer and National Security Council staff member now at the Brookings Institution's Saban Center for Middle East Policy.

»“Musharraf still detested her, and he came around reluctantly as he began to recognize this fall that his position was untenable,” Riedel said. The Pakistani leader had two choices: Bhutto or former prime minister Nawaz Sharif, whom Musharraf had overthrown in a 1999 military coup. “Musharraf took what he thought was the lesser of two evils,” Riedel said.»

• L’assassinat plonge la politique US dans le plus complet désarroi. La situation au Pakistan est, du point de vue US, bien pire qu’elle n’était avant qu’on envisageât de propulser Bhutto sur la scène nationale parce que le régime Musharraf était jugé trop fragile, trop peu sûr et trop moralement discrédité. Un article du Los Angeles Times décrivait hier le désarroi de la politique US…

«“A bad day for Pakistan, a bad day for the United States,” said Daniel Markey of the Council on Foreign Relations, who was a senior State Department official until earlier this year. “We're going to be paying a price for it for a while.”

(…)

»Nevertheless, U.S. officials are “reaching out to a wide range” of Pakistani political figures, said one senior U.S. official, who declined to be identified because of the sensitivity of the situation.

»Bhutto's assassination revived questions about whether the administration has focused too much of its support on top allies such as Musharraf and Bhutto rather than spreading it more broadly through the Pakistani government and civil society.

»“If you want to be a friend to the nation, you may have to do a little better job of being somewhat more balanced with respect to the various legitimate political actors,” said John Schlosser, a former State Department official who is now a vice president of Stonebridge International, a consulting firm. “We have over-personalized our relationship with Pakistan; we need to depersonalize it.”»

Remise en ordre, désordre encore pire

Si John Bolton attaque la politique US, c’est qu’il s’agit d’une politique qui n’est pas extrémiste, et, plus précisément, d’une politique qui vient du département d’Etat. Par antagonisme, par connaissance des haines de Bolton, on peut effectivement accepter ces hypothèses à partir d’un jugement (celui de Bolton) qui s’avère pour ce cas tout à fait juste. (La politique de Washington, le soutien de Washington à Bhutto, a largement contribué à l’arrêt de mort de la candidate au poste de Premier ministre.) L’article du Post nous confirme par ailleurs que l’affaire Bhutto (la mise sur orbite de l’ancien Premier ministre destinée à le redevenir) fut, effectivement, essentiellement une affaire du département d’Etat.

L’idée de relancer Bhutto a été considérée au lendemain des élections de novembre 2006. Un reclassement dans l’administration vers les “réalistes” était en route, avec l’arrivée de Robert Gates au Pentagone. Quelques ténors dans la nouvelle majorité au Congrès (les démocrates Biden, Pelosi, Clinton, eux-mêmes sous étiquettes “réalistes”) marquèrent leur accord pour la relance de Benazir Bhutto, avec le soutien de certains experts renommés (Brzezinski, conseiller d’Obama). Des républicains “réalistes” (Scowcroft, Lugar) la soutenaient également. L’extrême popularité de Bhutto à Washington, côté salons, n’était pas pour rien dans ce soutien qu’elle reçut des USA.

Il s’agissait, dans l’esprit washingtonien en général, d’une opération de “blanchiment” de la politique pakistanaise, avec installation d’une pseudo-démocratie qui contribuerait à garder le Pakistan complètement sous contrôle US tout en ne déparant plus la dialectique démocratique en cours dans nos salons. Benazir Bhutto serait la “femme de Washington”, plutôt dans le genre réaliste et démocrate, alors que Musharraf restait coincé avec l’épouvantable casserole d’avoir été l’“homme de Rumsfeld”, soutenu avec force et brutalité, et félicité éventuellement, quand il l’avait, pour sa main de fer, par l’ex-secrétaire à la défense. Bien entendu, les réalistes ont commis les mêmes erreurs que les faucons, sur la question des risques, des rapports de force, sur la “sur-personnalisation” du pouvoir au Pakistan, etc. Réalistes ou extrémistes, hommes et femmes politiques américanistes souffrent des mêmes travers de l’américanisme, qui est cette incapacité de se représenter un univers qui ne soit pas celui de Washington, de ses certitudes et de ses dîners en ville.

Tout ce qui a précédé l’assassinat de Bhutto, à Washington plutôt qu’à Karachi, est hautement significatif. En un sens, la mise sur orbite de Bhutto était une sorte d’opération politique annonciatrice de l’“après-GW”, sinon déjà de l’“après-GW“, faite par les réalistes, de la sorte dont on espère qu’elle prendra le pouvoir à Washington après le départ de l’actuel président. Elle préfigurait diverses opérations qui seront nécessaires, dans un pays ou l’autre, pour tenter de rétablir un semblant d’ordre dans le désordre semé par l’administration GW Bush. Le moins que l’on puisse dire, qui vient naturellement sous la plume, est que le résultat est consternant puisqu’il est pire encore que le désordre que l’opération était censée faire cesser. Il y a fort à craindre que le désordre installé par GW résiste à toutes les tentatives et à toutes les bonnes volontés réalistes mais néanmoins américanistes, – c’est-à-dire, toujours avec les mêmes caractères aveugles de l’américanisme. La mise en place du nouveau régime à Washington en janvier 2009 ne sera pas de tout repos, malgré les préparatifs auxquels on s’affaire, – justement, à cause de ce que montrent ces préparatifs.