Une défense du “patriotisme économique”

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Une défense du “patriotisme économique”


21 mai 2006 — Voici un texte, paru d’abord sur le site “YaleGlobakOnline le 16 mai puis, en version abrégée, le 18 mai dans l’International Herald Tribune, dans la page “Ops/Ed”. Pour plus de sûreté et d’autres raisons mentionnées plus ci-après dans le cours de notre texte, nous publions ces deux versions dans notre rubrique “Nos choix commentés”.

(Nous ne parlons néanmoins et pour l’instant que d’“un texte”. Nous considérons les deux textes comme un seul, pour la commodité du raisonnement, jusqu’à un certain point. Pour autant, nos lecteurs ne devront pas en rester là. Nous nous en expliquons plus loin et dans nos “Choix commentés”.)

Ce texte est à la fois d’un réel intérêt spécifique pour ce qu’il nous dit et d’un intérêt non moins grand pour ce qu’il nous signifie indirectement. Il représente une magnifique, — et peut-être involontaire, — défense de la cause du “patriotisme économique” français. En passant, il règle leur compte à quelques fables concernant la globalisation, — là aussi peut-être de façon involontaire. S’il est intitulé successivement, dans ses deux versions, « Europe Faces Globalization » et « Globalisation à la carte », nous aurions plutôt tendance à mieux l’apprécier avec un titre comme “Enterrement discret de la globalisation”, — ou quelque chose de ce genre. Façon de parler droit…

La façon dont ce texte remet les choses en place à propos de la France nous rappelle un peu l’intervention récente de Chris Patten, à propos de laquelle nous avions proposé un F&C le 8 avril. S’il est, — volontairement ou pas, c’est à voir, — d’un esprit semblable, il va plus loin que les considérations de Patten dans l’appréciation de la politique de la France vis-à-vis de la globalisation, ou dans le système de la soi-disant globalisation.

L’article décrit le réalisme des Français, leur façon évidente, du point de vue des intérêts nationaux, de profiter des avantages de la globalisation pour eux-mêmes et d’interdire aux autres de profiter de ces avantages quand c’est au détriment des intérêts français. A côté de ces réalités, les fariboles sur la “ringardise” française, l’ouverture ou pas, le libéralisme ou non, etc., apparaissent pour ce qu’elles sont : des tentatives d’utiliser le terrorisme de l’idéologie pour contrecarrer une politique d’intérêt national, d’ailleurs plus par réflexe pervers et effet de mode que dans un but bien structuré. (Le manque d’“ouverture” de la France au reste du monde est même ridiculisé, par rapport aux donneurs de leçons : « France, is by far the EU nation most “open” to foreign investments, at least according to IMF figures. Direct foreign investment represents 13 percent of GDP in Italy, 25 percent in Germany, 36 percent in the UK — but 42 percent in France. »)

Quelques extraits pour situer le climat... « Prime Minister Dominique de Villepin has repeatedly intervened to stop cross-border mergers as official policy under the label of “economic patriotism.” His government recently introduced legislation designed to complicate, or just block, hostile takeovers of French companies in 11 sectors deemed as strategic to the economy. The government has drafted a list of 10 major companies from the CAC 40 index of the Paris Bourse as untouchable by foreigners.

» Meanwhile, in April the French electronics company Alcatel absorbed the American telecom equipment maker Lucent, the latest in a long list of mergers and acquisitions by French groups — 190 last year, a 157 percent increase over the previous year, for a record 60.6 billion euros.

» Such activity suggests France is practicing “globalization à la carte” — profiting from globalization while resisting others' efforts to do the same with French companies, along the principle, “What's mine is mine, and what's yours is open to negotiation.” »

Bien entendu, les autres pays font comme la France, principalement les Etats-Unis. A ce propos, on est bien aise d’apprendre que ces mêmes États-Unis servent indirectement (pas le fruit du hasard, contrairement à ce que suggère l’auteur) de modèle technique aux Français : « Many people – again not only in France – are unconvinced that, in line with liberal ideology, only the benevolent and cosmopolitan “hidden hand” of free markets is at work in international economic dealings. One of the ironies of economic patriotism is that the French advocates have theorized that it’s taking a leaf from Washington’s book. They point to American supporting and protecting key industries and technologies through devices such as the Advocacy Center, set up by the Commerce Department in Washington, DC, to “support and expand” US exports; the Committee on Foreign Investment in the US; the Exxon-Florio legislation; or federal control over some investment funds, like the CIA-created In-Q-Tel. »

(Précision au passage, sur le passage ci-dessus, extrait de la version YaleGlobalOnline. Il n’apparaît pas dans la version IHT. On aurait mauvais esprit à supposer que c’est parce qu'il donne un rôle particulièrement détestable, par rapport aux canons du libéralisme, aux vertueux Etats-Unis, y compris avec la mention de l’intervention en plein jour de la CIA dans le domaine des activités financières. Passons outre... Mais pas tout à fait, puisque nous invitons nos lecteurs à se reporter à notre “Choix commenté” du jour où nous comparons les deux versions de l’article. Enquête éclairante.)

Avant de passer à quelques observations et réflexions, il est temps de préciser que l’auteur du texte est Patrick Sabatier, rédacteur en chef de Libération, quotidien qui est favorable à la globalisation, au libéralisme, à cette Europe institutionnelle et supranationale dont l’évolution favorise évidemment l’économie contre tout pouvoir politique cherchant à la contrôler, à la globalisation comme symbole de la modernité, aux USA comme symboles de la globalisation, au secteur privé contre l’intervention étatiste, au “oui” au référendum et ainsi de suite. La vertu de l’esprit se dissimule souvent dans des lieux et espaces inattendus.

Globalisation à la poubelle

Résumons : l’auteur nous dit que la France joue la globalisation quand ça l’arrange et se bat avec efficacité contre la globalisation quand cela la dérange. Elle n’est pas la seule puisque tous les autres pays développés (ceux qui ont quelque chose à défendre) font de même. Les autres (les pays non-développés ou pas encore très bien) font d’ailleurs de même (bis repetitat). L’auteur trouve cela ironique, nous trouvons cela révélateur. (« Ironically, the developed nations push for more liberalization and opening of investments in developing powerhouses like China, India or Brazil — which resist the opening of their still highly state-controlled and “national” economies. ») Ce tableau général et réaliste du monde a un nom, qui est: protectionnisme à la carte.

L’auteur insiste (pas dans la version IHT, qui est pour les enfants sages, mais dans la version YaleGlobalOnline, à ne pas mettre entre toutes les mains) sur l’activisme et la duplicité US dans ce domaine, puisque la France en a fait son modèle pour développer son “patriotisme économique”. Il le fait comme s’il nous confiait un vilain secret de famille. Les USA montreraient-ils plus de duplicité que n’en distinguent les anti-antiaméricains type-Glucksman, Goupil, Bruckner, Baverez, et autres probables lecteurs de Libé du “Cercle de l’Oratoire” ou approchant ? Il semblerait que oui. Sera surpris qui veut bien l’être.

L’auteur nous dit que les Français ont, avec grand succès, “géré” leur économie tout au long du XXème siècle, en pratiquant l’interventionnisme jusqu’au rachat imposé dans certains secteurs quand il le fallait. Cela s’appelle une politique de nationalisation et cela nous conduit à nous interroger sur les raisons qui poussent toutes les éminences européennes à pousser les hauts cris quand un Poutine, un Chavez ou un Morales nationalise ce qu’on trouve dans le sol du pays qu’il dirige. (« The state's political legitimacy was predicated upon its capacity to macromanage the economy, lead a successful development strategy, launch big industrial and technological projects and nurture world- class “industrial champions.” This endured into the 20th century, successively upheld by the Left — with the Popular Front government nationalizing in 1936 defense industries, railways, the Banque de France and more — and the Right, with Charles de Gaulle doing much the same after 1945 for the nuclear, aeronautics, rail and space industries. »)

Pour bien river le clou et pénétrer les cuirs les plus épais, mais seulement pour les lecteurs de YaleGlobalOnline, l’auteur précise que c’est cette politique-là qui, en France, déboucha sur la fameuse période des “Trente Glorieuses” de croissance ininterrompue et de modernisation exceptionnelle en France. (« To this day, French minds link the “Thirty Glorious Years” of the post-war French economic miracle with this policy. »)

L’auteur développe son morceau de choix en nous révélant (sur YaleGlobalOnline) ce qui est soigneusement caché aux lecteurs de l’IHT, à savoir que cette politique du “patriotisme économique” est le moyen le plus sûr pour le pouvoir politique de regagner un peu de crédit et un peu de pouvoir, de reprendre le dessus sur les forces économiques ; donc, — nous poursuivons pour notre compte, — le seul moyen pour le pouvoir politique de retrouver sa légitimité, de redonner à son pays puissance et indépendance nationales, de rétablir le peuple souverain dans son identité et sa souveraineté nationales. Il s’agit sans aucun doute du constat que la politique économique devient politique tout court. Ce constat est sans aucun doute un satisfecit donné à la politique du président russe Poutine, qui est en train de rétablir la Russie dans sa position de puissance et de légitimité grâce aux ressources énergétiques que l’État russe à re-nationalisées.

Ci-après, ce morceau de choix dérobé aux yeux innocents des lecteurs de l’IHT et à la gloire de l’économie devenue politique : « Economic patriotism is thus as much a political as an economic concept.

» At a time when the public views the national state and its politicians as weakened and made powerless by globalization – a phenomenon so far exclusively driven by economic and, more and more, financial forces – economic patriotism has been rediscovered as an antidote to skepticism and distrust of political leaders. Public opinion polls show that 69 percent of the French favor this policy. »

Pour clore ce tour d’horizon iconoclaste, l’auteur nous rappelle, cerise sur le gâteau, que cette adaptation anti-moderniste de la riposte nécessaire contre l’agression postmoderniste du nihilisme économiste est aussi vieille que la plus immortelle gloire de la France, puisque… « economic patriotism has deep historical roots in France, going back to the birth of the modern French state in the 17th century, under Louis XIV and his prime minister, Jean-Baptiste Colbert. »

Gloire au colbertisme? En avant pour le colbertisme, puisque tout le monde l’épouse.

Après ce tour d’horizon des ruines de la théorie dominante et triomphante, on cherche en vain ce qu’il reste aujourd’hui de la globalisation. Voici donc le “Globalization Code” décodé. Le virtualisme américaniste, en vérité, nous épuise avec ses sornettes mille fois répétées, — et puis, parfois, quand elles sont mises à nu, il nous fait sourire.

Il nous fait sourire, notamment pour ce cas. Les coupures opérées dans la version IHT par rapport à la version YaleGlobalOnline sont si grosses, si cousues de fil blanc, qu’on distingue comme à livre ouvert tout ce que ces gens (les cerveaux de la globalisation) ne sont pas, tout ce qu’ils exècrent et tout ce dont ils ont peur. En résumé, leur vulnérabilité politique est immense, à mesure inverse de leur puissance économique. Nous sommes coincés dans un système monstrueux de puissance et pourtant il suffirait d’une chiquenaude bien placée, — mais où? Dieu seul le sait, sans doute, — pour qu’il s’effondre. C’est l’enjeu palpitant des mois et des quelques années qui viennent : qui trouvera où donner cette chiquenaude?