Une désignation dans la résignation

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Une désignation dans la résignation


8 octobre 2006 — Il est quasiment acquis que nous aurons demain un nouveau secrétaire général de l’ONU, prenant ses fonctions le 1er janvier 2007. Le Sud-Coréen Ban Ki-moon, actuel ministre des affaires étrangères, est bien parti. La désignation, si désignation il y a, se fera dans quelque chose qui ressemblerait, à côté de la quasi-unanimité déclarée, à une résignation assez largement répandue. Curieux paradoxe d’une époque étrange.

(Le pointage : Russes, Chinois et Américains soutiennent Ban avec un enthousiasme tout politique. Curieux assemblage, qui en dit long sur les arrière-pensées politiques. Français et Britanniques suivent en traînant des pieds. Voilà pour les cinq “grands”. Le reste du Conseil devrait entériner cette unanimité des cinq puissances disposant d’un droit de veto. L’Assemblée devrait voter plus tard dans la semaine. Il n’y a pas d’exemple qu’elle ait contredit le choix du Conseil.)

Reproche très répandu jusqu’à paraître général (même chez certains des soutiens enthousiastes de Ban mais alors le reproche devient vertu) : la médiocrité de Ban, qui contraste tant avec la dignité et le charisme de Kofi Annan.

L’article du Guardian du 7 octobre rend bien compte de cet état d’esprit.

Quelques extraits significatifs :

«Senior officials at the United Nations expressed despair yesterday at the prospect of Kofi Annan being succeeded as secretary general by Ban Ki-moon, the South Korean foreign minister.

»“The mood among staff is glum,” one of the officials said. “We are not very excited about the outcome.” With morale low at the UN after five years dominated by divisions, deadlock and corruption, they are sceptical about Mr Ban's ability to turn the organisation round or provide the strong, inspirational leadership they had been hoping for.

»Another official, who has met Mr Ban several times, said: “He is pretty faceless and does not have much charisma. Kofi, for all his problems, is a man of considerable dignity, political insight and wide international experience.”

»Officials, who requested anonymity on the grounds that they would be working for Mr Ban, portray him as more secretary than general, happier with the minutiae of administrative detail than broad strategy, and a man given to platitudes.»

Ban, un leader de notre temps

Entendre Français et Britanniques gémir à propos de la médiocrité supposée de Ban se comprend éventuellement (si cette médiocrité est avérée) — mais, d’un autre côté, cela nous laisse songeurs. Qui dit cela? Beckett, la ministre britannique des affaires étrangères? Douste, le ministre français? L’une et l’autre seront pourtant en terrain de connaissance car ce ne sont ni les mânes de Talleyrand ni ceux d’Anthony Eden qui nous parlent en l’occurrence.

Nous trouvons au contraire, et notamment par le biais de ces références franco-britanniques, que Ban, s’il est le médiocre qu’on dit, est complètement un leader de son temps du triomphe occidental, américaniste et moderniste. C’est le niveau GW Bush et, finalement, Condoleeza Rice (sans en rajouter sur Beckett et Douste, qui le méritent pourtant). L’enthousiasme américain se comprend. A ce propos, l’explication donnée par le Guardian vaut son pesant de cacahuètes quand l’on songe à la stature de GW : «UN officials are convinced that the Bush administration, ideologically hostile to the UN and still smarting from Mr Annan's opposition to the Iraq war, wanted the weakest candidate possible.»

Comme l’on sait, quand les Américains foncent avec l’enthousiasme d’un buffle et sont sûrs d’avoir trouvé quelque coup excellent à faire, il faut aussitôt se demander quelle stupidité ils sont en train de nous préparer ; en général stupidité grosse comme le buffle, à mesure. Il nous faut alors recommander une certaine réserve en ce qui concerne les jugements catégoriques à l’encontre de Ban.

Des avis divergents nous viennent, d’ailleurs sans autre surprise, notamment de Corée du Sud. Un vétéran de la diplomatie, Park Soogil, nous dit que, «[i]n the Oriental culture leadership is assessed in a different way. One can look very affable, very gentle, but inside his mind he has a strong conviction ... appearance is one thing, his firm beliefs and readiness to make tough decisions is another.» Ou, dit autrement : «Il sait comment ne pas être d’accord sans être désagréable». (Il est vrai qu’une telle habileté est du genre à surprendre nos diplomates type-Anglo-saxon.) Ou, dit encore autrement : une main de fer dans un gant de velours ?

On verra.

…Oui, on verra, car à l’ONU comme ailleurs, les choses passent et s’oublient vite, — et, souvent, ne se déroulent pas comme prévu, surtout lorsque les prévisionnistes sont Américains. On oublie un peu vite que Kofi Annan fut présenté (en 1995) par les Américains contre l’Egyptien francophone et quasiment francophile Boutros Boutros Ghali, qui sollicitait un second mandat. A cette époque, Annan était décrit comme terne, docile, sans personnalité et ainsi de suite. Aujourd’hui, Annan s’en va comme un vieux sage plein de dignité, apprécié comme un anti-américaniste précis et élégant, avec une personnalité et un charisme célébrés par tous.

Comme d’habitude, les Américains raisonnent comme des tambours. Ils soutiennent un secrétaire général de l’ONU faible en croyant faire un coup fumant alors que, pour l’ONU, tout secrétaire général nouveau est nécessairement une personnalité de compromis, sans odeur ni saveur, perçue comme faible et sans grande personnalité. Boutros Boutros n’avait aucune chance d’être réélu dans la mesure où les événements (la crise de l’ex-Yougoslavie) l’avaient placé comme un adversaire des pressions brutales US, via-OTAN, et plutôt du côté français. (En plus, pour Boutros, cette insupportable tare de parler français mieux qu’anglais. Ce n’était pas le cas de Annan. Au bout du compte, cela n’a pas empêché Annan d’être lui aussi mis en accusation.)

On verra surtout à l’usage. On ne “formate” pas les événements à partir des personnalités supposées elles-mêmes formatées. Ce sont les événements qui légitiment ou non les fonctions et les personnes qui occupent ces fonctions. L’action américaniste est tellement contradictoire (vouloir la fin de l’ONU et vouloir être au cœur de l’ONU pour la manipuler à leur avantage en même temps), tellement aveugle et autiste, tellement “formatée” dans ses préjugés et son conformisme, qu’elle ne cesse de créer de l’anti-américanisme comme monsieur Jourdain nous débitait sa prose. Les choses américanistes étant ce qu’elles sont, elles feront du médiocre Ban un anti-américaniste éventuellement oriental et subtil, après avoir fait du “terne et docile” Annan un digne et sage anti-américaniste. Nous ne donnons pas six mois, à partir de son entrée en fonction, pour que Washington, judicieusement informé par ce monstre de subtilité qu’est John Bolton, commence à vouer aux gémonies l’impassible Ban.

Pour le reste, pour l’ONU, on continue et on continuera à parler de la réforme de l’organisation comme on parle du Saint Graal. Avec Ban, dit-on, les choses ne changeront guère. Ont-elles vraiment besoin de changer? (Est-ce vraiment le fond du problème de l’ONU et, d’ailleurs, y a-t-il un “problème de l’ONU”?) Oui, dit-on, les réformes sont nécessaires car l’ONU ne marche pas. Absurdité complète. L’ONU marche comme ses membres lui permettent de marcher, selon les politiques de ses membres. L’ONU est une bureaucratie, comme sont toutes les grandes organisations internationales du monde, avec ses lenteurs, ses gaspillages et ses crises de corruption. Ce qui est à réformer, ce sont les politiques des membres de l’ONU — certains d’entre eux, dans tous les cas — et la bureaucratie en général. Ce qu’il faut réformer, c’est notre époque, Ban ou pas Ban.