Une “drôle de guerre” des drones

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Une “drôle de guerre” des drones

• En Ukraine, un événement militaire nouveau : les drones. • Non pas les drones utilisés au coup par coup, selon les occasions, mais d’une manière structurée, planifiée, et pour des opérations qui sont sans aucun doute stratégiques. • Les Russes en font un usage massif mais sont-ce de drones vraiment russes ou de l’Iran russifié ? • Les Ukrainiens, eux, semblent mécontents des drones turcs dont ils vantaient les mérites : ils voudraient des systèmes israélien anti-drones mais Israël refuse.  • Les drones inaugurent ainsi une nouvelle forme (politique) de la guerre.   

On sait que les drones sont employés de plus en plus massivement en Ukraine, notamment sinon essentiellement par les Russes, notamment en version “kamikaze” selon le mot (“Vent Divin” en japonais) utilisé par les Japonais pendant la guerre du Pacifique pour désigner les avions que les pilotes manœuvraient pour s’écraser (avec eux à bord) sur les navires de l’US Navy. Dans les opérations d’attaque stratégique entreprise depuis le début de la semaine dernière, autant que dans les opérations tactiques, les drones prennent chez les Russes une place de plus en plus importante, estimée par certains à 50% des frappes lors des attaques les plus récentes, avec une régulière augmentation de l’utilisation du drone. Le plus impressionnant à notre estime semble avoir été la coordination stratégique des attaques, la façon dont les engins sont utilisés dans un cadre contrôlé par une planification rigoureuse, ce qui fait des drones non plus des outils de fortune, même efficaces, qu’on utiliseraient à l’occasion, même si les occasions sont nombreuses, mais bien un élément essenbriel d’une structure stratégique de force et d’attaque.

Les Ukrainiens utilisent aussi des drones, essentiellement des ‘Bayraktar’ de fabrication turque, d’abord perçus comme des armes très efficaces (on nomme cela dans le langage PR [Public Relations] des armes ‘game-changers’), puis devenues plus contestées ces dernières semaines.

On pourrait y voir ici une “guerre des drones” dans un sens opérationnel, mais ce n’est pas (pas seulement) de cette façon que nous voulons procéder. Il y a aussi une “drôle de guerre” des drones en Ukraine, qui met en cause des questions souvent polémiques, de type politique, industrielle, et comme tout le reste avec l’Ukraine, de type PR. Plusieurs situations méritent ainsi d’être décrites et l’on verra qu’effectivement les aspects autres qu’opérationnels y occupent une place importante, souvent prépondérante.

Le ‘Bayraktar’ et l’amertume des Ukrainiens

Le drone turc ‘Bayraktar’ a acquis une certaine notoriété durant des affrontements en Syrie et aussi (surtout) lors d’affrontements pouytr le Haut-Karabar. Il a commencé à être livré à l’Ukraine avant même l’attaque du 24 février, essentiellement sur la notoriété de la séquence 2021 du conflit sans fin entre Arménie et Azerbaïdjan. Le ‘Bayraktar’ a d’abord été salué, lors de ses premières utilisations par l’Ukraine contre les Russes, comme une ‘arme-miracle’ (‘game-changer’). Comme d’habitude lorsqu’il s’agit des Ukrainiens du Zelenskistan, il y avait dans ces appréciations 5-10% d’opérationnel et 90-110% de PR. Là-dessus (sur les 110%), on a eu des détails savoureux avec notamment des questions de corruption, lors d’une intervention des deux Russes, deux ‘pranksters’ (surnom donné à ce genre de mystificateurs à partir d’un personnage de vilain dans les ‘Comics’), Vivan et Lexus, spécialistes des interventions-bidon où ils se font passer auprès d’interlocuteurs célèbres et polémiques pour d’autres personnes, en général “célèbres et polémiques”, afin d’avoir des révélations croustillantes, ou simplement des sentiments réels exprimés avec chaleur hors de toute langue d’ébène. Concernant le ‘Bayraktar’, cela donne ceci :

« Les drones Bayraktar de fabrication turque n'ont aucune efficacité au combat en raison de leur extrême vulnérabilité aux systèmes de défense aérienne, a déclaré le fonctionnaire ukrainien Sergey Pashinski dans une interview fictive avec les farceurs russes Vovan et Lexus.

» Pashinski pensait s'adresser à l'ancien ambassadeur américain en Russie, Michael McFaul [un neocon notoire]. Au cours de l'appel, il a apparemment admis qu’“il y a plus de relations publiques et de corruption dans le programme Bayraktar que d'utilisation au combat”, selon une vidéo publiée par le duo sur leur chaîne Telegram, qui semble avoir été enregistrée au début du mois.

» L'homme politique, qui dirige l'Association des entreprises de défense d'Ukraine, a poursuivi en disant que les drones turcs, que les médias occidentaux et ukrainiens ont salué comme un changement de jeu sur le champ de bataille dans le conflit militaire en cours entre la Russie et l'Ukraine, sont “avant tout un projet de relations publiques” [visant à inventer une puissance fictive].

» “J’étais personnellement contre, car ils sont extrêmement vulnérables aux systèmes de défense aérienne”, a déclaré Pashinski, ajoutant que l'Ukraine avait beaucoup de Bayraktars avant que les combats n'éclatent et qu’“ils ont tous été abattus en une semaine”.

» Il a également expliqué que le drone n'est “pas une arme autonome”, qu'il ne peut pas fonctionner par lui-même car il “est abattu par les systèmes de défense aérienne en un clin d'œil et n'a aucune efficacité au combat”.

» Le fonctionnaire a toutefois noté qu'ils peuvent être utilisés en tandem avec des missiles antiradar qui ont été fournis à Kiev par les États-Unis et que “sans les systèmes HIMARS et HARM, il n'y aurait plus de Bayraktars en Ukraine”.

» L'Ukraine a précédemment annoncé son intention de poursuivre son projet d'ouverture d'une usine de fabrication de Bayraktar en collaboration avec le producteur Baykar, basé à Ankara. Ceci après que la Turquie ait donné plusieurs drones à Kiev plus tôt cette année. »

On comprend que, officieusement, les Turcs apprécieront comme il se doit, et que les relations avec l’Ukraine iront dans le même sens.

La floraison des ‘Geraniums

Les drones russes (‘Geran’ 1 et 2, ‘Geranium’ 1 et 2 notamment) sont en général largement suspectés d’être des drones iraniens ou, dans tous les cas, des extrapolations de la série ‘Shahed’ (136 et suivants) . Les Iraniens eux-mêmes ont joué le jeu de la dénégation, affirmant avec un entêtement louable d’allié fidèle que les drones employés par les Russes étaient de pure fabrication russe. Il n’empêche qu’une déclaration faite hier par le Grand Ayatollah Khamenei pourrait largement être interprétée comme une affirmation d’excellence de ces engins dans les conditions de combat extrêmes qui ne pourraient avoir été expérimentées que par les Russes (par conséquent, une pensée pour l’Ukraine)...

« L'ayatollah Ali Khamenei a fait l'éloge des “dangereux” drones iraniens et s'est moqué de l'Occident pour avoir initialement considéré son programme de drones comme un coup de propagande. Le guide suprême a fait ces remarques mercredi alors qu'il s'adressait à des universitaires et des intellectuels iraniens.

» “Lorsque des images de drones iraniens étaient publiées il y a quelques années, on disait qu'elles étaient photo-shoppées. Maintenant, ils disent que les drones iraniens sont dangereux et il nous disent avec une nuance de mécontentement “pourquoi les vendre à quelqu'un ?”. a déclaré Khamenei, cité par les médias locaux.

» L'ayatollah Ali Khamenei a fait l'éloge des “dangereux” drones iraniens et s'est moqué de l'Occident pour avoir initialement considéré son programme de drones comme un coup de propagande. Le guide suprême a fait ces remarques mercredi alors qu'il s'adressait à des universitaires et des intellectuels iraniens. »

En un mot : les Iraniens ne disent surtout rien du tout par rapport à la Russie et à l’Ukraine. Mais le Grand Ayatollah fait un clin d’oeil extrêmement dévot et respectueux des traditions d’Allah à tous ceux qui seraient intéressés par des importations.

Les Russes, amis de  Iraniens

Or, les Russes, qui ne peuvent être suspectés d’entretenir des sentiments hostiles ou simplement méfiants vis-à-vis des Iraniens, restent dans cette circonstances complètement inflexibles.  (Andrei Martyanov reste, sur son site, l’inflexible défenseur de cette version d’un drone entièrement russe : on trouve chez lui divers textes à ce propos.) Donc, n’y voir aucune hostilité vis-à-vis des Iraniens (qui, en principe, appuient à 100% cette narrative), mais dans tous les cas, que cela chose affirmée soit vraie ou pas, l’affirmation de l’autosuffisance (et de la puissance qualitative) de la base industrielle militaire russe. Accessoirement, mais d’une façon responsable, les Russes ne veulent pas mettre les Iraniens dans l’embarras (notamment vis-à-vis d’Israël, – voir plus loin).

L’affaire est considérée comme si importante qu’elle a fait l’objet d’une communication du porte-parole de Poutine Dimitri Pechkov, chose inhabituelle pour ce qui est somme toute une quincaillerie militaire, quelque vertu ait-elle. Si ‘Geranium’ n’est pas cité directement, tout le monde comprend que c’est bien de lui qu’il s’agit puisqu’il est évoqué en termes technologico-poétiques.

« Toutes les armes utilisées par les troupes russes proviennent de stocks nationaux, a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Pechkov, qui a réitéré le démenti des informations selon lesquelles Moscou aurait utilisé des drones fournis par l'Iran contre l'Ukraine. “Non, nous n'avons pas de telles informations. Du matériel russe est utilisé. Vous le savez très bien. Toutes les autres questions peuvent être adressées au ministère de la Défense", a déclaré M. Pechkov mardi.

» Les responsables américains et ukrainiens ont affirmé à de nombreuses reprises que la Russie avait reçu divers drones de l'Iran et les utilisait dans le conflit avec l'Ukraine. »

Il faut noter que certains commentateurs de grande valeur, et en général favorable à Poutine, suggèrent que, dans ce cas, le président russe prend certaines libertés avec la vérité... Dans cette possibilité, on peut voir la vidéo sur le cas de Mercouris, du 18 septembre, dans les 8-9 premières minutes, avec la précision que les Iraniens accepteraient ces aménagements aimables de la vérité et quelques remarques intéressantes sur les capacités opérationnelles de ces drôles de petits engins contre lesquels, dans certains cas désespérés, les Ukrainiens en sont réduits à tenter de les toucher à coups de fusils ou de fusils d’assaut. 

L’épisode en marge : Ukraine et Israël

Une incidence intéressante de la “drôle de guerre” des drones concerne les relations d’Israël et de l’Ukraine. Les succès des drones russes, considérés par les Israéliens comme étant des ‘Shahed’ livrés par les Iraniens, a conduit à une pression renouvelée des Ukrainiens pour que Israël livre des armes à l’Ukraine ; et cela au nom de l’antagonisme entre  l’Iran et Israël. En deux temps, les Ukrainiens se sont heurtés à la règle de fer actuelle des Israéliens : les relations avec la Russie sont trop importantes pour qu’on les mette au risque  d’une foucade israélienne pour la satisfaction d’un Zelenski. Il faut tout de même, mesurer les forces respectives et rester fraisonnables.

• Première intervention du ministre des affaires de la Diaspora juive, Nachman Shai, demandant un alignement sur l’Ukraine.

« Israël devrait commencer à fournir une aide militaire à l'Ukraine, a annoncé dimanche sur Twitter le ministre des Affaires de la diaspora Nachman Shai, affirmant que l'Iran aurait transféré des missiles balistiques à la Russie.

» “Il n'y a plus de doute sur la position qu'Israël doit adopter dans ce conflit sanglant”, a tweeté l'homme politique. “Le temps est venu pour l'Ukraine de recevoir également une aide militaire, tout comme les États-Unis et les pays de l'OTAN le font”. Israël a déjà fourni à l'Ukraine une aide non létale, notamment des équipements militaires et – prétendument – des systèmes de défense antimissile fournis via le secteur privé. »

• Réaction des ministres importants  du gouvernement israélien, après un avertissement très lourd de Medvedev (menace rupture des relations privilégiées de la Russie avec Israël en cas de livraisons à l’Ukraine). D’abord le ministre de la Justice Gideon Saar : ensuite, et de façon, décisive, le ministre de la défense Benny Gantz... Pour eux, il n’y a pas de doute : il est préférable de conserver les relations avec la Russie plutôt que d’aider un ennemi de la Russie et un obligé des États-Unis. On appréciera l’évolution, s’inscrivant dans les remarques faites en conclusion ;

« Le ministre israélien de la Défense, Benny Gantz, a rejeté une demande ukrainienne de systèmes de défense antimissile faite après que la Russie a récemment intensifié ses frappes de missiles et de drones sur le pays.

» “Je veux qu'il soit clair que nous ne vendons pas d'armes à l'Ukraine", a déclaré Gantz à la station de radio Kol Chai mardi.

» “Je suis le ministre de la Défense, et je suis responsable de l'exportation des armes israéliennes”, a-t-il déclaré, ajoutant que le pays continuera à envoyer uniquement de l’aide médicale et humanitaire à Kiev. »

Enseignement de cette pseudo-polémique

A quoi conduit cette polémique qui n’en est pas vraiment une, que chacun des partenaires, alliés stratégiques par ailleurs, s’emploie à minimiser aux maximum, – tout en protégeant autant que faire se peut leurs intérêts nationaux ? On sait en fait qu’au-delà des messages convenus et autres narrative, les Iraniens ont une capacité technologique remarquable dans le domaine des drones, même si les Russes ne sont évidemment pas mauvais. Il n’y aurait aucune honte à ce que les Russes en profitassent mais à ces heures de mobilisation nationale, on peut penser que ce ne n’est pas le moment propice.

Aussi l’intérêt de la chose est ailleurs. Il se trouve dans une sorte de révolution technologique qui se révèle à l’occasion de cette guerre. On développera deux points à cet égard :

1). Le premier concerne l’utilisation opérationnelle des drones, notamment et surtout dans les missions de frappes stratégiques du champ de bataille, c’est-à-dire le plus haut niveau pour ce théâtre. Il s’agit d’une situation extraordinaire, compte tenu de la rapidité de l’affirmation de ce rôle, de la mise en évidence du formidable rapport avantageux entre les caractéristiques minimalistes de ces engins et les cibles frappées, et du prix parfois dérisoire des drones (dont certains vont jusqu’à coûter quelques milliers de dollars, parfois moins, pour des objectifs qui se détaillent en millions sinon  dizaines de millions de dollars).

2). Le second est beaucoup plus large et ambitieux et comprend un aspect politiquer certain. Nous parlons donc d’un objet technologique révolutionnaire, très avancé et très efficace, dont l’action peut influencer la bataille d’une façon significative. Une chose remarquable est alors que, dans tous les acteurs concernés,  on ne trouve nulle trace des Etats-Unis (pourtant pourvoyeurs principaux des Ukrainiens en armes) et une place importante, presque certaine, à un acteur en général considéré “de second plan” sinon du tiers-monde (l’Iran). Il s’agit là d’une situation politique elle-même révolutionnaire, qui se place (involontairement)  dans le sens des efforts faits par la Russie pour établir de nouvelles relations internationales d’où seraient exclus la maîtrise et l’hégémonie des États-Unis et de leurs satellites européens.

L’important est que cela survienne justement sans intention préméditée mais par la force des choses, par l’efficacité et la force des capacités technologiques, etc. Il s’agit d’une image, d’une projection, non seulement du monder à venir mais du nouveau monde en train de s’installer çà une vitesse fulgurante.

Comme l’exprime PhG à sa manière un peu emphatique :

« Il n’y a eu aucune construction,, aucun plan particulier fait par des ‘experts’, des universitaires et des spécialistes modernistes, tout cela “humains, bien trop humains” dans le sens du “dernier homme” de Nietzsche, mais plutôt ce que nous nommerions le “cours des choses les plus hautes”, l’évolution naturelle et hors de notre portée, – et si rapide, si ultra-rapide, — d’un monde qui entérine la fin d’une civilisation et d’une conception du monde. »

...Tout cela pour quelques milliers de drones, ces espèces de maquettes pour adolescents boutonneux (versions années 1950-années 1960) qui sont devenues un demi-siècle plus tard un engin stratégique pouvant en certains cas décider du sort d’une bataille de très haute intensité. Ni les États-Unis ni les Occidentaux ne s’y trouvent présents (sinon pour se montrer incapables, avec les moyens antiaériens fournis aux Ukrainiens, ou en soutien de ceux-ci, de bloquer décisivement cette offensive).

 

Mis eh ligne le 20 octobre 2022 à 14H05