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13 février 2005 — En mars 1979, l’amiral Stansfield Turner, directeur de la CIA, confiait à un public d’étudiants de Harvard : « Nous n’avions pas imaginé qu’un vieillard de 80 ans pourrait déclencher une révolution. » Il parlait de l’arrivée au pouvoir de Khomeini en Iran (février 1979) suivant la chute du Shah (décembre 1978). La CIA avait ignoré puis minimisé le risque Khomeini, et empêché toute riposte sérieuse du Shah. Bien sûr, la CIA n’avait rien vu venir. Il y eut même une période, alors que la chute du Shah était devenue inévitable, où la CIA jugea que l’on pouvait jouer avec Khomeini et le contrôler. (D’ailleurs, la CIA n’est pas seule en cause : toute l’administration Carter, le Pentagone y compris, avait adopté cette analyse dans la deuxième partie de l’année 1978.)
L’exemple, — un parmi tant d’autres qui composent une litanie, — est donné non pour son contenu mais pour ce que nous jugerions être la candeur d’un homme de responsabilité, et la candeur de l’institution qu’il dirigeait ; il est donné aussi pour ce qu’il dit d’une conformation psychologique qui interdit disons à “l’Américain américaniste”, l’Américain typique de la direction américaniste et de l’establishment washingtonien, de rien comprendre de la réalité du monde. Nous ne prévoyons pas pour autant que Sistani va devenir en Irak un nouveau Khomeini, d’abord et essentiellement parce qu’il n’a pas besoin de l’être. Si Sistani a sur le fond des ambitions proches de celles de Khomeini pour l’Iran (c’est-à-dire faire de l’Irak un bastion chiite), il n’a pas besoin d’une révolution pour le réaliser puisque les Américains lui ont donné la formule clé sur porte. Elle se nomme “démocratie” et elle sera interprétée sur le mode modéré et conformiste, dans tous les cas à ses débuts, qui sied à la philosophie de l’apparence de ces temps américanistes.
Là-dessus comme dans toutes les matières de politique extérieure, les Américains montrent un optimisme et une arrogance qui n’étonneront pas, parce que c’est leur habitude et que ces deux traits du caractère forment le principal argument de leur pensée, et que cet argument correspond à des certitudes profondes de leur psychologie, des certitudes qui vont jusqu’à la pathologie. Cet optimisme-arrogance nous déconcerte parce qu’il y a effectivement chez ces Américains une tendance à la répétition des fautes majeures commises à cause du même optimisme-arrogance qui les aveugle ; et cette répétition est activée d’abord par l’affirmation que ces fautes n’en sont pas, et cette affirmation toujours au nom de l’optimisme-arrogance. Il y a là un cercle vicieux presque parfait.
Leur formidable assurance écarte tous les doutes à ce propos, — au point où l’on pourrait avancer l’idée que le doute n’existe pas pour l’Américain, — notamment, bien entendu, les doutes des gens qui prétendent appuyer leur jugement sur l’expérience. (Il y a, chez les Américains, une sorte de haine viscérale de l’expérience, comme si cette intrusion d’un passé éclairant constituait une atteinte mortelle et sacrilège contre l’optimisme-arrogance qui éclaire la voie de l’avenir.) Contre toute la prudence et la lucidité que nous conseille l’expérience, Condi Rice affirme sans l’ombre d’une nuance (le 8 février, à Paris), et d’ailleurs avec une opiniâtre incompréhension et méconnaissance du passé, que « the Shia majority that is expected to emerge understood “their responsibility not to do to their fellow Iraqis what was done to them by those who had them live in tyranny and fear. […] I think they will come to a conclusion that will surprise us all in how well they do it.” »
Il est vrai que tout cela est justifié par l’extraordinaire ferveur, quasiment d’essence religieuse, pour la démocratie, qui baigne désormais toutes les conceptions, toutes les analyses américanistes. On aurait pu croire, et certains le croient toujours, que “démocratie” est surtout un slogan pour justifier toutes les actions de l’américanisme. A notre sens, cela n’est pas le cas, certainement pas complètement. Une véritable magie s’est installée autour de ce terme, qui fait partie du théâtre virtualiste installé par les washingtoniens où la réalité n’est plus la réalité, où le mensonge est partout au point où il devient vérité, où nous-mêmes ne savons plus s’il s’agit de mensonges pour ceux qui les disent. Ce théâtre fait effectivement qu’à partir de certaines formules-standard, de pure langue de bois nous semble-t-il, les acteurs finissent par interpréter certains de leurs mensonges, en général les plus gros, les plus stratégiques, comme des vérités. “Démocratie” est l’objet de ce phénomène de la façon la plus massive et la plus importante, plus qu’aucun autre concept, à un point tel que ce phénomène a non seulement fait du terme “démocratie” une vérité vertueuse et purificatrice, mais une vérité dont le caractère religieux est indéniable. Aujourd’hui, chez les Washingtoniens américanistes, la démocratie est une religion et comme Dieu est à leurs côtés, comme on le sait, tout marche comme sur des roulettes. Là aussi, l’optimisme-arrogance marche à plein et finit par induire une nouvelle vérité.
Par ailleurs, cela induit en erreur et le phénomène chiite irakien pourrait bien être une de ces erreurs. Cette appréciation religieuse de la démocratie, et, plus généralement, de la mission libératrice de l’Amérique, constitue une part de vérité de l’équipe Bush, — par ailleurs si complètement coutumière de l’exercice du mensonge à un point qu’on se demande si, pour elle, le mensonge est vraiment le mensonge (toujours cette bonne question). Cela n’est pas la première fois ces dernières années qu’une telle situation se présente. La question des armes de destruction massive (ADM) introuvables de Saddam est un précédent absolument éclatant de cette situation. Le plus extraordinaire dans cette affaire des ADM introuvables n’est pas qu’on n’en ait pas trouvé, mais que les Américains n’en aient pas “plantées”, comme l’on dit. Devant le constat de la difficulté de trouver des ADM, évident dès les débuts de l’occupation (les lieux identifiés comme des entrepôts d’ADM ayant été étant immédiatement investis et trouvés vides), comment n’ont-ils pas réalisé un montage sans le moindre problème pour eux, en installant de fausses ADM à partir de leurs propres dépôts ? Ils n’étaient pas un mensonge et à une manipulation près… à moins, c’est la seule explication, qu’ils y aient cru et qu’ils aient attendu, confiants, de toucher le gros lot en découvrant enfin un dépôt d’ADM saddamesques? C’est notre hypothèse, qui nous paraît répondre au constat de bon sens d’une psychologie washingtonienne en état de pathologie.
Par conséquent, les Washingtoniens, GW en tête, croient à la démocratie irakienne. S’ils ont organisé ces élections comme en pays conquis (c’est le cas), ils ne sont nullement intervenus dans le dépouillement et dans les résultats, par exemple pour favoriser leur ami Alawi, avec lequel ils seraient bien plus à l’aise. Non, les résultats, rendus publics aujourd’hui, sont très démocratiques, c’est-à-dire catastrophiques pour l’avenir du pays. La “participation massive” s’établit à 59% (pourcentage des personnes inscrites et non des Irakiens en âge de voter; selon Howard Kurtz, du Washington Post, cité par Greg Mitchell, de Editor & Publisher: « the 14 million figure is the number of registered Iraqis, while turnout is usually calculated using the number of eligible voters. The number of adults in Iraq is probably closer to 18 million »); les sunnites n’ont quasiment pas voté (1,7% des votants alors qu’ils représentent 20% de la population) ; les chiites et les kurdes (48,2% et 25,7%), chacun à leur mesure et les chiites moins fortement que prévu, sont les vainqueurs. Alawi, l’homme de Washington, fait un mauvais résultat (13,8%) et devient un acteur mineur.
Le décor est planté: sunnites marginalisés, alimentant leur guérilla plus forte que jamais; Kurdes triomphants, qui pourraient bien en découdre avec les Turcs; chiites en route vers le pouvoir, qui pourraient bien un jour… Un jour pas si lointain, pourquoi pas, un directeur d’un des innombrables services de renseignement US pourrait confier à des étudiants goguenards, parlant du grand Ayatollah Sistani: “Nous n’avions pas imaginé qu’un sage vieillard, si démocratiquement élu, pourrait s’entendre avec le régime des ayatollahs iraniens sous prétexte que les uns et les autres sont chiites”.