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56825 août 2004 — Parlons-en puisque tout le monde en parle, surtout depuis le 13 août et un article de Steve Clemons dans “Washington Note”. Cette fois, il semblerait que l’on puisse annoncer que c’est sérieux : il y aurait, dans les rangs des néo-conservateurs, de très sévères accrochages, au point où Francis Fukuyama regarde Charles Krauthammer comme un évadé d’un asile psychiatrique.
Écoutons Justin Raimundo qui, on s’en douterait, boit du petit lait :
« It was all too delicious for words. Francis Fukuyama, the boy wonder of the neocons who had famously pronounced the End of History, sat listening to a lecture by War Party stalwart and neocon comrade Charles Krauthammer, and wondered if the former psychiatrist had become unhinged:
» “As he was listening to his friend Krauthammer deliver a recent speech on the theme of the United States as a unipolar power, Fukuyama said, he grew increasingly agitated. Krauthammer's speech ‘is strangely disconnected from reality,’ Fukuyama said in his article.
» “’One gets the impression that the Iraq war,’ Fukuyama continued, ‘has been an unqualified success, with all of the assumptions and expectations on which the war had been based vindicated.’” »
… Et ainsi de suite. On trouve dans le texte de Raimundo tous les liens nécessaires pour retrouver l’essence de cette querelle plus psychologique que théologique entre ceux qui commencent à se demander si l’Amérique est construite dans le matériau du virtualisme (Fukuyama) et ceux qui ne se doutent ni ne doutent de rien (Krauthammer). Bref, une querelle d’allumés à des degrés différents, — entre allumés qui commencent à s’éteindre et allumés qui persistent ; par conséquent, une querelle sans beaucoup d’intérêt quant au fond des choses. De toutes les façons, l’influence des néo-conservateurs à Washington ne dépend plus des thèses, de la conviction et de l’influence des membres de ce mouvement, mais du degré d’intoxication virtualiste de l’ensemble de l’establishment et de l’administration en place. Ce degré reste d’une hauteur considérable, y compris chez nombre d’adversaires de la politique actuelle. C’est la raison pour laquelle tout le monde s’interroge pour savoir s’il n’y aura pas bientôt une attaque préventive US contre l’Iran, sous l’influence survivante des néo-conservateurs, sans poser la seule et unique question qui importe : comment ? (ou bien : avec quoi ?, etc), — oubliant simplement que les Etats-Unis n’ont plus les moyens aujourd’hui d’une telle initiative.
L’inquiétude de Fukuyama pour la santé mentale de Krauthammer comporte un aspect intéressant, qui est que Fukuyama ne se fait pas d’illusions sur le bilan qu’il faut dresser de la guerre contre l’Irak, ce « catastrophic success » (selon le général Tommy Franks) de dimension absolument universelle. Mais il ne va pas assez loin. C’est-à-dire qu’il ne se pose pas purement et simplement la question de la réalité de la puissance américaine.
Il est bien possible que l’historien de plus tard, s’il y en a un, exerçant son métier en observant les choses de notre période, conclura que la machine de guerre américaine (et le reste) était en fait encore plus trompeuse que la machine de guerre soviétique (et le reste). La différence est que, parmi les Soviétiques, militaires ou pas, un certain nombre ne se faisait pas d’illusions sur les capacités de leur machine de guerre (ce n’est pas pour rien que le maréchal Ogarkov lança, à la fin des années 1970, un plan pour tenter d’introduire des technologies avancées dans l’Armée rouge, sans y parvenir finalement de façon satisfaisante).
Du côté américain, il y a une étrange dichotomie : alors que, depuis presque un demi-siècle, des tentatives de réforme se suivent au Pentagone sans succès, qui concernent aussi bien les bureaucraties d’acquisition, les conceptions de systèmes, les structures de force, etc, — ce qui implique en principe que ces forces ont divers problèmes, — au contraire publiquement la puissance américaine a toujours été affirmée comme un dogme totalement intangible, une supériorité sans rivale, une chose au-delà de toute contestation possible. La différence du côté américain est que l’idée de relativité est étrangère à la notion de puissance américaine. Cette puissance ne peut se comparer à aucune autre, elle est « a league of its own », comme l’écrivait Joseph Fitchett dans l’International Herald Tribune du 3 février 2002 (« Pentagon is a League of Its Own ») ; par contre, elle devient relative lorsqu’elle est “comparée” à elle-même et alors une réforme peut être envisagée…
Le résultat de cet étrange “isolationnisme psychologique” nourri à l’idée de l’exceptionnalisme américain est effectivement de considérer la puissance américaine comme vulnérable uniquement par rapport à sa propre référence, et comme quelque chose d’évidemment invulnérable par rapport au reste. C’est cette idée qui continue à imprégner la majorité des esprits washingtoniens, malgré l’aventure irakienne, et c’est cette idée qui a fondé la démarche des néo-conservateurs. A cet égard, les Américains sont psychologiquement plus vulnérables que ne l’étaient les Soviétiques.
D’une façon plus générale encore, ce “crêpage de chignons” entre néo-conservateurs apporte rétrospectivement une lumière intéressante sur la valeur qu’il faut accorder à toutes les études et analyses si sérieuses qui ont été développées sur ce mouvement. En réalité et une fois de plus, le phénomène neocon est directement connecté à la lutte constante pour le pouvoir à Washington, notamment au travers des moyens de diffusion d’influence (RP, lobbying, etc). Il s’appuie principalement, pour son moteur “intellectuel” sur une vision idéologique basée sur une monstrueuse vanité (hubris), laquelle est par ailleurs présente partout dans l’establishment washingtonien. Plus qu’influencer décisivement l’orientation de la politique militariste américaine après le 11 septembre, ils l’ont habillée d’une idéologie qui a permis de lui donner un aspect intellectuel.