Une initiative révélatrice

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Une initiative révélatrice

10 février 2006 — Le 3 février, dedefensa.org recevait dans sa boîte à lettre, en courrier de presse, un exemplaire de Air & Space Power Journal (ASPJ), hiver 2005, avec la mention approximative (ASPJ est une revue trimestrielle) mais sensationnelle : “Journal en français”. (On a accès à cette édition sur le site de ASPJ en français.)

... “Sensationnelle”, sans aucun doute. ASPJ (en anglais) est une des revues doctrinales de l’USAF, dépendant de l’Air University de l’USAF. Elle véhicule les concepts, conceptions et doctrines de l’USAF. Elle possède une édition en espagnol et en portugais depuis la fin des années quarante, — indiquant par là que l’USAF considère également ASPJ comme un véhicule de support des exportations de systèmes d’arme vers les pays usagers de ces deux langues, notamment et principalement l’Amérique latine. Une version en arabe a été lancée début 2005, dont on peut dire qu’elle peut se justifier par l’aspect de l’exportation mais aussi, si l’on considère les événements en cours (tensions avec le monde musulman), pour d’autres raisons plus politiques. Une version en français n’a évidemment aucune raison d’être pour la raison de l’exportation, ni dans le passé ni aujourd’hui (la France et les pays francophones sont en général considérés comme des “territoires hostiles” par l’Amérique pour l’exportation des armements ; si des efforts d’investissements sont faits ponctuellement, cette situation générale justifie de considérer comme inutiles des liens conjoncturels comme l’est une version française de ASPJ).

Notre expérience des publications américaines sur l’aviation militaire, et encore plus des publications de l’USAF, nous suggère de penser qu’il s’agit d’une initiative sans précédent. Plus encore : c’est une initiative sans précédent qui était complètement improbable si l’on se réfère à l’esprit de la chose. Dans les milieux de l’aéronautique militaire américaine, il existe, au niveau de l’appréciation promotionnelle et concurrentielle, de l’appréciation des relations publiques, de l’appréciation du symbole, une volonté systématique, du côté anglo-saxon, de minimiser, de réduire l’importance du fait aéronautique français, voire de le rejeter et de le dénier bel et bien. L’aspect concurrentiel des langues française et anglais entre également et complémentairement en ligne de compte, avec le facteur supplémentaire de la situation qui fait de l’anglais la langue techniquement universelle de l’aviation. Nous dirions d’une façon abrupte qu’il y a, du côté anglo-saxon et américaniste une volonté constante de nier l’existence du “fait aéronautique français”, avec sa puissante tradition remontant aux sources de la création de l’aviation, avec son ambition constante de figurer au premier plan de cette activité.

(On observera que ce cas est assez similaire à celui du cinéma, chronologiquement, historiquement et substantiellement : il y a une concurrence naturelle entre les USA et la France, vue du côté américain de façon très ambivalente, dans le cinéma comme dans l’aviation — la France perçue, à cause de ses conceptions dans le domaine, comme une ennemie mortelle par les tenants du “cinéma-industrie”, au contraire comme une sorte de modèle par les Américains qui voudraient que le cinéma soit considéré d’abord comme un art. Cette similitude nous ramène au début du XXème siècle, à l’aube de la création de ces deux activités, qui tiennent elles-mêmes les clés des deux grands domaines de développement de la modernité: les technologies avancées pour l’aviation, l’image et la communication pour le cinéma.)

On comprend que, pour toutes ces raisons, une initiative américaine dans le sens de la promotion en langue française d’un ouvrage doctrinal de l’USAF est réellement un événement remarquable.

L’autre élément remarquable de cet “ASPJ en français”, c’est le choix du rédacteur en chef de l’édition française. Voici comment il est présenté dans la présentation officielle de l’édition en français (pour une fois, certains de nos lecteurs seront satisfaits puisque, par le fait même, il s’agit de textes en français): « L’éditeur-rédacteur de ASPJ en français, Monsieur Rémy Mauduit, possède des qualifications impressionnantes. Originaire d’Algérie, il a une expérience considérable de l’insurrection et de la contre-insurrection acquise lors de la guerre d’Algérie de 1954 à 1962. En tant qu’insurgé du Front de Libération National (FLN), il s’est battu contre l’armée française pendant cinq années jusqu’à ce que ses camarades de combat, le suspectant de complicité avec l’ennemi l’emprisonnent et le torturent. Échappant à ses tortionnaires, Rémy Mauduit rejoint l’armée française et devient lieutenant, au service d’un commando qui pourchassait son ancienne cohorte FLN. Plus tard, quand le Président de la République Française, le général Charles de Gaulle concède l’indépendance de l’Algérie, R. Mauduit abandonne l’armée française pour rejoindre l’Organisation de l’Armée secrète (OAS), un groupe de dissidents dirigé par des officiers supérieurs français qui s’étaient violemment opposés à la politique algérienne du général de Gaulle. R. Mauduit ne passe que quelques jours avec l’OAS; il est rapidement arrêté et emprisonné par l’armée française. Il émigre aux Étas-Unis après sa libération et fait une longue carrière dans le monde des affaires qui le mène à effectuer de multiples voyages dans toute l’Afrique. »

René M. Mauduit est un cas intéressant. C’est l’auteur de ce livre mentionné, effectivement très intéressant, — J’ai été fellagha, officier français et déserteur, — du FLN à l’OAS (Le Seuil, avril 2004).

(C’est alors le nom de Rémy Madoui qui apparaît comme sur la jaquette du livre, nom déjà francisé par rapport à la naissance de l’auteur à Téniet el-Hâad, petit-fils de l’agha Tayeb, chef de la tribu des Ouled Sidi M’Hamed, d’une vieille famille de notables arabes. Les transformations du nom de Madoui/Maudouit, — nom arabe francisé, nom arabe francisé puis américanisé, — marquent une prodigieuse aventure et une aventure paradoxale au travers des contradictions du drame algérien. A lire le livre de Madoui, on se demande comment l’historiographie française et militante parvient aujourd’hui, sinon par devoir de morale dont on mesure ainsi le conformisme et la vanité idéologique, à traiter du drame algérien en noir et blanc, méchants d’un côté, gentils de l’autre. De quel côté est Madoui? De quel côté est ce cadre supérieur de l’armée [ALN] du FLN dans la seule grande unité démocratique qu’elle déploya [la Willaya IV de l’Algérois], ensuite purgé par les staliniens du FLN, ceux qui prendront le pouvoir à Alger en 1962, ensuite torturé pendant un mois dans un camp de torture du FLN en 1960 [cet aspect de la torture en Algérie intéresse peu les historiens-militants], ensuite passé à l’armée française dans les commandos de chasse du 6ème régiment d’infanterie, ensuite passé à l’OAS avant de passer tout simplement en justice en France?)

Il faudra revenir sur l’expérience révolutionnaire et démocratique de Madoui, sur son témoignage sur la guerre d’Algérie. En attendant, c’est sa position à la tête d’“ASPJ français” qui nous intéresse ici. Manifestement, c’est le livre de Madoui, dont une recension est accessible sur le site d’ASPJ, qui a attiré l’attention de l’USAF. C’est évidemment l’expérience dans la question du terrorisme de l’auteur qui justifie essentiellement sa nouvelle position. La préface de présentation de Madoui insiste sur cette question, par rapport à l’USAF : « D’une manière générale, les forces aérienne et spatiale des États-Unis doivent être équipées, organisées et entraînées afin d’établir leur supériorité opérationnelle face à tout type de menace, notamment une menace asymétrique. Une nouvelle grille d’analyse de la violence et de la sécurité s’avère donc nécessaire. Le rôle de l’USAF dans la guerre contre le terrorisme et la guérilla sera le thème de la Revue aérienne et spatiale, en français, du printemps 2006. » Le premier numéro de “ASPJ français” comprend évidemment un article sur la question : « Rendre la puissance aérienne efficace contre la guérilla », par le Dr. Thomas R. Searle.

Le cas de “ASPJ français” tel qu’il est exposé permet de proposer deux remarques :

• Les militaires américains sont particulièrement intéressés, voire fascinés par l’expérience française en Algérie et, plus généralement, par la guerre d’Algérie. On le constate au travers des diverses lectures favorites dans les forces armées, notamment celles de David Galuda et du colonel Trinquier, dont l’enseignement sur la contre-guérilla est fondé surtout sa la guerre d’Algérie, ou encore, plus anecdotiquement, par l’intérêt qu’ils portèrent au film “la bataille d’Alger”. La parution de “ASPJ français” autant que la nomination de Madoui/Mauduit, qui rassemble tous les enseignements de la guerre (guérilla, contre-guérilla, sédition, etc.), sont une confirmation de ces tendances, d’autant plus remarquable qu’elle concerne l’USAF qui est traditionnellement une arme peu intéressée par ces questions.

• Justement… Il semble que les inquiétudes de l’USAF quant à ses capacités d’adaptation à la “nouvelle” forme de la guerre, guerre asymétrique ou de la quatrième génération, apparaissent particulièrement fortes pour qu’une telle initiative ait été suscitée et menée à bien. Il s’agit sans aucun doute d’une reconnaissance de réelles faiblesses, dans tous les cas dans certains milieux de l’USAF (essentiellement les milieux des universitaires et des doctrinaux) ; c’est une démarche assez rare dans les cercles américanistes pour qu’elle soit signalée avec insistance.