Une insurrection postmoderne

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Une insurrection postmoderne

12 juin 2017 – On aura bien entendu que ce texte d’hier soir dans ce même Journal-dde.crisis, ce “billet” était de la sorte qu’on dit “d’humeur” mais il n’en contenait pas moins l’observation de faits, non plutôt d’une vérité-de-situation qui a des aspects novateurs sensationnels. Il méritait, me suis-je dit, un enchaînement plus démonstratif.

C’est pour cette raison que je choisis d’enchaîner, dès potron minet ou presque, sur une extension du domaine de la réflexion. Ce qui m’a frappé au premier instant comme un symbole écrasant, et qui subsiste, c’est le chiffre... Pour dire combien j’y étais peu préparé, lisant 51% j’avais cru lire le taux de participation et cela me paraissant sensationnel ; puisque qu’il s’avère que c’est le taux d’abstention, alors le chiffre devient un symbole formidable puisque la limite de la majorité absolue est dépassée. C’est historique pour une élection de cette importance : l’abstention est élue au premier tour avec entre 51% et 52% des voix (dites “voix-muettes”).

Dans la perspective historique, selon ce que l’on sait des us & coutumes de cette République depuis sa création où les participations aux grands scrutins ont toujours été importantes (avec tassement en 2012, comme une réplique du séisme à venir), nous devons avancer une interprétation radicale : que les gens doués d’abstention l’aient ou non conçu ainsi, il s’agit du modèle qui restera de la première insurrection postmoderne adaptée à son objectif. Son premier effet, incommensurable, insaisissable mais pesant de tout son poids, c’est la délégitimation du président à peine élu, dont l’énorme majorité de plus de 400 j’imagine attachera à ses basques, comme un boulet qui représente le symbole de l’ensemble, une Chambre non seulement “introuvable” mais plus encore, “indicible”, une Chambre-simulacre qui résume toute l’opération. Je n’écris pas cela par hostilité ni critique contre Macron pour ce cas, mais bien comme le constat d’une vérité-de-situation qui concerne le Système en général. Cette illégitimité va peser sur la direction-Système comme une malédiction des dieux.

Maintenant, il faut examiner de plus près ce qui s’est passé hier, en fait de stratégie, en termes guerriers d’affrontement. Il s’agit d’une stratégie du “faire aïkido”, de retourner contre l’adversaire toute sa force ; sa force, au Système, c’est l’obligation de la vertu démocratique doublée de l’hérésie instituée contre tout ce qui n’est pas adoubé par les canons du dogme ; c’est cette force qui, dans ce cas qui nous occupe, est retournée contre le clergé-Système. Vous ne pouvez pas imaginer quelle importance a, pour ces pauvres hères, le scrutin démocratique, même bidouillé jusqu’à l’extrême, absolument nécessaire comme feuille de vigne, cache-sexe, string, absolument vital même si l’objet de tous ces soins n’est pas absolument impressionnant. (Pour cette raison, d’ailleurs, je n’ai jamais cru aux vastes projets qu’on agite sans cesse de dictatures policières du Système et autres...) Qu’importe la dignité souillée et le vice institué en vertu, il faut qu’ils y croient à leur démocratie et qu’ils s’y croient ; alors, quand le cache-sexe est divisé en deux et la feuille de vigne déchirée en son milieu et même un peu plus !

Tout ça, vous l’avez remarqué, c’est de la com’, du vent, n’importe quoi, tout cela sous le nom générique de “démocratie”. C’est comme ça que fonctionne la postmodernité, dans les illusions caoutchouteuses et baveuses du simulacre ; c’est sur ce terrain qu’il faut lui répondre, et l’abstention, le non-vote, le refus d’opiner au faux-principe maquillé de “valeurs”, c’est la méthode idéale : opposer le marigot de l’abstention au cloaque de leur simulacre. Alors, ils paniquent, – et suivez-les bien, je vous fais cette prédiction, la victoire totale et gargantuesque de dimanche prochain (majorité de... quoi ? 420 sièges, ou bien même 650 si cela vous plaît, sur les 500 et quelques de l’Assemblée), ce sera le début d’un véritable cauchemar parce que c’est l’installation de l’instabilité totale et paradoxale de leur simulacre mis à jour de l’apparence du triomphe démocratique.

Je l’ai déjà écrit presto subito dans mon texte d’hier soir : c’est un triomphe marqué par une complète illégitimité. La légitimité, pour la définir je vais prendre une image de la marine à voile d’antan. J’ignore comment les choses ont évalué dans l’univers de la techno galopante, alors je vous parle de la marine que j’ai connue, les classiques et superbes cotres en bois de la marine à voile, avec leurs quilles lestées de plomb. Le gréement (les voiles) servait à utiliser la force des vents au-dessus de la surface, tandis que le lest de la quille, souvent proche ou autour d’une tonne, servaient à maintenir le centre de gravité au-dessous de l’eau. Il en résultait que ces navires à voile étaient quasiment insubmersibles pour l’essentiel, sauf accident bien spécifique ou destruction catastrophique, voies d’eau, etc. Une tempête, même avec un gréement de tempête, pouvait exercer une force telle que le bateau gitait jusqu’à friser le chavirage, mais le centre de gravité restait en-dessous de l’eau, maintenant la stabilité. Parfois, il arrivait que la tempête fût trop forte. Un navigateur solitaire dans les années quarante (je crois qu’il s’appelait Bardiaux), avait expérimenté une tempête tellement forte au Cap Horn que son cotre avait chaviré jusqu’à 180° de pivotement, – sacrée expérience, cul par-dessus tête et tête sous l’eau, – mais il s’était aussitôt redressé sur son assiette normale, son chavirage à 180° s’étant transformé en un tour complet à 360°, à cause du lest de la quille qui fit son effet de poids. (*)

La légitimité, c’est cela : le lest de la quille qui vous empêche la plupart du temps de chavirer ou qui, quand vous chavirez tout de même, vous redresse aussitôt en position normale. Si vous n’avez pas ce lest de la légitimité, votre navire devient un esquif incroyablement instable, qui chavirera au premier coup de tabac venu et que rien ne le fera se redresser dans sa posture normale.

C’est de cela, du lest de la quille du pouvoir, dont l’abstention d’hier a privé les élites-Système qui se sont investies dans la majorité abracadabrantesque sortie des urnes par effraction. Par le fait, cette élection a installé la véritable formule de l’insurrection postmoderne. Il y a déjà un certain temps que je ne crois plus à l’insurrection (émeutes, révolte dans la rue, etc.) du type classique. (Voir le 24 septembre 2009.) La communication interdit cela en restituant en temps réel l’événement en cours, en faisant tomber la fièvre des participants qui s’entendent et se voit agir en même temps qu’ils agissent, en remplaçant l’emportement de l’exaltation par la retenue de la réflexion, en confrontant l’action mue par sa propre dynamique au jugement immédiat que l’esprit et la distance suscitent à propos de la cohérence et de la justification de cette action... Tout cela, c’est du passé, enterré, oublié, réduit à l’illusion perdue. (**)

Aujourd’hui, nous sommes dans les batailles face à l’agression simulatrice de la postmodernité, cette trouvaille du diable. La contestation de la communication antiSystème est déjà une arme appropriée et à mesure ; mais jusqu’ici, on peinait à trouver une riposte dans le cours de l’action politique légale toute entière annexée par le système et ses serviteurs, les zombies-Système. Eh bien, ce que je pense c’est qu’hier les Français ont trouvé une formule qui permet de comprendre quelle riposte appropriée l’on peut trouver, qui a l’avantage extrême de placer l’agresseur-Système, les zombies-Système de la postmodernité, malgré leur puissance quantitative, en position de vulnérabilité qualitative extrême, sur la défensive, installés dans leur simulacre devenu un voilier sans quille, cul-par-dessus-tête... Comme on dit, la balle est dans son camp (celui du Système), et bonne chance pour l’exercice du pouvoir.

 

Note

(*) Certains, puisque le “modèle” américaniste existe encore dans ce pays au progressisme si complètement arriéré et mal informé qu’est la France, pourraient opposer l’exemple US où l’abstention du “vote populaire” est considérable dans le cas des élections présidentielles. Mais les USA ne reposent pas sur la légitimité en tant que notion historique ; ils reposent sur la Loi (la Cour Suprême) qui dit la légitimité, et rien d’autre. (C’est parce que le pouvoir américaniste est dans un processus d’effondrement et de dissolution qu’il y a actuellement des polémiques à l’égard du “vote populaire”, les polémiques étant l’illustration de l’effondrement et de la dissolution.) Par ailleurs, l’abstention, comme le vote populaire, n’est un problème éventuellement soulevé que dans le cas de l’élection présidentielle fédérale, qui est elle-même une décadence complète du Système par l’importance monstrueuse que la fonction a prise. Les élections législatives ne sont jamais interprétées en fonction d’une moyenne de l’abstention nationale, tant l’idée de l’entité que forme l’État dans l’Union est ancrée dans une conception fédéraliste très fortement “confédéralisée” dans nombre de domaines. Le cas US est complètement différent du cas français à cet égard, les deux pays étant placés sur deux pôles opposés pour ce qui concerne la question de la légitimité.

(**) Bien sûr, il y a les “révolution de couleur”. Mais ce ne sont pas des émeutes au sens où on l'entend. Ce sont des pressions de foules manipulées, souvent rémunérées (merci, Soros), avec des artifices nombreux de communication. Il n'y a pas de bataille comme dans une émeute mais un engagement de communication destiné à faire pression sur le pouvoir en place pour qu'il cède de lui-même, sans y être contraint par la force. Autre type d'attaque postmoderne.