Une leçon (?) d’anatomie

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Une leçon (?) d’anatomie

24 février 2009 — Qu’est-ce que c’est que cette crise, quelle est sa réelle substance? Nous tenons pour notre part, comme nous l'avons écrit souvent, qu'il s'agit d'une “crise de civilisation”, – mais plus encore, que c’est “la crise de notre civilisation”, – entendant par là que ce n’est pas “une crise de plus” de notre civilisation mais la crise fondamentale de notre civilisation. Que cette crise, comme le remarque l’un ou l’autre de nos lecteurs, se soit déjà manifestée, c’est l’évidence sinon une lapalissade complète, – puisqu’elle n’est pas née d’hier et qu’elle s’est déjà manifestée à diverses reprises. (C’est bien entendu complètement la thèse du livre Les âmes de Verdun, auquel nous avons apporté quelque contribution.)

La différence, aujourd’hui, est qu’il s’agit d’une crise dont on devine bien la nature, de plus en plus fermement, de plus en rapidement, presque “en temps réel” comme on dit; nous nous regardons être en crise en même temps que nous sommes en crise, et nous mesurons la gravité formidable de cette crise, d’une façon assez mesurée et contrôlée après tout, en même temps que nous la subissons. On peut aller au cinéma assez paisiblement et, à l’entr’acte, en mangeant un chocolat glacé, se faire à soi-même la remarque : “Tiens, au fait, notre civilisation est entrée dans sa crise ultime”, puis nous installer confortablement pour suivre le film, – par exemple, Die Hard n°4 ou n°5 de la série, avec Bruce Willis et ses cheveux blanchis et rasés, en train de sauver la civilisation hollywoodienne à bord d’un F-35/JSF qui marche vraiment très bien.

La différence, encore, avec les précédentes “crises de la civilisation”, et pour caractériser encore plus cette crise comme la “crise de notre civilisation”, tient dans ce que sa nature, que nous percevons au moment où la crise se développe, est liée effectivement, directement et d’une manière démonstrative, à la nature du système qui nous régit, qui est aujourd’hui le système central de notre civilisation; il n'y a pas dissimulation derrière tel ou tel événement, le lien entre la crise et le système est irréfutable. Ainsi la crise est-elle encore plus confirmée et renforcée, à mesure qu’elle se répand, comme “la crise de notre civilisation”, – crise unique par sa puissance et sa signification, crise ultime également, parce qu’après un tel choc, “plus rien ne sera jamais plus comme avant”; en ce sens également, une crise sans “après” (“il n’y a plus d’après”).

L’important, à ce point, est la révélation et la réalisation qu’il s’agit effectivement d’un événement de cette sorte, ou qu'il y a une évolution perceptible vers cela, qu’on trouve de plus en plus distinctement dans des déclarations, analyses, commentaires, etc. Comme on l’a vu, les appréciations officielles évoluent très vite, de l’affirmation circonstanciée et publique qu’il s’agit d’une dépression, à l’évolution vers une dialectique catastrophiste, jusqu’à des diagnostics encore plus précis. On mesure ainsi, à la trace, comme le Petit Poucet suit les cailloux sur le chemin, l’évolution extraordinairement rapide du sentiment, exposé publiquement, de nos dirigeants. Il n’est pas ici question de savoir si ces dirigeants son aimables ou pas, s’ils sont ou non dignes de confiance; il est question ici d’apprécier l’évolution de leurs appréciations et de peser ces appréciations. Qu’on ait quelque estime pour Soros ou qu’on n’en ait aucunement, éventuellement avec d’excellentes raisons pour ceci ou cela, n’empêche en rien qu’il est intéressant de l’entendre faire une analogie entre la dissolution dans un trou noir de l’URSS en 1989-1991, et le sort présent, actuellement en cours, littéralement “à l’heure où il nous parle”, du système.

Par ailleurs, nous nous attachons en détails à un texte récent de Robert Reich (le 20 février, sur son site). Reich met l’accent sur la question fondamentale de la confiance, ou l’absence de confiance, comme moteur de la crise. C’est évidemment attirer l’attention sur la question beaucoup plus large, également tout à fait fondamentale, de la psychologie, du rôle qu’elle joue dans la crise, de son effet sur l’évolution de la crise, etc. Certains des effets de la crise, et pas des moindres, des effets d’accélération notamment, des effets de multiplication, des effets d’effondrement, sont essentiellement dus à la psychologie (à la perception, à l’humeur, à la “confiance” et à la “défiance”).

Nous croyons d’autant plus à l’importance du facteur psychologique que nous jugeons qu’il est notablement plus puissant qu’en d’autres occasions tragiques de la sorte, ce qui fait de cette crise quelque chose qui ne ressemble à rien de ce qui a précédé. (Nous sommes plus que jamais dans l’ère psychopolitique.) C’est à ce point qu’on touche au domaine d’une extraordinaire puissance de la diffusion de la crise, de son entraînement interne, de son auto alimentation et de son auto développement. Lorsque Pauk Volcker remarque… «I don't remember any time, maybe even in the Great Depression, when things went down quite so fast, quite so uniformly around the world», il se réfère justement à cette vitesse, à cette sorte de “perfection” de la diffusion de la chose, qui est à notre sens bien plus la conséquence du domaine psychologique qu’économique dans son fondement, dans sa dynamique même. Les décisions prises, les mesures arrêtées, les déclarations, etc., sont évidemment bien plus la conséquence de psychologies énervées et pressées, que d’une analyse économique sereine, – puisque, par ailleurs, ils vous racontent qu’ils n’y comprennent rien, qu’ils n’ont jamais vu ça, qu’ils ne savent pas où l’on va, – et qu’il faut bien faire quelque chose. (Pour rappel de cette impuissance d’une imagination économique, même un Reich, qui n’est pas sot ni aveuglé par l’arrogance, mais qui est tout de même du système, nous disait, il y a un an et un mois, à une question sur la possibilité d’un “nouveau 1929”, – «Oh non, certainement pas!»)

Une crise authentiquement démocratique

Si l’hypothèse de l’importance considérable de la psychologie est acceptée, on peut se demander maintenant comment on est arrivé à un résultat si remarquable, si exceptionnel par sa rapidité, de l’importance de la psychologie et de l’effet de cette place importante sur la crise, sur son alimentation, sur sa diffusion, etc. Nous pensons que deux aspects doivent être considérées:

• La puissance de la communication. Comme l’on sait, cette puissance est avérée, et elle constitue sans nul doute une caractéristique fondamentale de notre époque, peut-être avec un changement de substance de ce phénomène de la communication par rapport à ce qui a précédé, – particulièrement, à notre sens, depuis la fin de la Guerre froide et la fin de l’URSS, et en liaison avec ces événements. (Essentiellement parce que la disparition de l’URSS a laissé le système seul, sans référence extérieure acceptable, – dixit le Soviétique Georgyi Arbatov aux Américains, en 1988: «Nous allons vous faire une chose terrible, nous allons vous priver d’Ennemi», – remplacer “Ennemi” par “référence extérieure acceptable”.)

Dans ses conséquences inattendues, ce développement considérable du phénomène de la communication n’implique pas seulement la diffusion de l’information, la profusion de l’information, la “relativisation” de l’information (des indépendants sur le “net” plus crédibles que les informations officielles); elle implique également un changement des psychologies, – ceci allant avec cela. Nous pensons que nos psychologies sont devenues plus sensibles, plus “ouvertes”, plus aisément influençable et malléables dans tous les sens mais aussi, mais surtout plus difficiles à fixer dans une posture désirée. Au stade de puissance où elle est arrivée, la communication n’est plus un facteur conditionnant (enfermant) mais un facteur “ouvrant” des psychologies; on ne serait pas loin de voir se développer dans la communication, au stade d’intensité de la circulation d’informations où nous met la crise, un effet contradictoire, un phénomène absolument inverse de celui que ses promoteurs recherchaient (les gens du système cherchant une “conformation” des mentalités, des jugements, etc.), c’est-à-dire un facteur paradoxalement “libérateur”. Ce n’est pas dire que nous atteignons la vérité, car toutes les sornettes peuvent circuler aussi bien que les grandes choses, c’est dire plutôt que les psychologies ne sont plus contraintes dans la seule vénération des sornettes.

Ce phénomène touche même les dirigeants, sans qu’ils en prennent nécessairement conscience, et même, au contraire, parce qu’ils n’en prennent pas conscience. Leur dramatisation de la crise, qui peut paraître excessive parfois, qui l’est dans tous les cas par rapport à la prudence systémique qui devrait être de mise, a pour effet d’accréditer chez eux, par logique antagoniste, une condamnation implicite du système qu’ils servent et que, pourtant, ils sont encore conduits à défendre. Mais entre les deux dynamiques, on voit laquelle est la plus puissante : une appréciation de plus en plus tragique de la crise conduit nécessairement à un jugement de plus en plus sévère, à une condamnation du système qui l’a générée, tandis que la défense ne cesse de s’affaiblir. Nous sommes, à notre sens, dans ce processus en cours.

Cette évolution conduit à une érosion extraordinairement rapide de notre puissance, – de la puissance du système. C’est là le deuxième point, qui dépend du premier.

• Effectivement, le premier phénomène signalé, la rapidité de la communication et son effet objectivement érosif puis brutalement destructeur de l’appréciation qu’on a pour la capacité de résistance du système, a naturellement un effet direct sur la confiance objective dans ce système, sur l’appréciation de sa “vertu” rationnelle, de sa beauté et de son fondement idéologique. Le phénomène de la fascination exercée par le système sur nos psychologies tend à s’évanouir aussi vite que la crise se propage, et ce phénomène de l’effacement de la fascination à son tour, accélère encore, lui-même, le rythme de la crise.

A notre sens, la crise de confiance signalée par Reich est particulièrement forte parce qu’elle se réalise dans les conditions que nous tentons de décrire, avec la psychologie devenue “ouverte” à cause de la dynamique de la communication. Cette crise de confiance entraîne un effondrement de la puissance d’un système qui avait acquis cette puissance, d’abord par l’appréciation qu’il a créée de cette puissance chez ceux qui le servaient et qui faisaient sa promotion, chez ceux qui, conduits par le conformisme, l’admiraient et le respectaient, chez ceux qui s’exécutaient devant lui.

Si le système fonctionne (a fonctionné) dans sa dernière phase depuis la chute de l’URSS d’une façon presque systématique par “bulles” de puissances, successives ou simultanées dans des domaines différents, c’est parce que cette puissance a été effectivement créée par la perception qu’on en a, facilitée par la communication, et la communication exerçant son influence sur des psychologies malléables d’une façon erratique, dans des domaines différents. Après que les conditions nouvellement créées (depuis la chute de l’URSS) ont conduit la communication à se développer différemment, comme on l’a décrit, dès lors que les psychologies réagissent différemment parce qu’elles le peuvent (parce qu’elles sont “ouvertes”), dès lors que les perceptions de la puissance s’érodent au profit d’une perception sceptique, voire hostile à cette puissance, c’est cette puissance qui s’effrite, découvrant par contraste une extraordinaire fragilité du système. En effet, la grande découverte de la crise n’est pas la découverte de la puissance du système qui s’effondre, mais la fragilité de ce système qu’on croyait si puissant. C’est là, comme pour l’URSS, un véritable phénomène de “trou noir”: au plus l’énorme chose explose, au plus on découvre qu’elle se rapetisse en explosant… Peut-être aurons-nous en finale (“oh, la belle verte”), l’explosion colossale ultime de l’énorme chose transformée en rien.

Ce phénomène vaut pour la finance et pour l’économie, mais il vaut aussi pour tout le reste; pour l’armée US, pour le JSF, pour la politique extérieure US, etc. (Si l’on cite des artefacts US, c’est pour la raison évidente, que chacun devine aisément, que l’américanisme est évidemment le cœur du système.) La crise ne fait pas de jaloux, elle entend répandre ses bienfaits d’une manière, en un sens, admirablement et authentiquement démocratique.