Une leçon d’histoire d'Edward Luttwak : 1973 versus 2006

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Une leçon d’histoire d'Edward Luttwak : 1973 versus 2006

22 août 2006 — L’histoire est aujourd’hui lue par des spécialistes des matières et des intérêts présents dont la mission est de réhabiliter le présent à la lumière d’un passé arrangé pour la circonstance. Ces historiens assermentés obéissent complètement aux consignes du présent, en toute logique. C’est le cas d’Edward Luttwak, qui est un personnage habile ayant réussi à se faire passer pour un original capable d’interpréter avec brio mais sans jamais les trahir les consignes du Pentagone. (Luttwak est depuis un quart de siècle consultant du Pentagone, de l’U.S. Army. Tout le monde est content.)

Le cas examiné ici est son article « Misreading the Lebanbon war », publié par le Jerusalem Post (le journal-dont-Richard-Perle-est-actionnaire) le 20 août.

(C’est notre lecteur Francis Lambrechts qui nous a signalé cet article de Luttwak. On trouvera le texte complet de l’article, avec un autre article de Bradley Burston, dans nos “Choix commentés” du jour.)

Que nous dit Luttwak ? Résumons rapidement.

• Il n’y a pas à s’en faire. Si l’on compare 1973 (la guerre d’Octobre entre Israël d’une part, l’Egypte et la Syrie d’autre part), la “victoire” de Tsahal en 2006 est somme toute plus incontestable, plus complète, plus significative. On a fait des progrès.

• Israël était encore plus mal préparée et fut bien plus malhabile en 1973. La tempête politique qui suivit la guerre fut bien plus grave que celle que connaît aujourd’hui Israël. («  In Israel, there was harsh criticism of political and military chiefs alike, who were blamed for the loss of 3,000 soldiers in a war that ended without a clear victory. Prime Minister Golda Meir, defense minister Moshe Dayan, the chief of staff, David Elazar and the chief of military intelligence were all discredited and soon replaced. ») Tout va beaucoup mieux en 2006 qu’en 1973. On a fait beaucoup de progrès.

• Il y eut beaucoup plus de pertes, beaucoup plus de difficultés opérationnelles en 1973 qu’aujourd’hui. Israël fut beaucoup plus en danger (« The frontal sectors, left almost unguarded, were largely overrun. The Egyptians had an excellent war plan and fought well. Syrian tanks advanced boldly and even where a lone Israeli brigade held out, they kept attacking in wave after wave for three days and nights. Within 48 hours, Israel seemed on the verge of defeat on both fronts. ») Vraiment, on a fait beaucoup, beaucoup de progrès.

Et ainsi de suite, comme disait l’historien satisfait de son rigoureux travail d’analyse.

Contes et décomptes

Faut-il aborder la critique dans le détail ? Eventuellement, et sur certains points seulement, — par lassitude devant l’évidence, surtout parce que la critique centrale, qui suivra, devrait régler le tout.

• Quelques chiffres? Syriens et Egyptiens devaient aligner plus de 300.000 hommes, plus de 2.000 chars et plus de 500 avions de combat, avec une défense anti-aérienne mobile ultra-moderne. Le Hezbollah a fait passer ses effectifs de 1.000 à 3.000 combattants, nous dit-on. Ni chars, ni avions de combat, une défense anti-aérienne parcellaire. (Israël, lui, a tout de même mobilisé trois divisions pour soutenir son “offensive finale” contre le Hezbollah, ce qui fit croire à certains, vu l’énormité du dispositif, qu’on passerait directement à la Syrie une fois le Hezbollah K.O.)

• La guerre d’Octobre se fit entre trois nations avec leurs armées régulières. Le Hezbollah n’est pas une nation et n’a pas d’armée régulière. La guerre d’Octobre se joua sur deux fronts et des territoires de plusieurs centaines de kilomètres de profondeur, celle de juillet-août 2006 sur une bande-frontière de 10/15 kilomètres.

• La défaite initiale d’Israël vint essentiellement de la bataille aérienne, après avoir subi une attaque-surprise massive des deux pays arabes. Les Arabes refusèrent le combat aérien et mirent l’essentiel de leur riposte dans les systèmes anti-aériens (autant les missiles SA-3 et SA-5 mobiles que les affûts quadruples mobiles de 23mm ZSU-24 guidés par radar). En trois jours, les Israéliens perdirent près de 80 avions et temporairement toute capacité d’appui tactique, laissant le champ libre aux blindés arabes. Cet événement fut si considérable qu’il lança aux USA le développement de la “technologie furtive” (stealth technology) pour rendre les avions indétectables au radar. En juillet-août 2006, Israël lança son attaque (par pitié, qu’on abandonne cette dialectique absurde de la “contre-attaque”) à sa convenance et opéra à sa convenance, d’abord selon une attaque aérienne massive planifiée très précisément depuis 2004.

• D’ailleurs, non, – il n’y eut pas trois mais cinq acteurs en 1973. L’URSS et les USA jouèrent un rôle fondamental. A la différence de 2006 où ils furent à 150% derrière Israël, les USA furent à la fois “plutôt contre” et “à peine pour” Israël. (L’URSS évidemment du côté des Arabes.)

• Un peu de politique maintenant. La guerre fut instrumentée par Sadate, avec l’accord de Kissinger qui connaissait les plans égyptiens plusieurs mois à l’avance. Le but militaire de Sadate était de remporter une victoire, au moins initiale, jusqu’à un cessez-le-feu. Le but politique était d’effacer l’humiliation égyptienne de 1967 pour pouvoir ouvrir des négociations de paix avec Israël et récupérer le Sinaï. Kissinger était complètement d’accord, son but étant de faire plier la direction israélienne pour parvenir à une stabilisation de la zone par une paix entre Israël et ses deux voisins arabes. S’il y eut une surprise tactique, il n’y eut pas de surprise stratégique le 4 octobre 1973. Les Israéliens savaient que les Arabes préparaient une attaque mais Golda Meir refusa une frappe préventive et toute préparation à 24 heures d’avance le 3 octobre parce qu’elle savait que les USA (Kissinger) considéreraient cette mesure comme provocatrice et prendraient une position très défavorable à Israël ; par ailleurs, les Israéliens mettaient une trop grande confiance dans la ligne Bar-Lev pour arrêter les Egyptiens sur le Canal. (Si Golda Meir fut attaquée après la guerre, c’est pour avoir initialement cédé aux pressions US.) La guerre de 2006 fut également instrumentée par Washington, mais dans le camp adverse, avec Olmert, et pour liquider le Hezbollah avant de songer à la Syrie et à l’Iran.

• Kissinger voulait à tout prix que la victoire initiale des Arabes fut marquante et il retarda d’une semaine après l’attaque du 4 octobre le réapprovisionnement des forces israéliennes (en avions, chars, missiles air-sol et anti-SAM, etc.) dramatiquement affaiblies durant les trois premiers jours de combat. L’affaire fut l’objet d’un conflit grave à Washington entre Kissinger et le secrétaire à la défense Schlesinger. (Nixon, lui, était dans un état nerveux très dépressif, obsédé par le Watergate et souvent en état d’ébriété. Il ne joua guère de rôle durant la crise.) Au contraire, les Soviétiques mirent en place un pont aérien de réapprovisionnement vers l’Egypte et la Syrie au troisième jour de la guerre. On sait qu’en juillet-août 2006, Israël n’avait qu’à claquer du doigt pour obtenir des bombes supplémentaires, avec l'aide de Tony Blair ouvrant ses aéroports aux transports de l'USAF.

• La contre-offensive israélienne de 1973 fut d’une telle efficacité que, le 21 octobre, le général Sharon et son corps de choc franchirent le Canal, encerclèrent la IIIème Armée égyptienne et menacèrent Le Caire et le régime Sadate. Le 24 octobre, les Soviétiques annoncèrent aux Américains qu’ils envisageaient d’intervenir avec une division aéroportée pour sauver la IIIème armée. Le 25, les forces US étaient mises en état d’alerte nucléaire DefCon (Defense Condition) 2 contre la décision soviétique (Kissinger voulait garder la haute main diplomatique sur la situation), après des séances internes épiques auxquelles Nixon ne participa pas, et avec un conflit Schlesinger-Kissinger plus intense que jamais. Sur le terrain, le résultat fut un cessez-le-feu imposé, Kissinger interdisant à Israël de poursuivre son avancée sur la rive africaine du Canal (et en Syrie, vers Damas) ; Israël abandonna ensuite le Sinaï et la Syrie jusqu’au Golan contre des pourparlers de paix.

• Compte tenu des conditions qu’on a décrites, la victoire d’Israël d’Octobre 1973 représente un formidable exploit militaire marqué par la rapidité, la souplesse, la capacité d’adaptation aux conditions du terrain, contre un adversaire largement supérieur en nombre et en matériel, et qui le resta jusqu’au bout, et dans des conditions politiques incomparablement difficiles, avec un “allié” exerçant un chantage au réapprovisionnement en armes. Elle fut aussitôt perçue comme une victoire militaire écrasante par les Israéliens eux-mêmes, qui considérèrent que seules les pressions diplomatiques US les avaient aussitôt privés de ses fruits. On peut comparer ces conditions avec celles de juillet-août 2006.

Le sophisme en avant marche

Le travail de Luttwak pourrait être qualifié, selon le mot de Prescott, de “crap”. C’est une constante américaniste du système. Mensonge, déformation, rupture du lien de cause à effet, parcellisation du sujet, arguments grossiers et émotionnels, etc., tout cela sur fond d’une dialectique de rouleur des mécaniques très caractéristique de Luttwak.

Le raisonnement est fondé sur le sophisme comme seule règle de raisonnement. Il fait s’équivaloir deux événements sans la moindre similitude. Le seul enseignement de 2006 où la référence 1973 est acceptable est ce que la comparaison nous dit de l’évolution de Tsahal au niveau de la fraîcheur et de l’audace de la pensée (en 1973), de la lourdeur bureaucratique et de la fascination stupide pour la technologie (en 2006), — ce qui est la différence entre une armée encore israélienne et une Tsahal complètement américanisée. (En 1973, Israël subissait une forte influence des USA, mais on ne peut sans aucun doute parler d’américanisation de l’armée. C’est justement à partir de 1973 et de la main-mise US sur la politique israélienne, en plus de la dépendance d’Israël en armes américaines, que les prémisses du processus d’américanisation commencent à se développer.)

Pour le reste, Octobre 1973 est une guerre classique, “de troisième génération” (guerre conventionnelle de haut niveau), qui n’a rien à voir avec la G4G (guerre de quatrième génération) qu’est le conflit de 2006. Les moyens mis en œuvre et l’importance du schéma opérationnel de la guerre de troisième génération expliquent les pertes, qui relèvent de ce type de guerre (par rapport à cette référence, la guerre d’Octobre est une guerre peu coûteuse en vies humaines). L’aspect opérationnel, dans la G4G, est réduit et n’est pas plus important que les aspects de communication, les aspects culturels, sociologiques, psychologiques, etc.

La seule comparaison acceptable pour la guerre de 2006 est le simili-“conflit” d’Israël avec les Palestiniens, depuis 2001. De ce point de vue, on mesure la différence de comportement du Hezbollah par rapport à celui des Palestiniens, et l’importance de la perception de l’échec tactique (sur le terrain) d’Israël. Certaines comparaisons faites par Luttwak sont grotesques («  Even that was not much as compared to the 6,821 Americans who died to conquer the eight square miles of Iwo Jima »), même si (ou parce que) elles renvoient aux consignes du patron (guerre contre la terreur = Deuxième Guerre mondiale). On se demande pourquoi il n’a pas ajouté que la force aérienne israélienne s’était montrée extraordinairement humanitaire puisqu’elle a fait à peine un peu plus de mille morts civils en quatre semaines alors que le bombardement de Tokyo en a fait plus de 100.000 en une nuit et Hiroshima 80.000 directement en un coup. (Mais non, on comprend pourquoi : la comparaison pourrait jeter une ombre agaçante sur la vertu américaniste.)

L’incompréhension de Luttwak de la chose éclate dans cette remarque : « Implicitly accepting responsibility for having started the war, Nasrallah has directed his Hizbullah to focus on rapid reconstruction in villages and towns, right up to the Israeli border. » Ce n’est pas parce qu’il assume implicitement une quelconque “responsabilité” de la chose guerrière, — donc des destructions israéliennes au Liban, comme ça se trouve, — que Nasrallah distribue des dollars iraniens à la population ; mais, plutôt, parce qu’il fait une G4G et que celle-ci se poursuit une fois la “bataille“ terminée, notamment en se gagnant “les cœurs et les esprits”. (Peut-être aussi parce qu’il a un sentiment national libanais ou un sentiment de solidarité chiite? Comme écrivait de Gaulle : «  Tout peut, un jour, arriver, même ceci qu’un acte conforme à l’honneur et à l’honnêteté apparaisse, en fin de compte, comme un bon placement politique » [Mémoires de guerre. Le Salut, p.659, La Pléiade])

Mais sans doute l’essentiel est-il ailleurs que dans cet argumentaire à la gloire de l’armée israélienne et les ripostes courroucées qu’il amène. Il est alors dans le fait de cette gloire de Tsahal, proclamée par un homme du Pentagone, alors qu’il y a un mois le Pentagone et les salles de briefing des “amis” (chroniqueurs, experts, etc.) retentissaient d’attaques venimeuses contre le même Tsahal, pourrait bien annoncer une certaine évolution américaniste (pentagonesque) vis-à-vis de Tsahal. On oublie les bêtises de l’élève inattentif (Tsahal) et on proclame que c’est une victoire. D’ailleurs, c’est faire à la satisfaction des patrons qui avaient déjà deviné la chose, — voir Hersh :

« Nonetheless, some officers serving with the Joint Chiefs of Staff remain deeply concerned that the Administration will have a far more positive assessment of the air campaign than they should, the former senior intelligence official said. “There is no way that Rumsfeld and Cheney will draw the right conclusion about this,” he said. “When the smoke clears, they’ll say it was a success, and they’ll draw reinforcement for their plan to attack Iran.” »

Ainsi prépare-t-on de nouveaux enthousiasmes, de nouvelles ambitions, de nouvelles conquêtes, en préparant à de nouveaux devoirs. Tsahal, après quelques avertissements salutaires, peut encore servir. “Next stop, Iran”, probablement, ou bien la Syrie pourquoi pas. Cette fois Tsahal aura intérêt à l’emporter car il n’y aura plus de Luttwak pour venir à son secours dans le procès pentagonesque qui lui sera intenté en cas d’échec.