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23 mai 2004 — Michael Moore est un personnage controversé autant qu’original. Il est habile par ailleurs, dévastateur, efficace. On dit qu’il est autoritaire et dictatorial et qu’il a un sens de l’argent au-delà du commun, même américain. Il faut lire la chronique amère et même acariâtre de notre ami Andrew Anthony, de l’Observer, — vrai morceau de choix britannique, lorsque les Britanniques sont mal dans leur peau, parce qu’ils ratent tout, parce qu’ils sont pris à la gorge et au piège de leur habileté légendaire et diabolique. (Lorsque les Britanniques sont Tony Blair, ce plus fabuleux ratage de l’histoire politique occidentale, complètement le miroir de son pays aujourd’hui.) L’article taille des croupières à Moore (et aux Français, en même temps, qui sont toujours à l’aise quand les Anglais vont mal, qui ont trouvé le truc, tiens : « …and for the French, well, there is nothing the French love more than an American criticising America »).
Certes, Andrew n’a pas tort, — sauf qu’il n’est pas question de Moore, ni du cinoche, ni de Cannes ni des Français finalement, mais qu’il est question de GW, de l’Amérique et de toute cette sorte de choses. Jamais une Palme d’Or n’aura été plus directement ancrée dans l’actualité, dans la psychologie du moment, dans la politique la plus horriblement brûlante, jamais le cinéma n’aura été aussi complètement utilisé comme une arme politique, manipulé, tordu pour devenir un brûlot. (En ce sens, les Français, à la grande détresse d’Andrew Anthony sans doute, donnent une leçon à Hollywood, dont on croyait jusqu’ici qu’il avait le monopole de cette sorte de manipulation.) Alors, on comprend bien : Moore ou Tartempion… Pourvu que le sujet soit notre actualité.
Tout dans ce choix et dans ce qui l’a accompagné, contribue à le rendre exceptionnel. De ce jury présidé par un Américain, le plus talentueux parmi les jeunes rebelles, rentré dans le système sans perdre complètement son âme (Quentin Tarentino, lequel se paye le luxe de dire que le choix du jury n’est pas politique) ; les formidables ovations qui ont accompagné la projection du film et l’attribution de la palme d’Or, 14 et 9 minutes à une semaine d’intervalle. (Toujours selon l’acariâtre Anthony, mais tout de même pas mal trouvé : « … a Cannes record, and possibly unmatched since Stalin's audiences used to continue clapping for mortal fear of being the first person to stop »)
Tentons de tirer une morale sommaire de cette histoire.
• Certains diront que le cinéma est détourné de sa voie véritable, surtout le cinéma “à la française”, qui refuse de tenir compte des intérêts divers, commerciaux, politiques, etc. Mais tant pis : à situation exceptionnelle, conduite exceptionnelle. Encore une fois, ce n’est pas le cinéma qui est en cause, mais la politique étrangère des États-Unis. Il est sans doute plus préoccupant de voir une puissance de la force des États-Unis lancer une guerre d’agression de son seul droit, s’installer dans un pays indépendant comme elle le fait, traiter des prisonniers comme elle le fait, etc, que de voir le rôle du cinéma et les coutumes du Festival de Cannes transformés.
• Cannes a permis à l’opinion française et, derrière elle, à l’opinion internationale (et à l’opinion dissidente US) de s’exprimer d’une façon officielle. Les standing ovations ont balayé tous les décomptes d’apothicaire des gardiens vigilants de la morale sur les soupçons d’anti-américanisme qui planent en permanence. Ce type de décision (la Palme d’Or à Moore) a l’avantage de faire jaillir en pleine lumière un sentiment sous-jacent, qu’on s’interdit d’exprimer par conformisme, qui est enfermé dans l’inconscient (Freud serait satisfait de le voir libéré). Cannes, les conditions d’attribution de la Palme, la décision, l’accueil du public qui représente un milieu en général très peu suspect d’anti-américanisme (contrairement aux fables qui courent sur le cinéma français, le milieu cinématographique français actuel, dans tous les cas jusqu’au 11 septembre 2001, est très peu anti-américain), — tout cela permet de mesurer l’effondrement du prestige moral et politique des États-Unis.
• Cannes 2004 a confirmé la puissance formidable des techniques et arts de communication et culturels dans la bataille politique. Rien que de très normal depuis que triomphe le virtualisme, lui-même fondé sur la communication et les manipulations de type culturel : pour l’attaquer, il faut une arme du même domaine. Cannes 2004 a également montré qu’en matière de manipulation politique, les Français (les Européens) pouvaient se montrer plus audacieux que et supérieurs au maître en la matière, le cinéma américain.
• Enfin, le moment du choix, en pleine présidentielle, au cœur des scandales de l’occupation en Irak, etc. Dans ce sens qui est celui des circonstances, la décision à Cannes 2004 apparaît presque naturelle et fondée.
En effet, nous sommes à un moment délicat du drame, comme l’écrit Robert G. Kaiser, dans un article, le 23 mai dans le Post, d’une extraordinaire violence dans sa précision et l’implacabilité un rien méprisante du réquisitoire (le titre, déjà, évoquant le château de cartes : « A Foreign Policy, Falling Apart »).
Ce que décrit Kaiser, on s’en doute, est le contraire de Cannes acclamant Michael Moore. C’est Washington à l’orée du mois fatal, juin 2004 qui doit nous conduire au processus “libérateur” de l’Irak :
« We have come to a delicate moment in an absorbing drama. The actors seem unsure of their roles. The audience is becoming restless with the confusion on stage. But the scriptwriters keep trying to convince the crowd that the ending they imagined can still, somehow, come to pass. »