Une perfection sophistique : la dévastation de la globalisation comme vertu du monde, démontrée par l’“esprit français”

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Une perfection sophistique : la dévastation de la globalisation comme vertu du monde, démontrée par l’“esprit français”


22 juillet 2004 — Les Anglo-Saxons ne se doutent pas que, bien souvent, lorsqu’il s’agit de la dialectique sophistique qu’ils emploient pour faire la promotion de leur cause, ils trouvent des Français comme leurs meilleurs alliés. Il ne faut jamais oublier que le Français est “intelligent”, c’est-à-dire qu’il ne peut s’empêcher de trouver son plaisir en trouvant la raison là où, certes, il n’y en a pas, et lorsqu’en plus cette raison se fait à l’avantage d’un pays qui n’est pas la France et intellectuellement aux dépens de la France, le plaisir devient extase.

Une démonstration de cette attitude française se trouve dans l’éditorial de la revue “Air & Cosmos” du 16 juillet 2004, consacré à l’état de l’industrie britannique (éditorial justifié par la proximité du Salon de Farnborough). On connaît l’état de cette industrie britannique depuis plusieurs mois, que ce soit à partir de l’analyse de la presse britannique, que ce soit à partir de l’analyse des industriels britanniques eux-mêmes (pour ce qui concerne la participation au programme JSF précisément), que ce soit même dans les élucubrations de dirigeants de BAE.

Pourtant, non, la logique française ne trouve rien à redire à cette situation. Elle lui trouve même toutes les vertus du monde. D’où ce paragraphe triomphal, —


« Alors que partout, même aux Etats-Unis, la globalisation génère autant d’inquiétudes que d’espoirs, en Grande-Bretagne, au moins dans le secteur aérospatial et de défense, elle est passée dans les faits. Certes, l’industrie britannique ne conçoit plus seule d’avions de transport ou de combat, mais elle participe, à un titre ou à un autre, à tous les grands programmes en cours de développement, de l’Airbus A380 au Boeing 7E7, du JSF à l’A400M. Et cette contribution à très forte valeur ajoutée génère emplois et bénéfices. Les sociétés britanniques emploient plus de 120.000 personnes et ont collectivement affiché l’an passé une marge opérationnelle proche de 6 %, en dépit de la crise. »


… Paragraphe complété par cette conclusion finaude, mais non moins triomphale :


« Ainsi, la Grande-Bretagne pourrait-elle un jour dans l’avenir prétendre à jouer le rôle de trait d’union entre les deux rives de l’Atlantique. (…)

» Beaucoup sur le continent européen, et spécialement en France, voit dans l’évolution de ces dernières années le début du déclin de l’industrie britannique et interprètent son arrimage au marché américain comme un début d’allégeance. L’avenir pourrait démentir totalement ces appréciations et la Grande- Bretagne pourrait apparaître comme une pièce européenne essentielle du nouveau puzzle industriel que la globalisation est en train de dessiner. »


Cette sorte de raisonnement est particulièrement intéressante et il est piquant que ce soit un Français qui la développe, sans doute inspiré par quelques copinages bien placés à la City. On y retrouve en effet la logique de la globalisation, et des milieux économistes et financiers qui la soutiennent, poussée à l’extrême qui voisine nécessairement avec l’absurde. Il n’est pas sans intérêt que l’auteur place le malaise face à la globalisation, « partout, même aux Etats-Unis », c’est-à-dire, pour ce dernier cas, dans le pays prétendument inspirateur de cette dynamique ; c’est-à-dire qu’il s’agit bien de la globalisation sans frontière, sans identité, sans nationalisme, sans identification d’aucune sorte sinon celle des dividendes (les formidables 6% baptisés, non pas “dividendes”, qui fait un peu grossier et désordre, mais, plus élégamment, « marges opérationnelles »), — il s’agit de la vertu de la globalisation pour la globalisation et sans aucun autre argument que la globalisation comme argument...

Tous les Britanniques sérieux, aujourd’hui, ne contestent plus le désastre que constitue, pour la puissance nationale, “l’évolution vers la globalisation” de leur industrie nationale. Cette évolution signifie la perte de toute spécificité nationale, la perte de toute indépendance, la perte des capacités technologiques avancées ; en face de cela, les fameux 6% de « marges opérationnelles » et des emplois sous-qualifiés, malgré des dépenses en R&D qui n’ont plus aucun effet mobilisateur et unificateur, — c’est-à-dire, un destin de pays qui va se trouver très vite en voie de “tiers-mondisation” dans le domaine. C’est, en effet, l’orientation que prend l’industrie aéronautique et c’est, évidemment, comme le prouvent tant d’expériences jusqu’ici, l’orientation systématique qu’imprime la globalisation.

Mais l’“intelligence française” veille, et elle tient à l’originalité à laquelle conduit parfois sa belle logique. Ce que nous dit notre éditorialiste, au fond, c’est que la globalisation existe comme “une chose en soi”. Plus aucun pays (sauf le Royaume-Uni, dont le brio industriel dans cette affaire renvoie au brio militaire et diplomatique dans l’affaire irakienne) ne veut entendre parler de globalisation dans la forme destructrice où elle s’exerce, y compris les USA. Au contraire, nous dit notre édito, la globalisation-“chose en soi” reste la référence puisque cela est répété depuis tant d’années par les milieux économistes et financiers, et, dans ce cas, la position britannique, avec une industrie dans un état de dévastation complète et répartie entre propriétaires anonymes et non-britanniques, avec de nombreuses participations en sous-traitance comme il sied à une nation qui ne dispose plus de son indépendance technologique, la position britannique devient privilégiée et devrait être l’envie de tous en Europe. Il s’agit d’une parfaite démonstration du nihilisme absolue où pousse la logique des beaux esprits, autant que la logique de la globalisation, qui n’est pas une situation (ou un « puzzle industriel », comme dit notre sympathique petit marquis-éditorialiste) mais un processus de destruction avec comme destination finale l’entropie générale du monde technologique et industriel, — et puis les substantielles « marges opérationnelles ».)

Ci-dessous, en guise d’exemple de perversion et de perfection sophistique de l’esprit des spécialistes de notre temps historique, l’édito en question.


Exception britannique

Éditorial, Air & Cosmos du 16 juillet 2004, par Pierre Condom, Directeur de la Rédaction d’Air & Cosmos


» La France s’enorgueillit de son exception culturelle. Quand on observe l’industrie aérospatiale d’outre-Manche, il est évident que s’il existe au monde une exception industrielle, elle est britannique.

» Alors que partout, même aux Etats-Unis, la globalisation génère autant d’inquiétudes que d’espoirs, en Grande-Bretagne, au moins dans le secteur aérospatial et de défense, elle est passée dans les faits. Certes, l’industrie britannique ne conçoit plus seule d’avions de transport ou de combat, mais elle participe, à un titre ou à un autre, à tous les grands programmes en cours de développement, de l’Airbus A380 au Boeing 7E7, du JSF à l’A400M. Et cette contribution à très forte valeur ajoutée génère emplois et bénéfices. Les sociétés britanniques emploient plus de 120.000 personnes et ont collectivement affiché l’an passé une marge opérationnelle proche de 6 %, en dépit de la crise.

» L’industrie de Grande-Bretagne est tellement intégrée dans l’environnement mondial qu’elle s’y est en quelque sorte diluée, au moins en termes capitalistiques. Non seulement une grande partie des capacités appartiennent directement à de grands noms de l’industrie étrangère tels que Bombardier ou Thales, mais même une société aussi symbolique que BAE Systems n’est plus strictement britannique, dans la mesure où la majorité de son capital est détenue par des investisseurs étrangers – du moins si l’on en croit le ministre de la Défense.

» Il n’en demeure pas moins que les hommes et les compétences demeurent britanniques. L’industrie y veille, elle a encore consacré plus de 12 % de son chiffre d’affaires à la recherche et au développement l’an passé.

» Il est aussi vrai que les sociétés d’outre-Manche ont développé leurs actifs tant en Europe que sur le continent nord-américain. Rolls-Royce, par exemple, contrôle à la fois Allison aux Etats-Unis et l’un des deux motoristes allemands. Tout récemment encore BAE Systems a acquis les activités d’électronique civile de Boeing.

» Ainsi, la Grande-Bretagne pourrait-elle un jour dans l’avenir prétendre à jouer le rôle de trait d’union entre les deux rives de l’Atlantique. L’audacieuse politique d’acquisition de son ministère de la Défense, fondée sur l’ouverture totale à la concurrence internationale, pourrait l’y aider.

» Beaucoup sur le continent européen, et spécialement en France, voit dans l’évolution de ces dernières années le début du déclin de l’industrie britannique et interprètent son arrimage au marché américain comme un début d’allégeance. L’avenir pourrait démentir totalement ces appréciations et la Grande-Bretagne pourrait apparaître comme une pièce européenne essentielle du nouveau puzzle industriel que la globalisation est en train de dessiner. »


[Notre recommandation est que ce texte doit être lu avec la mention classique à l'esprit, — “Disclaimer: In accordance with 17 U.S.C. 107, this material is distributed without profit or payment to those who have expressed a prior interest in receiving this information for non-profit research and educational purposes only.”.]