Une perspective impitoyable

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Une perspective impitoyable

• La guerre en Ukraine, c’est  essentiellement la crise d’un Occident qui a complètement mésestimé, sous-estimé, méprisé ses adversaires hors-Système. • La facture de l'Occident-addictif sera rude, écrit Giacomo Gabellini.

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On présentera rapidement l’article de Giacomo Gabellini, embrassant la crise dite-‘Ukrisis’ et essentiellement, ce qu’elle marque du déclin inéluctable de l’Occident, et singulièrement des États-Unis. La présentation de Gabellini est très complète, très fournie, et va absolument à l’essentiel des choses, – notamment et d’une façon qui nous est particulièrement chère, en abordant la question d’un point de vue culturel et des traditions.

Pour Gabellini tels que nous le comprenons, il s’agit bel et bien d’une “guerre” contre l’Occident ; une guerre à la fois contre l’ Occident-compulsif (enfermé par un réflexe de compulsion dans la bêtise de l’effondrement etdans la dégénérescence de la bêtise, avec les deux interdépendants et se renforçant l’un l’autre) ; une guerre à la fois contre l’Occident-addictif (enfermé dans des “valeurs” nihilistes et inverties, impliquant la dissolution de l’être). Il s’agit d’une guerre déclenchée par cet Occident pour sa propre survie selon son appréciation du danger mortel que représente son adversaire (la Russie, la Chine, les BRICS, la défense des traditions). Il s’agit enfin d’une guerre où le principal agresseur (l’’Occident) s’appuie sur des évaluations complètement faussaires de sa propre puissance, et de la capacité d’action et d’influence de l’adversaire considéré avec le plus complet mépris. (Il ne faut pas se plaindre de ce mépris ni des évaluations faussaires de sa propre puissance, qui sont les alliés les plus importants de ceux qui font la guerre au Système).

Il est intéressant de voir ici le rapprochement fait par Gabellini entre l’attaque du Chili en 1973, – dont on a vu hier l’importance que lui accordent certains, – et l’attaque contre la Russie, via l’Ukraine. Les liens entre les deux sont complètement acceptables notamment au niveau de la folie et de la haine qui sont les deux facteurs psychologiques prévalant de l’Occident-convulsif et de l’Occident-addictif, — « Le cavalier fou “qui hait tout le monde” » — mais les résultats sont inverses puisqu’entretemps la perversion et l’inversion ont fait leur œuvre, et par conséquent folie et haine se retournant contre ceux qui les ont suscitées.

« Ils ont ainsi cru pouvoir étrangler l'économie russe comme ils l'avaient fait pour l'économie chilienne dans les années 1970, convaincre facilement le reste du monde de se joindre à la campagne de sanctions orchestrée par l'Occident contre la Fédération de Russie... »

L’Occident, ou l’“Empire”, ou ce qu’on veut de la sorte, se trouve impitoyablement entraîné par son propre poids de handicaps et de constructions faussaires sur la pente de son effondrement. Il n’a absolument pas la caopacité de réaliser, – pas vraiment le temps d’ailleurs, – combien il s’est trompé sur les capacités de résistance et de résilience de ses adversaires. La guerre en Ukraine représente un fantastique faire-valoir de cette catastrophe, une relance continuelle de la bataille suprême en-cours. Là aussi, l’Occident-addictif, – la qualification convient, – est absolument prisonnier comme par addiction de ses système d’engagements moraux et sociétaux passés auprès de divers personnages qu’elle a elle-même totalement corrompus pour tenir ce rôle infâme de vertueux bourreaux et souteneurs-maquereaux de leur peuple. L’ensemble est écœurant.

On s’attardera également à la très intéressante dernière question sur les capacités de la Russie et de la Chine d’adapter la modernité dont il se sont saisis à leurs traditions, de façon à ne compromettre en aucune façon les seconds. Pour l’Occident, le problème n’existe quasiment plus, ayant disparu avec les traditions. Bien qu’on ne s’y attarde oas, car l’on a très peu d’éléments pour le traiter, c’est de loin le principal problème de cette gigantesque tragédie.

Ce texte a été publié le 3 septembre sur le site ‘euro-synergie.hautefort.com’. Le texte original, effectivement daté du 2 septembre sous sa forme d’interview, est paru sur le site ‘arianaeditrice.it’.

dde.org

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La guerre en Ukraine et la crise de l'Occident

Question : « Quelles sont les principales raisons des graves erreurs de jugement commises par les décideurs politico-militaires occidentaux dans la guerre en Ukraine ? »

Giacomo Gabellini : « Je pense que les raisons de ces erreurs de calcul stupéfiantes résident dans le sentiment de toute-puissance qui a envahi les classes dirigeantes américaines depuis l'effondrement de l'Union soviétique. Cette perception déformée a atrophié la pensée critique et alimenté un mépris substantiel pour le reste du monde ; le conformisme rampant qui en résulte a entravé leur capacité à évaluer de manière réaliste leur propre potentiel et celui de l'ennemi et à comprendre les implications stratégiques de leurs choix politiques. Ils ont ainsi délibérément transformé la question ukrainienne d'une crise régionale en un défi existentiel pour la Russie, sans réaliser pleinement les dangers liés à la décision d'acculer le plus grand pays du monde avec plus de 6000 ogives nuvléaires et des lanceurs hypersoniques capables de les acheminer jusqu'à la cible. Ils ont ainsi sous-estimé la capacité industrielle, la cohésion sociale, les compétences technologiques et la force militaire latente de la Fédération de Russie, tout en surestimant sa capacité de conditionnement et de dissuasion à l'égard des pays tiers, l'impact des sanctions et les implications de la tendance croissante à la “militarisation” du dollar et des circuits dans lesquels circule la monnaie américaine.

Ils ont ainsi cru pouvoir étrangler l'économie russe comme ils l'avaient fait pour l'économie chilienne dans les années 1970, convaincre facilement le reste du monde de se joindre à la campagne de sanctions orchestrée par l'Occident contre la Fédération de Russie, et infliger une défaite stratégique sur le champ de bataille en s'appuyant sur la supériorité supposée de leur doctrine militaire et de leurs systèmes d'armement.

En ce qui concerne la Chine, ils ont fait des erreurs de calcul comparables, voire pires. Ils ont cru pouvoir l’“occidentaliser” en l'intégrant dans l'ordre mondialisé, et en favorisant ainsi la délocalisation de ses milliers d'usines de production vers la première puissance démographique du monde, qui, au fil des millénaires, est restée remarquablement fidèle à elle-même en s'appuyant sur un patrimoine culturel inestimable. Ils ont ainsi créé les conditions de la transformation d'un pays très pauvre en une superpuissance universelle, avec des intentions ouvertement anti-hégémoniques. Un résultat stupéfiant. »

Question : « S'agit-il des erreurs d'une classe dirigeante ou d'une culture entière ? »

Giacomo Gabellini : « Je pense qu'il s'agit du fruit empoisonné d'un processus généralisé de “barbarisation” culturelle. Aux États-Unis, le concept parétien de “circulation des élites” a été appliqué au point de dégénérer en un système bien connu de “portes tournantes”, déjà analysé par Charles Wright Mills dans son excellent ‘The Power Elite’. Soldats, politiciens, banquiers et financiers passent avec une grande facilité du public au privé, puis de nouveau au public, donnant lieu à des enchevêtrements d'intérêts particuliers profondément opposés à ceux de la nation dans son ensemble. La fonction politique devient ainsi l'otage de l'affairisme le plus flagrant, qui s'exprime sous la forme d'une association très particulière que l'ancien analyste de la CIA Ray McGovern a appelé le “complexe militaro-industriel-congrès-intelligence-médias-université-tank de réflexion”, dans lequel la circulation de l'argent par le biais de pots-de-vin interconnecte les médias, les universités, les ‘think tanks’, les agences d'espionnage et le Congrès, en orientant les directions stratégiques de la puissance publique.

L'ampleur des efforts de propagande visant à façonner l'opinion publique nationale et à “créer un consensus” dans le pays donne la mesure du niveau de corruption atteint par les États-Unis, qui, à mon avis, tendent à ressembler de plus en plus à l'Union soviétique des années 1980.

Ces derniers temps, lorsque je réfléchis à l'ampleur de la dégradation qui caractérise aujourd'hui les États-Unis, je me souviens souvent des évaluations amères faites à l'époque par Nikolai Ivanovic Ryžkov, ancien fonctionnaire et homme politique soviétique, à propos de son pays. L'abrutissement du pays”, déclarait Ryžkov, “a atteint son apogée: après cela, il n'y a plus que la mort. Rien n'est fait avec soin. Nous nous volons nous-mêmes, nous prenons et donnons des pots-de-vin, nous mentons dans nos rapports, dans les journaux, depuis le podium, nous nous révoltons dans nos mensonges et pendant ce temps, nous nous donnons des médailles les uns aux autres. Tout cela du haut vers le bas et du bas vers le haut”. »

Question : « La guerre en Ukraine est la manifestation d'une crise de l'Occident. Est-elle réversible ? Si oui, comment ? Si non, pourquoi ? »

Giacomo Gabellini : « Je dirais que [non]. Certes, l'Occident a encore de nombreuses cordes à son arc, mais il me semble qu'il est en train de glisser de manière irréversible sur une pente très raide. Comme j'ai tenté de l'expliquer dans mes propres travaux, le conflit russo-ukrainien a révélé urbi et orbi le manque de fiabilité de l’“Occident collectif” et l'arbitraire du soi-disant “ordre fondé sur des règles” dont les porte-parole de Washington vantent sans relâche les vertus inexistantes. Mais surtout, elle a mis en lumière la faiblesse structurelle des États-Unis et la fausse conscience des classes dirigeantes euro-américaines, qui présentent le conflit russo-ukrainien comme un affrontement entre démocraties et autocraties, alors que le reste du monde y voit une guerre par procuration entre l'OTAN et la Russie, cette dernière tenant tête économiquement et militairement à l'ensemble de l'Alliance atlantique. Je suis tout à fait d'accord avec Emmanuel Todd pour dire que “la résilience de l'économie russe pousse le système impérial américain vers le précipice”.

Personne n'avait prédit que l'économie russe résisterait à la “puissance économique” de l'OTAN. Je pense que les Russes eux-mêmes ne l'avaient pas prévu. Si l'économie russe résistait indéfiniment aux sanctions et parvenait à épuiser l'économie européenne, où elle reste sur le terrain, soutenue par la Chine, le contrôle monétaire et financier américain sur le monde s'effondrerait et, avec lui, la possibilité pour les États-Unis de financer leur énorme déficit commercial à partir de rien. Cette guerre est donc devenue existentielle pour les Etats-Unis. Les États-Unis auraient besoin d'une “adaptation en douceur” à un monde en mutation rapide, mais le pays ne dispose pas d'un appareil de direction à la hauteur de la tâche. »

Question : « La Chine et la Russie, les deux puissances émergentes qui contestent la domination unipolaire des États-Unis et de l'Occident, ont, depuis l'effondrement du communisme, renoué avec leurs traditions culturelles prémodernes : le confucianisme pour la Chine, le christianisme orthodoxe pour la Russie. Pourquoi ? Le retour au passé, littéralement “réactionnaire”, peut-il s'enraciner dans une société industrielle moderne ? »

Giacomo Gabellini : « La redécouverte des racines culturelles a permis à la Chine et à la Russie d'ériger de "grandes murailles" suffisamment solides pour résister à la tentative obstinée du tout américain d'occidentaliser le monde entier. La redécouverte du passé constitue un formidable outil pour ces deux États-civilisations, en vue d'affirmer leur identité propre et différenciée, et de resserrer la société autour de valeurs millénaires spécifiques.

Je crois que “greffer” ces traditions dans une société moderne est une tâche difficile en général, mais pour des nations comme la Chine et la Russie, elle peut être beaucoup moins ardue car ce sont des pays qui n'ont jamais vraiment renié leur passé. D'une manière ou d'une autre, les pierres angulaires de ces deux cultures ont toujours resurgi, même lorsqu'elles ont été soumises à de rudes épreuves telles que la révolution culturelle ou les projets soviétiques visant à créer ce que l'on appelle “l’homme du futur”. La dérive nihiliste de l'Occident, en revanche, rend particulièrement difficile la mise en œuvre d'un processus de réévaluation du passé similaire à celui mené par la Chine et la Russie. »