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384Dans une même envolée, plusieurs articles traitent directement ou indirectement du même sujet, qui est la situation des USA considérée d’un point de vue général. Il s’agit d’une vision crépusculaire, très sombre.
• D’abord, un mot intéressant de Lawrence Summers, conseiller du président Obama, en direct de Davos via The Economist du 5 février 2010. On nous confirme que les USA connaissent une “reprise sans emploi”; ce que Summers traduit de la sorte, dans une formule heureuse après tout: «As Larry Summers put it in Davos last week, the American economy is experiencing “a statistical recovery and a human recession”.»
• Qui croit encore à Wall Street? Il y a ce constat assez extraordinaire fait par un collaborateur du Wall Street Journal, suivi d’un long article pour le justifier, le 6 février 2010, de Jason Zweig: «For many investors, the market's turbulence hasn't just destroyed wealth. It has shattered their faith in the financial system itself.»
• Il y a un article de Tim Rutten, du Los Angeles Times, le 5 février 2010, avec un amoncellement de sondages d’opinion, de tendances, etc., montrant l’extraordinaire désaffection du citoyen US pour ses représentants, et l’illégitimité par conséquent de ces derniers… Rutten cite un historien et conclut que les USA, aujourd’hui, ne sont plus aussi loin qu’on pouvait le croire d’être dans la situation de République de Weimar.
«When people's mistrust of their elected officials and the parties reaches these levels, there is little for political leaders to do but take counsel from their own anger and anxieties – and, these days, the popular mood fairly seethes with both those things. Discontent with the present and apprehension about the future have become the background noise of our politics, yet both sides of the congressional aisle seem deaf to the din.
»In one of his magisterial explorations of German politics between the wars, the historian Ian Kershaw mused that “there are times – they mark the danger point for a political system – when politicians can no longer communicate, when they stop understanding the language of the people they are supposed to be representing.”
»It would be reckless not to insist that this country and its politics remain, in crucial ways, far distant from Weimar. It would be rash, though, to pretend that the distance remains as great as it once was.»
• Bob Herbert, du New York Times (le 6 février 2010), analyse la situation générale et catastrophique de l’Amérique aujourd’hui. Il rapporte ces remarques d’un séminaire sur l’avenir économique des USA, auquel il participait la semaine dernière.
«…The conference was titled, “The Next American Economy: Transforming Energy and Infrastructure Investment.” It was put together by the Brookings Institution and Lazard, the investment banking advisory firm.
»When Governor Rendell addressed the conference on Wednesday, he used words like “stunning” and “unbelievable” to describe what has happened to the nation’s infrastructure. His words echoed the warnings we’ve been hearing for years from the American Society of Civil Engineers, which tells us: “The broken water mains, gridlocked streets, crumbling dams and levees, and delayed flights that come from failing infrastructure have a negative impact on the checkbook and on the quality of life of each and every American.”
»The conference was sparked by a sense of dismay over what has happened to the U.S. economy over the past several years and a feeling that constructive ideas about solutions were being smothered by an obsessive focus on the short-term in this society, and by the chronic dysfunction and hyperpartisanship in much of the government.
»I was struck by the absence of grousing and finger-pointing at the conference and the emphasis on trying to develop new ways to establish an economy that is not based on financial flimflammery, that enhances America’s competitive position in the world, and that relieves us of the terrible burden of reliance on foreign energy sources.
»I was also struck by the pervasive sense that if we don’t get our act together then the glory days of the go-go American economic empire will fade like the triumphs of an aging Hollywood star. One of the participants raised the very real possibility of Americans having to get used to living in an economy “that won’t be number one,” an economy that perhaps is more like Germany’s…»
@PAYANT L’intérêt de ces diverses appréciations, qui rendent compte indubitablement d’un état d’esprit général, concerne principalement leur chronologie par rapport à ce que les autorités de l’américanisme tendance-Wall Street nous avaient promis. Comme on disait du temps de l’URSS de Brejnev, et en URSS même, “tout se déroule selon le plan prévu”. La reprise s’amorce, – même si c’est selon des chiffres bidouillés, quelle importance en vérité puisque tout le monde sait que c’est de cette façon que vont les choses. Par conséquent, tous ces représentants du système devraient avoir l’air souriant et l’optimisme en sautoir. Qu’il y ait rupture entre le peuple et ses représentants, là aussi, quoi de nouveau? C’est le quotidien du système, chacun le sait. Alors, pourquoi donc ces commentaires crépusculaires, que dis-je, apocalyptiques – car aller comparer quasiment, même si d’un peu loin, les USA d’aujourd’hui à Weimar 1919-1933, – ou, d’un peu plus près, à l’Allemagne d’aujourd’hui!
Le comble de l’affaire, c’est que l’archi-immonde Summers, l’homme de toutes les compromissions et corruptions wall-streetienne, le machiavélique manipulateur de l’innocent BHO, trouve le bon mot, ou disons le mot qu’il faut: “l’Amérique est en train de connaître une reprise statistique et une récession humaine”. (Pendant qu’il y était, et pour jouer avec intelligence sur le mot, il aurait pu dire : “…et une dépression humaine”.)
Quoi qu’on puisse penser, – et fort justement, – du cynisme, de l’irresponsabilité, des vices fondamentaux du monde financier US et de tous ceux qui gravitent autour, ainsi que les vertus équivalentes des idéologues du système qui aboutit aux horreurs actuelles, il reste que tout ce beau monde est tout de même de culture américaniste. A côté de leurs actes et comportements épouvantables, ils prétendent répondre également à des principes. L’un de ces principes, qui est l’un des fondements de l’américanisme moderne, post-Grande Dépression (cet événement épouvantable où l’Amérique passa le plus près de l’enfer), c’est l’American Dream tel qu’il fut défini en 1931. (Contrairement aux conceptions françaises qui font remonter l’American Dream aux origines, – nous en dirons beaucoup là-dessus dans notre prochaine livraison de l’ essai La grâce de l’Histoire, – l’American Dream est un concept sociologique défini en 1931 par James Truslow Adams.) Implicitement, l’American Dream pose comme condition essentielle de valeur et d’équilibre du système une certaine situation de “plein emploi” (en fait, autour de 3%-4% de chômage chronique non significatif), même si la chose doit être affirmée au travers de bidouillages (suite) divers des statistiques, même si elle consiste en des emplois de circonstance, abrutissants et déstructurants, même si la chose s’accompagne d’une absence de protection et de règles qu’on doit assimiler à un complet darwinisme social. Cette sorte de “plein emploi” est nécessaire pour maintenir la fiction publicitaire et de relations publiques de l’excellence du système, et maintenir le citoyen dans la croyance de l’American Dream. Cela est beaucoup plus important dans l’ordre des priorités que la croissance ou la modernisation, pour l'équilibre social et l’alimentation de la propagande virtualiste du système, – étant entendu, cela va de soi, que ce “plein emploi” renvoie par ailleurs aux vertus de la croissance et de la modernisation, et leur étant inextricablement liés.
(Lorsque, à l’automne 1990, on interrogea le secrétaire d’Etat Baker sur la raison principale de l’engagement US en Arabie Saoudite, contre Saddam Hussein, c’est-à-dire pour la protection du pétrole saoudien, il répondit: «Jobs, jobs, jobs.» Les curés du New York Times se signèrent comme devant une bulle papale tandis que les experts des complots divers clignèrent de l’œil en pensant au pétroliers, aux sociétés d’armement et au consortium Carlyle. Les seconds n’avaient pas tort mais ce sont finalement les premiers qui ont raison plus que tous les autres, car il faut, au bout de la chaîne du système où tout le monde se sucre, cette assurance tous-risques du «Jobs, jobs, jobs», passant dans ce cas par l'approvisionnement en pétrole.)
Aujourd’hui, malgré toutes les manipulations statistiques, tout le monde sait que nous sommes officiellement à 9,7% de chômage, et tout le monde sait de plus en plus que cela correspond à un réel 17% (au mieux)-25% (au pire) de chômage. Lorsque Summers, Bernanke & compagnie avaient promis la reprise, au printemps dernier, tout le monde applaudissait sans trop songer à la signification de l’expression “reprise sans emploi”. Aujourd’hui que la reprise (même bidon) est là, le chômage est également là et, pour la première fois, ce sont les chiffres réels (le 17%-25%) qui sont dans tous les esprits, plus que la statistique-bidon à laquelle plus personne ne prête attention. Des choses comme l’élection partielle du Massachusetts ou l’activisme brouillon mais permanent du Tea Party contribuent à rendre fort dramatique, instable et pleine de craintes diverses cette réalisation de la “récession/dépression humaine” dont parle Summers. Le système sait bien qu’il ne peut survivre qu’en trompant absolument ses citoyens, en leurs faisant gober tout son virtualisme, notamment avec certaines références impératives, vitales, aussi essentielles que l’air qu’on respire – dont celle, en premier lieu, du mythique “plein emploi”.
Nous dirons donc que si elle était moins explosive et moins urgente que la crise financière, la crise du chômage est beaucoup plus dangereuse et menaçante. Le problème, certes, – observerons-nous avec une ironie amère, – est que la résolution de la première a puissamment, peut-être irréversiblement nourri l’aggravation dramatique de la seconde. (Cette perte de confiance dans Wall Street, vue plus haut, alors que Wall Street est couvert d’or, est aussi le signe d’une sorte de rancœur inconsciente contre la finance, même chez ceux qui sont au cœur du système et servent Wall Street au quart de tour, à cause de son effet sur le slogan “plein emploi”.) Quoi qu’il en soit, il en résulte qu’aujourd’hui, les psychologies des dirigeants sont crépusculaires parce qu’elles commencent à percevoir la réalité de la situation d’une façon tangible, immédiate, et les esprits qui se nourrissent de cette psychologie commencent à formuler des jugements en réalité bien plus pessimistes sur le fond, sur l’essentiel, qu’ils n’étaient à l’automne 2008 et à l’hiver 2008-2009. Ils découvrent simplement que la crise n’arrive pas à son terme mais que nous n’avons fait qu’en vivre le prélude; même s’il était wagnérien, ce prélude, le reste le sera aussi, jusqu’au bout, et l’on sait qu’en fait de final Wagner s’y entend pour casser la barraque.
Mis en ligne le 8 février 2010 à 11H31