Une querelle d’Allemand

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La semaine dernière a été l’occasion, avant, autour et après le sommet de l’UE à Bruxelles, de violents commentaires des Britanniques à l’encontre des Allemands, après que les Allemands, par la voix du ministre des finances Peer Steinbrueck, aient dit des choses sévères à l’encontre des Britanniques. Le 12 décembre, Le Monde rendait compte de cette intervention du ministre allemand. ,

«Dans une interview à l'hebdomadaire Newsweek du mercredi 10 décembre, le grand argentier allemand contre-attaque : il “tacle” sans ménagement le premier ministre britannique Gordon Brown et ses récentes mesures pour lutter contre la récession. “Ceux-là mêmes qui ne touchaient jamais aux dépenses publiques jettent aujourd'hui des milliards par les fenêtres”, a-t-il dénoncé. Un revirement "stupéfiant" et qui relève d'un “keynésianisme grossier”, selon M. Steinbrück.

»“Nos amis britanniques baissent aujourd'hui leur taxe sur la valeur ajoutée”, rappelle avec condescendance le ministre social-démocrate (SPD). “Nous n'avons aucune idée du nombre de magasins qui répercuteront cette diminution pour le consommateur.”»

Les Britanniques ont pris avec une réelle préoccupation les attaques du ministre allemand. Ils ont, semble-t-il, réagi officiellement, par leur ambassadeur à Berlin, – dont, assez curieusement, le secrétaire au Foreign Office n’a pas eu l’air informé de la démarche, selon le rapport qu’en fit, le 13 décembre, le quotidien Independent.

«Britain has formally protested to the German government about the stinging attack on Gordon Brown by its Finance Minister, deepening the Anglo-German dispute over the Prime Minister's economic strategy. Sir Michael Arthur, the British ambassador in Berlin, raised strong objections with the German Finance Ministry over the remarks by Peer Steinbrück, who branded Mr Brown's £20bn fiscal stimulus “crass” and “breathtaking”.

»David Miliband, the Foreign Secretary, denied knowledge of the complaint. But the British embassy in Berlin confirmed that Mr Steinbrück's criticism was raised by Sir Michael, a clear sign that the Brown Government was rattled by the attack. A spokesman said the ambassador had made it clear that, “we fundamentally disagreed with the comments made by Peer Steinbrück”.»

La réaction personnelle de Gordon Brown lui-même a été également très vive, dans le sens d’une certaine impudence, puisqu’elle a consisté notamment a faire intervenir une explication de “politique intérieure” des interventions du ministre allemand. Il s’agit d’une intervention qui pourrait aussi bien apparaître comme une immixtion dans les affaires intérieures allemandes, tout en rejetant les critiques allemandes, non seulement comme infondées, mais simplement comme n’exprimant pas le véritable sentiment du gouvernement allemand. Pour Brown, comme lui-même l’a dit récemment et en toute simplicité, la méthode qu’il a lui-même lancée dans cette crise d’un très fort interventionnisme, avec apport massif d’argent public sans souci d'équilibre budgétaire, reste une méthode suivie par le reste du monde (y compris, dirait-il implicitement et malgré toutes les évidences, par l’Allemagne?)

«Accusing the Tory Opposition, which has exploited his row with German politicians, of having a “do-nothing approach”, Mr Brown said: “European governments have come together. This sets aside the opinion the Conservative Party has that nothing could be done and that the recession should take its course. We have a responsibility to our peoples to give real help to families and businesses now.”

»He blamed Mr Steinbrück's attack on “domestic politics” in Germany, a reference to divisions in Ms Merkel's left-right coalition over whether to adopt a bigger fiscal package.»

Le jour précédent, le 12 décembre, Ian Traynor, du Guardian, avait analysé la position allemande dans cette affaire, l’assimilant à un changement très net de politique générale. L’analyse, appuyée sur des avis d’experts allemands notamment, offrait l’hypothèse d’une Allemagne ayant décidé de suivre sa propre politique. «The confluence of disputes may be no coincidence. After decades of self-effacing, low-profile projection of German national interests, Merkel appears to be putting Germany first. “There's now a much more assertive position for Germany in international relations,” said Jan Techau, Europe analyst at the German Council on Foreign relations. “It's getting much easier for Germany to further its interests. This is a good sign, the sign of a normal country.”»

Dans ce cas, l’orientation allemande était signalée aussi bien au niveau du désaccord sur la politique de lutte contre la crise, que dans les affaires de sécurité telles que l’élargissement de l’OTAN, l’Afghanistan, les relations avec la Russie, etc.

«The pastor's daughter from east Germany suddenly finds herself isolated on the biggest issues of the times – economic gloom and global warming. She is out of step with her partners on Nato expansion and Afghanistan. She disagrees with Gordon Brown over how to rescue economies facing recession. She is at odds with the French president Nicolas Sarkozy on everything from the EU's relations with non-Mediterranean countries to the single currency and the independence of the European Central Bank. […]

»[Germans] don't want to enlarge Nato, unlike the US. They don't want to enlarge the EU, unlike Britain. But most strikingly of all, Germany wants a close and special relationship with Vladimir Putin's Russia.

»Germany is intertwined with Russia like no other country. While thousands of German companies are operating in Russia and exporting there on a scale more than five times that of the US, for example, Germany is the biggest market for Russian gas supplies. Berlin salivates at the prospect of a grand strategic bargain with Moscow that marries Russian raw materials with German industrial might.»

Cette polémique est l’une des plus vives qui aient éclaté, par rapport au sujet apparent qui est d’une grande futilité, et par rapport au sujet réel qui ne peut se régler par aucune polémique d’aucune sorte. La querelle part de l’affirmation grotesque, comme ce que disent en général les Britanniques dans cette sorte de circonstances, selon laquelle le monde entier suit le Royaume Uni dans les choix qu’il a fait pour lutter contre la crise. La réaction de Merkel, qui peut accepter beaucoup sauf l’idée qu’elle ait pu être inspirée par les Britanniques, a été furieuse, cette fureur étant ensuite renforcée par l’absence d’invitation à une rencontre Brown-Sarkozy, convoquée par Sarkozy au début de la semaine dernière; la chancelière allemande incrimine plus, pour cette impolitesse diplomatique, les Britanniques que les Français, selon l’estimation allemande que les premiers ont fait pression sur les seconds dans ce but. Contrairement aux affirmations de Brown, la sortie du ministre allemand des finances dans Newsweek est délibérée, en accord avec la chancelière. Les Britanniques de Brown ont été furieux de cette intervention publique, eux pour des raisons de politique intérieure, notamment l’exploitation de la chose par les conservateurs. (George Osborne, le “ministre des finances” du cabinet-fantôme conservateur: « Gordon Brown's claims that the rest of the world backs his reckless borrowing are in tatters.»)

Sur le fond, bien entendu, la polémique ne peut prétendre seule exprimer un désaccord qui renvoie plus à des statuts et à des positions qu’aux seules conceptions économiques. Contrairement à l’analyse du Guardian, ou relayée par le Guardian, selon laquelle on assiste à une affirmation générale de l’Allemagne, nous verrions une démarche toute différente. Cette “affirmation” allemande a été posée, selon les interprétations des analystes du temps, en 1991, lors de la réunification allemande, en 1994, lors du départ des dernières troupes soviétiques (russes) de l’ex-RDA, en 1998, lorsque Schröder est arrivé au pouvoir (rapprochement avec UK, mésentente potentielle avec la France et “émancipation” du giron européen, bref les prévisions “révolutionnaires” habituelles). L’affirmation de l’Allemagne comme puissance autonome sur tous les plans de la puissance est l’un des grands thèmes récurrents de nos analyses euro-atlantistes des 50 dernières années, revenant aussi régulièrement que le sympathique monstre du Loch Ness.

Ce qui nous est dit sur les penchants politiques de l’Allemagne pour la Russie, – d’ailleurs évidents et naturels, – n’a rien de nouveau depuis l’Ostpolitik de Willy Brandt, ni par rapport à l’histoire en général; ces penchants sont d’ailleurs largement équilibrés aujourd’hui par ceux de la France pour la Russie (relations Sarko-Medvedev), et par le récent tournant britannique vis-à-vis de la Russie. Il nous semble plutôt qu’il y a, dans cette affaire, outre une querelle d’experts qui n’est pas nouvelle (notamment avec la France) sur un problème économique et monétaire fondamental (et urgent du fait de la crise), une crainte allemande justement de perdre la prépondérance en Europe occidentale par la seule voie dont ce pays dispose, qui est sa conception économique et monétaire rigoureuse fondée sur sa puissance dans ce domaine, et exprimant cette puissance. Il s’agissait de la prépondérance et de la puissance du mark jusqu’à l’arrivée de l’euro, il s’agit aujourd’hui de la situation monétaire de l’Europe et ce qu’elle exprime du point de vue économique. Cette situation, passée et présente, a constitué le levier par lequel l’Allemagne exprimait ou tentait d’exprimer une certaine prépondérance, ou ce qu’elle estime être sa prépondérance sur l’Europe. A côté des questions techniques de la lutte contre la crise, c’est ce qui nous semble en cause pour l’Allemagne aujourd’hui au travers de cette fâcherie avec les Britanniques. La prétention de Gordon Brown à monter la voie au reste du monde, habituelle loufoquerie de la vanité britannique par ailleurs durement secouée par la crise fondamentale d’un système complètement “anglo-saxonisé”, a résonné en Allemagne comme une mise en cause de cette puissance que ce pays prétend exercer en Europe.

Nous ne faisons là que tenter de décrire des convictions nationales diverses, et diversement concurrentes, et souvent illusoires, pour expliquer la tension entre Allemagne et UK. Pour autant, nous ne prétendons pas décrire une situation objective, cette description demandant bien d’autres développements et n’ayant que fort peu de chances, à notre sens, de confirmer les convictions décrites.


Mis en ligne le 16 décembre 2008 à 07H45