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1570[Ce texte est adapté d'une intervention de Philippe Grasset, faite lors du colloque sur «les relations franco-américaines entre mythes et réalités: quelles opportunités?», organisé par le Centre d'Études et de Prospectives Stratégiques, à Paris le 22 octobre 1997. Publié dans de defensa du 25 octobre 1997, Volume 13, n°04]
Qui veut tenter d'apprécier les relations franco-américaines est conduit à des constats ambigus, contradictoires, marqués par l'extrême dans les deux sens, et marqués par la perception que chacun des partenaires a de l'autre, qui n'est en aucun cas la compréhension de l'autre. Lorsqu'un universitaire français (Jacques Portes) désire donner en 1991 un titre à sa thèse sur Les États-Unis dans l'opinion française, 1870-1914, il choisit: Une fascination réticente. Lorsque le cinéaste Alain Courneau, qui n'a jamais manifesté d'anti-américanisme bien au contraire, est interrogé sur ses propres sentiments à l'égard de l'Amérique, à l'occasion de la sortie de son film Le Nouveau Monde en 1994, il résume par ces mots: «Fascination et répulsion».
L'Amérique regardant la France, c'est à peu près la même chose: les avis, parfois ceux des mêmes observateurs, divergent jusqu'à former un écheveau de contradictions extrêmes. La France est villipendée, ignorée, méprisée, dénoncée régulièrement dans les éditoriaux de la presse américaine que les Français décryptent avec un respect craintif. Et puis soudain, dans le cours de quelque circonstance un peu inhabituelle, voilà un dithyrambe frappant par son absence de mesure dans l'autre sens. Un exemple récent de ce dernier cas est l'élection de Chirac et les quelques décisions tranchantes qui suivirent, marquant un regain de fermeté dans la direction française, — la reprise des essais nucléaires, le changement de politique en Bosnie, le discours condamnant le régime de Vichy, etc; dans cette période de mai-août 1995, on put en effet constater que la France retrouvait une certaine cohérence, mais cela justifiait-il que William Safire écrivît (le 28 juillet 1995), au milieu d'autres commentaires américains du même acabit sur la France et son nouveau président, qu'avec ce dernier «soudain les trois Grands [Angleterre, France, USA] eurent un leader»? (1)
Pour clore cette introduction à la délicate analyse des rapports franco-américains qui sont simplement exceptionnels (sans jugement de valeur, bon ou mauvais: exceptionnels en ce sens qu'ils sont à nul autre pareils), une remarque étonnante au premier abord, qui éclairera notre propos peut-être plus que ne l'aurait voulu l'auteur, et qui figurerait aussi bien en conclusion. Elle est de l'expert américain Joshua Muravshik, exposant dans les colonnes de l'International Herald Tribune, en 1994, «The Imperative of American Leadership». Il y affirmait que l'American Leadership devrait s'établir sur le monde parce que paraît-il celui-ci ne s'en offusque pas, mais il ajoutait cette réserve dont la brièveté le dispute à la complexité extraordinaire dans le cadre d'analyse que nous proposons: «[M]is à part peut-être les Français, le seul peuple rétif au “leadership américain” est le peuple américain lui-même.»
Voilà quelques éléments pour recommander que l'analyse des rapports franco-américains tienne un compte non négligeable du non-dit et du non-écrit, de la psychologie des peuples (l'américain et le français), de l'irrationalité des perceptions, malentendu, ambiguïté et quiproquo. Pour aller au plus loin, là où tout se noue dans le secret des consciences et des mémoires, il nous faut remonter aux origines des origines, à la fondation des États-Unis d'Amérique.
Nous choisissons un Moment historique exceptionnel: la période 1774-76. Durant ces trois années se nouèrent trois destins essentiels. Ils conditionnent et alimentent notre analyse:
• Le destin de la France moderne, car c'est dans cette période que bascula la fatalité menant à la Révolution de 1789-92.
• Le destin des États-Unis d'Amérique, puisque c'est en 1776 que fut proclamée leur indépendance.
• Le destin des relations franco-américaines, qui se nouèrent dans ces trois années.
En 1774, Louis XVI monta sur le trône. Le jeune roi trouvait un royaume dans une humeur sombre que ne justifiaient pas entièrement son état économique, sa démographie, son influence culturelle. La France avait le potentiel d'une nation prospère et puissante mais voyait son développement entravé par des survivances d'une époque révolue, — les “privilèges” des classes supérieures, noblesse, clergé, haute bourgeoisie. Comme il est de coutume dans le début d'un nouveau règne, s'imposaient un “état de grâce”, une popularité spontané du jeune souverain, qui invitaient à des mesures nouvelles pour transformer une attente en une impulsion nouvelle. Les conseils allaient dans ce sens. Louis XVI appela un ministre réformiste.
Turgot se mit à la tâche, sans habileté excessive ni précaution particulière. Il eut très vite contre lui tout ce que le royaume comptait de privilégiés, ce qui fait beaucoup, et fort peu d'alliés, et même pas le Roi, avec lequel ses rapports n'étaient pas bons. En mai 1776, Louis XVI le renvoya. Ainsi était brisée l'ambition réformiste qui, si elle avait été menée à terme (par Turgot ou un autre), aurait pu éviter à la France les événements dramatiques de la grande Révolution.
Cette idée de la réforme ratée, si elle n'a pas de lien au premier abord avec les rapports franco-américains, en trouvera d'autres, indirects mais essentiels, pour conduire notre interprétation. On y reviendra donc. En attendant, l'esquisse permet de tracer les contours d'un pays mal à l'aise au coeur d'un régime dont il percevait la décadence. Dans ce cadre, l'“aventure” américaine n'en était pas vraiment une tant elle était évidente.
Elle s'imposait à Vergennes, le nouveau ministre des affaires étrangères du roi, dont l'obsession raisonnable était de réduire l'Angleterre. Il n'y avait nulle ambition guerrière, nulle volonté d'expansion, ni désir majoritaire de vengeance après la catastrophique humiliation de la Guerre de Sept Ans. Il y avait la perception extrême, presque obsédante chez Vergennes, de ce qu'il jugeait être le danger fondamental posé par l'arrogance, la puissance et l'expansionnisme anglais. Pour lui, l'Angleterre avait trahi le pacte de la bonne entente et du bon équilibre dans les relations internationales, et cet homme mesuré, réfléchi, perdait toute sa retenue lorsqu'il s'agissait de cette «nation inquiète et avide, plus jalouse de la prospérité de ses voisins que de son propre bonheur, puissamment armée et prête à frapper au moment où il lui conviendra de menacer»; elle était «incontestablement et héréditairement l'ennemie de la France». Vergennes, tranche Gilles Perrault (2), «hait l'Angleterre comme il aime sa femme: absolument».
Il ne pouvait laisser passer l'occasion américaine ... D'autant que ce sentiment si violent à l'encontre de l'Angleterre, mais au nom d'une conception assez remarquable du rangement des relations internationales, était combiné à une autre conception, encore plus remarquable par son caractère moderne. Comme Turgot, comme Louis XV finissant et comme Louis XVI, Vergennes croyait le temps venu d'émanciper les colonies.
A la conception classique (celle de l'Espagne, prête à affaiblir l'Angleterre pour donner libre cours à ses prétentions sur le Portugal, mais sans aider les insurgents pour ne pas donner de mauvaises idées à ses colonies d'Amérique latine), les Français opposaient une conception moderniste de droit des peuples malgré qu'elle mît ainsi en question le principe de l'autorité absolue d'une monarchie classique. C'était moins une idée révolutionnaire que ce remarquable souci de l'équilibre des relations internationales, qui ne pouvait tenir selon eux sous la contrainte.
Nous avons la dimension politique, la dimension géopolitique, voire la dimension de morale politique de l'engagement américain de la France. Nous avons l'explication conjoncturelle. Il manque l'explication structurelle, celle qui va déterminer non plus l'histoire immédiate, mais l'histoire des deux siècles à venir (jusqu'à nous) des relations franco-américaines: la dimension psychologique.
La société française se trouvait dans une situation singulière. Ç'était le coeur du XVIIIè siècle, qui est le Siècle des Lumières. Son élite, la noblesse, le clergé, la haute bourgeoisie, était brillante, futile, décadente, sensible aux modes et par conséquent aux idées nouvelles car la mode y court toujours. Celles-ci ne manquaient pas, et les “philosophes”, qu'ils se nommassent Voltaire, Beaumarchais ou les Encyclopédistes, avaient porte ouverte dans les salons les plus huppés de la haute société parisienne et à la Cour. L'attitude officielle vis-à-vis de ces trublions était un mélange de sévérité contrainte et d'indulgence fataliste. Bref, l'esprit du temps allait d'enthousiasme aux idées de liberté et de justice; la France était intellectuellement réformiste, si pas révolutionnaire. Inconscientes, insouciantes et décadentes, ses élites faisaient le lit de la Révolution à venir qui les emporterait (Chateaubriand les dénoncerait assez fortement dans ses Mémoires d'Outre-Tombe).
Et voilà que cette même société brillante, cette même élite française qui se voulait exquisement libérale repoussait la réforme de Turgot, qui représentait, quoiqu'on en pensât, une façon de concrétiser des idées nouvelles. Elle le fit parce que lorsqu'il s'agit de passer des idées aux actes, eh bien on hésite, et même l'on recule, et qu'il n'est pas simple d'acquiescer à l'abandon de privilèges dont on jouit. Il n'empêche, l'esprit n'était pas satisfait, et les dames des salons non plus. Les “philosophes” soutenaient Turgot bien sûr, ne risquait-on pas de se couper d'eux? Que vaudraient les beaux discours et les applaudissements aux tirades de Figaro, si toute une attitude venait contredire ces prises de position? L'esprit futile ne craint rien de plus que de laisser voir au grand jour sa futilité. La situation s'apparentait à ce que les psychanalystes désignent comme une “frustration”, et pour une société si sensible à l'image d'elle-même dans les salons qu'était la haute société française du temps, il s'agissait d'une frustration dévastatrice.
On résoud cela, toujours selon la psychanalyse, par un “transfert”. C'est notre appréciation du phénomène psychologique qui parcourut la société française entre le renvoi de Turgot et l'échec de sa réforme au nom des privilèges réactionnaires de classe d'une part, et le soutien enthousiaste, décidé, enivrant, aussitôt accordé aux insurgents américains d'autre part (les deux événements étant quasiment simultanés). Pour une fois, le gouvernement de la France se trouva en accord avec ses élites turbulentes, et le prince de Ligne remarquait avec placidité: «N'est-ce pas curieux de voir le ministre le moins gai qu'il y eut jamais en France employer un farceur?». Cet attelage effectivement si étrange, — Ligne parle de Vergennes et de Beaumarchais, — salue l'unanimité psychologique de la France pour la cause américaine. Cette vision idyllique de la cause américaine survit jusqu'à nous lorsque Perrault écrit de Beaumarchais (2): «[L]a justice impose de saluer la révélation d'un homme émergeant des égouts pour se hisser au niveau de l'Histoire». Beaumarchais assumait ce qu'on juge jusqu'à aujourd'hui être l'essentiel en la circonstance, et en ce sens à l'exemple de la société française, à la fois futile et comploteuse, et soudain exaltée à ses propres discours (et parce que, pour son compte à elle, eh bien le “transfert” est ainsi bouclé): «[C]e n'est pas une discorde de taxe sur le thé et la mélasse qui se vide sur les bords du continent américain, écrit Perrault, mais la grande et éternelle querelle de l'humanité en quête de liberté.» Voire ...
Ce fut l'interprétation française: la réforme révolutionnaire qui ne s'était pas faite à Versailles se ferait donc sur les rives du Potomac. Il n'est pas sûr que tous les Américains l'entendaient de cette oreille. Mais ils surent profiter des avantages extraordinaires pour leur cause politique de cette mode parisienne qui ouvrait toutes les portes des salons qui comptaient à l'inimitable et si original Benjamin Franklin et aux autres.
Le destin américain, qui se nouait parallèlement, était alors moins complexe que le français. La querelle banale qui opposait les sujets américains du roi George III à leur métropole aurait dû se con-clure par un arrangement, et il n'y aurait pas eu les États-Unis d'Amérique. C'était la logique même. On cherche en vain, dans les années précédant le conflit, les ”conditions objectives” de la révolution (américaine) dont Beaumarchais va inlassablement plaider les vertus auprès des dames ravies des salons parisiens. Mais les Anglais agirent autoritairement et brutalement, c'est-à-dire maladroitement; ils imposèrent sans cesse des conditions qui ne laissaient aux Américains d'autre issue que la radicalisation. La dialectique indépendantiste et révolutionnaire supplanta le goût de l'arrangement et le sens marchand du compromis. L'Amérique fut conduite à une politique révolutionnaire et à la rupture parce qu'elle n'avait d'autre choix; et elle rechercha pour la même raison l'alliance de la France, en plaidant paradoxalement dans le cas de ce royaume de droit divin la vertu occasionnelle de ces mêmes idéaux révolutionnaires. Curieuse situation: chacun jouait à être révolutionnaire plutôt que l'être, pour entrer dans le jeu commun.
Non pas qu'il n'y eut pas d'idées nouvelles ni de révolutionnaires en Amérique: il y en avait, et plus des idées que le reste comme à l'habitude, mais ils ne tenaient pas vraiment le haut du pavé. Le rapport des choses et les impératifs d'une politique d'urgence leur firent place nette. Jefferson se chargea de la Déclaration d'Indépendance de 1776 qui contenait effectivement des principes inouïs par leur modernité. De plus en plus engagée aux côtés des insurgents, la France avait trouvé sa Cité idéale. L'Amérique serait ce qu'elle-même n'avait pas osé tenter d'être en repoussant Turgot, et les beaux salons parisiens poussèrent un soupir de soulagement. Depuis, avec quelques nuances, la vision française idéale de l'Amérique n'a plus guère varié pour l'essentiel.
Si l'on arrêtait là, on n'aurait qu'une partie de l'explication. L'estime française pour l'Amérique, mieux exprimée par le mot «fascination» déjà rencontré dans la mesure où elle s'exerce sur une soi-disant Cité idéale qui serait la projection de ce que la France espérait pour son propre destin («fascination» pour la projection d'une interprétation de soi-même sur une réalité autre), ne devrait alors pas avoir de borne ni connaître d'à-coup depuis l'origine. On a vu que ce n'est pas le cas, les relations franco-américaines connaissent des hauts et des bas parfaitement reflétés dans le sentiment français pour l'Amérique. C'est qu'il y a certes eu transfert, mais l'objet de cette opération psychologique a acquis sa vie propre, — et quelle vie !
On a déjà lu dans ces colonnes le rappel des débuts de l'Amérique, comment l'aventure américaine avait été brutalement détournée. La chose est connue et doctement documentée, comme dans le récent ouvrage de Gordon S. Wood (The Radicalism of the American Revolution). Le Monde en résuma en mai 1993 la thèse depuis longtemps classique: «Ce livre repose sur l'affirmation répétée selon laquelle la révolution américaine fut aussi absolue, dans son essence, que celles de 1789 ou de 1917. [...] Las, [elle] prit rapidement un autre cours. Dès 1787, rappelle Gordon S. Wood, James Madison, dans un article fameux du “Fédéraliste”, juge inévitable l'affrontement dans une société, fût-elle républicaine, entre “intérêts capitalistes” opposés. [...] Au crépuscule de son existence, en 1825, Jefferson ne pouvait que se lamenter: “Tout, tout est mort”. Sous-entendu: de la société dont lui et d'autres avaient rêvé.»
Effectivement, avant même d'être renforcée dans ses fondements, la Cité idéale américaine, notamment avec la Constitution de 1787-88 inspirée par les Fédéralistes d'Alexander Hamilton, devint une république arrangeante pour les ploutocraties et les diverses puissances économiques en place. Les Américains libérés du “joug” anglais avaient retrouvé les tendances des forces dominantes, si complètement inspirées de l'organisation et des conceptions de la mère-patrie.
On comprend l'effet pour le sentiment des Français (occupés àd'autres urgences nationales, ils ne prêtèrent guère attention àl'évolution américaine). Désormais, la «fascination» pour la Cité idéale rêvée se heurterait régulièrement aux réalités américaines, régulièrement découvertes et re-découvertes, avant d'écarter celles-ci pour à nouveau en revenir à l'American Dream français. Ainsi naviguerait-on désormais entre «fascination» et «répulsion».
Du côté américain, ce fut à peu près la même chose. Dès l'origine, la dimension révolutionnaire de liberté fut également l'objet d'un transfert symbolique. Dans les années mil sept cent quatre-vingt-dix, lorsque Washington rappela à l'ordre les partisans de Hamilton et de Jefferson qui ferraillaient autour des accusations du second selon lesquelles les ambitions du premier représentaient une trahison de l'idéal révolutionnaire originel de la grande République, il eut ce mot: «[S]i l'on ne peut être qu'anglophile ou francophile, où sont les Américains?» Effectivement, les deux hommes avaient ces références, l'Angleterre pour Hamilton, la France pour Jefferson. Ainsi la France prit-elle sa place comme symbole, dans un imaginaire américain qui, privé d'Histoire, en a toujours été friand (la référence britannique s'étant, elle, noyée dans la référence idéologique plus générale des Hamiltoniens pour la prépondérance de l'économie, du capitalisme de marché et des forces de l'argent).
La France devint une référence affective pour les tendances américaines “dissidentes” du système, développées au nom de la liberté par rapport aux pesanteurs conformistes et intolérantes de l'Amérique. Comme dans le cas français, cette référence prit sa place dans le champ de l'imaginaire et ne représente en aucun cas un jugement politique ou autre dans le champ rationnel. Si par ailleurs et de façon consciente, des Américains peuvent arriver à la conclusion que la France représente effectivement pour eux une terre de liberté et de tolérance par contraste avec l'Amérique, tout comme l'Amérique peut effectivement apparaître à des Français, de façon raisonnée, comme la Cité idéale, — il ne s'agit en aucun cas de la situation que nous voulons décrire ici.
La France fut une terre de refuge et de repli (plutôt que d'“exil” car il s'agit en général d'une bataille culturelle) pour nombre d'écrivains et d'artistes à partir d'Edith Wharton (1900), avec la Lost Generation des années mil neuf cent vingt (Gertrude Stein, Dos Passos, Hemingway, Fitgzerald), plus tard avec Henry Miller, puis après la guerre pour des écrivains et des musiciens américains noirs, etc. Il y avait et il y a dans ces déplacements des causes conjoncturelles, tenant à la situation courante, et rejoignant l'analyse et le jugement con-scients; mais il y avait et il y a aussi la force du symbole français dans l'imaginaire américain.
De même pour les Français allant chercher en Amérique, et plutôt dans le domaine économique et de l'entreprise, la compréhension et la confiance pour leurs idées novatrices qu'ils ne trouvent pas en France: situations conjoncturelles, à côté de la représentation de Cité idéale que l'Amérique a gardé dans l'imaginaire français. Les rapports des cinéma français et américain, faits réciproquement de concurrence et de respect, de jugements de dérision et d'admiration, là aussi se réfèrent aux relations chaotiques entre les deux pays qui mélangent réalités et symboles hérités des origines.
On pourrait même citer, du côté américain, à l'intérieur de l'establishment pourtant hostile par nature à la France (il est évidemment influencé par le courant hamiltonien), des attitudes reflétant parfaitement l'ambiguïté du sentiment amé-ricain. Nombre d'éditorialistes célèbres, tout en défendant la politique de leur pays, se sont proclamés admirateur de De Gaulle, en se disant purement et simplement “gaullistes”.
On comprend bien qu'on ne tirera de tout cela aucun jugement de valeur ni la moindre appréciation politique, à l'égard de la France de la part d'Américains, à l'égard de l'Amérique de la part de Français. De même, on ne pourra tirer aucun enseignement de valeur sur les politiques suivies par l'un et l'autre, et pas plus sur les politiques qui les opposent, voire sur les conceptions qui les opposent (par exemple, la conception “universaliste” américaine et la conception “universaliste” française, souvent présentées comme le motif idéologique fondamental de la soi-disant concurrence entre les deux pays). Par contre, nous présentons ce que nous pensons être les ressorts fondamentaux de relations, à partir desquelles on peut sans aucun doute tirer des enseignements pour comprendre les diverses politiques de l'un et de l'autre, et éventuellement les juger. Ce que nous voulons mettre en évidence, c'est le caractère très psychologique et par conséquent irrationnel des relations franco-américaines, tenant à une combinaison exceptionnelle de facteurs, de circonstances et d'événements historiques intervenus à un moment-clé pour les deux pays (la fondation pour l'Amérique, la rupture de la Révolution pour la France) dont l'importance a été réelle dans l'Histoire et subsiste aujourd'hui; et qui plus est, moment-clé qui l'est également pour l'histoire de l'humanité, puisqu'en cette fin de XVIIIè siècle, le monde lui-même entrait dans l'ère moderne, définie économiquement et technologiquement par l'apparition du machinisme (fondement d'un débat également essentiel liant de façon souvent antagoniste la France et l'Amérique). Il s'agit bien d'un Moment dans l'Histoire (les visions et les appréciations vont changer ensuite), et les psychologies en ont été marquées de façon profonde et durable. Depuis cette origine historique, chacun des deux pays projette sur l'autre sa propre image idéalisée et/ou observe l'autre à partir de la perception idéalisée de lui-même; chacun fait de l'autre un “pays-miroir” qu'il n'observe pas vraiment et qu'il déforme d'autant.
Notre thèse est par conséquent, d'abord, une hypothèse. On l'accepte plutôt par perception que par raison, parce qu'elle embrasse un domaine échappant par définition à la raison. Elle suppose que l'on admette la puissance du champ psychologique dans l'interprétation qu'on fait de l'Histoire, et la durée, voire la permanence de ce champ psychologique, notamment par le moyen de la culture qui transmet et pérennise les appréciations qu'on en tire.
Effectivement, les rapports entre la Fr-ance et l'Amérique sont essentiellement passés, à partir de l'origine et tout au long du XIXè, du politique au culturel: les rapports politiques franco-américains ont été faibles tout au long du XIXè siècle, et pratiquement, malgré l'épisode de la fin de la Grande Guerre, jusqu'en 1941-42. Les rapports des cultures ont par contre proliféré, notamment dans des domaines tels que la littérature, puis le cinéma, voire au niveau de l'appréciation générale de la confrontation de deux “modèles culturels”, et toujours marqués par l'ambiguïté dont nous tentons d'expliquer ici les origines. Il y a des liens très puissants d'admiration, voire de fascination, entre les littératures américaine et française, en même temps que l'on pourrait considérer que ces deux littératures sont sur le fondement à l'opposé, entre une littérature d'observation (la française) et une littérature d'expérience (l'américaine). On a vu aussi ces mêmes liens, entre fascination et répulsion, entre les deux cinémas; on pourrait les trouver au niveau industriel (l'aéronautique).
Et ainsi de suite, exemples sans fin ...
Peut-on envisager un changement à cette situation des relations franco-américaines ? Il s'agit d'un phénomène dont les racines sont intérieures à deux pays à la conscience et à l'imaginaire très puissants. Leurs relations ne pourraient changer qu'en fonction d'un changement intérieur fondamental dans l'un des deux (a fortiori dans les deux). Le fondement psychologique originel serait alors écarté.
(1) Voir dd&e, Vol12 n19, présentation et analyse de cette étonnante “offensive” médiatique pro-française de la presse américaine.
(2) Le Secret du Roi, La Revanche américaine, Gilles Perrault, Fayard.