Une semaine dans l’existence de la Libye “libérée”

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Jeudi, Sarkozy et Cameron se trouvaient en Libye, dans le cadre de ce qu’il est coutume de désigner une fois que l’on est informé du projet, une “visite surprise”. Les deux dirigeants espéraient trouver dans cette visite une trêve bienvenue dans les problèmes considérables et fort nombreux qui les accablent dans leurs pays respectifs.

• Les comptes-rendus de la visite n’ont pas réservé de grandes surprises, comme la visite elle-même. La visite se fit sous haute surveillance (voir le Guardian du 15 septembre 2011) et certains la jugèrent prématurée, parce qu’il leur paraissait prématuré d’aller crier “victoire” sur place (Russia Today du 15 septembre 2011). D’une façon générale, ceux qui veillent au grain signalèrent qu’il s’agissait pour les deux hommes de venir récupérer la récompense de leur soutien sans faille aux “rebelles” (WSWDS.org, du 16 septembre 2011). Enfin, d’autres ont considéré que cette “visite surprise” des deux dirigeants européens avait également été décidée à ce moment peut-être encore prématuré pour ne pas être la seconde d'un dirigeant national, après celle d’Erdogan, ce vendredi 16 septembre. L'arrivée d'Erdogan, ce vendredi 16 septembre, avait été notamment précédée d’une interview pleine d’une chaleur enthousiaste, du président du CNT Jalil, pour le même Erdogan (voir Hurriyet Daily News, le 15 septembre 2011).

• Signalons, pour ceux qui ont un regard d’aigle, que, sur telle ou telle photo (celle du Guardian, par exemple), on peut apercevoir, à peine dissimulé et toujours fort martial, le profil d’aigle du “philosophe du roi”. Lorsque Sarko surgit, BHL n’est pas loin. Sa présence en Libye jeudi nous rappelait précisément les conditions dans lesquelles se développa l'idée de l'intervention. Par sa seule présence, BHL a le don de ressusciter presque magiquement, comme pour donner une sorte de détente à l’esprit, cet aspect de complète bouffonnerie qu’on trouve souvent aujourd’hui dans les politiques du bloc BAO, notamment dans leurs causes initiales, – la bouffonnerie remplaçant souvent, à cet égard, la dimension stratégique qu’on s’évertue pourtant à vouloir définir après coup, pour tenter d'y comprendre quelque chose.

• Sur la situation à Tripoli, ou en Libye, les avis divergent étrangement. Paul Woodward, de War in Context, qui fut partisan de l’intervention dès le début, argue (ce 16 septembre 2011) que la situation est notablement plus stable qu’on ne pouvait craindre. Woodward estime que les craintes concernant les islamistes, leur influence et leurs intentions, sont très exagérées. Woodward cite notamment un texte de Rory Stewart dans le London Review of Books (daté du 22 septembre 2011 mais mis en ligne le 9 septembre), qui rapporte une image notablement optimiste de la situation en Libye. (A noter que Stewart était initialement critique de l’action de l’OTAN parce que cette action dépassait le mandat de l'ONU.) Par contraste, Russia Today, à partir d’un reportage dans Tripoli, rapporte, le 15 septembre 2011, une image beaucoup plus pessimiste de la situation («Silence and fear return to the streets of Tripoli»). Finalement, il s’agit toujours d’incertitude, comme l’écrit David Cockburn dans CounterPunch le 17 septembre 2011, tandis qu’il nous est rappelé par les événements que les combats continuent et qu’ils ne sont pas nécessairement à l’avantage des “rebelles” (Aljazeera.net le 16 septembre 2011).

• Dans son texte, Cockburn s’interroge sur la position de l’OTAN, qu’il tend à séparer de celle des Français et des Britanniques en tant que tels. Dans tous les cas, Cockburn apprécie la visite de Sarko et de Cameron comme étant placée sous le signe de la prudence.

«David Cameron and Nicolas Sarkozy were careful during their first visit to Libya since the overthrow of Muammar Gaddafi to avoid anything evoking comparisons with President Bush’s “Mission Accomplished” rhetoric after the occupation of Iraq. They know how his imperial arrogance and premature declaration of victory came back to haunt him.

»Their caution is sensible given that it is too early to say exactly what Britain and France have accomplished in Libya. Col Gaddafi is gone, but it is unclear what will replace him. In power in Tripoli, he provided a focus for a broad but disparate coalition of Libyans struggling to defeat him…»

• En effet, selon John Glaser qui poursuit en un sens le propos de Cockburn, le 15 septembre 2011 sur Antiwar.com, l’OTAN se montre extrêmement prudente sur la question libyenne, sinon réticente à envisager un engagement plus direct et conséquent que celui qu’elle a eu jusqu’ici. On a ainsi confirmation de la différence d’appréciation entre d’une part Français et Britanniques (sans être en rien assuré que les deux partenaires aient eux-mêmes une position semblable), et d’autre part l’OTAN. Glaser rapporte des échos de la position de l’OTAN, pour une bonne part influencée par le point de vue américaniste :

«“We must end this Libyan business quickly,” one senior military officer told The Associated Press on condition of anonymity. “We just cannot afford this proliferation of missions which just drag on and on. One needs to finally end.”

»Facing drained resources from the violent quagmire in Afghanistan and potential defense budget cuts as a result of struggling economies, even NATO’s top military brass are weary of empire building in Libya. Many have been arguing for a United Nations peacekeeping force to take over now that Muammar Gadhafi has been ousted. Even NATO Secretary-General Anders Fogh Rasmussen, who usually praises NATO’s commitment to interventionism and nation-building, has made clear that any follow-up mission in Libya must be dealt with by the UN.»

• Bien entendu, l’influence US reste prédominante à l’OTAN, et également, par conséquent, la crainte de l’influence des islamistes en Libye. Cette crainte avait été exprimée, d’une façon modérée certes, et avec une marque volontaire d’optimisme, mais tout de même assez significativement, par des déclarations du Secrétaire Général Rasmussen au Daily Telegraph le 13 septembre 2011.

«In an interview with The Daily Telegraph Anders Fogh Rasmussen said Islamic extremists would “try to exploit” any weaknesses as the country tries to rebuild after four decades of Col Muammar Gaddafi’s rule.

»Asked if Nato was worried that a delay in setting up government risked extremists taking over Mr Rasmussen said: “I don’t think it’s a major risk but of course we cannot exclude the possibility that extremists will try to exploit a situation and take advantage of a power vacuum. But based on our talks with the National Transitional Council I do believe they are sincere in their desire for democracy.”»

• Mais il faut aller plus loin et, passant de l’influence US à l’OTAN, aller jusqu’à la dimension US elle-même, qui s’exprime surtout, pour l’instant, par la position des militaires parce que les domaines civil et des commentateurs ne sont pas prioritairement préoccupés par la Libye. En fait, ce sont les questions intérieures qui, aujourd’hui, préoccupent les USA, et cela vaut, justement, pour les militaires. Lorsqu’on envisage dans le contexte actuel les projets US extérieurs , notamment vis-à-vis de la Libye pour ce qui nous importe, on oublie trop souvent que ces projets sont désormais soumis au champ de bataille principal, qui est à Washington même. On en a un exemple direct et particulièrement révélateur avec diverses déclarations du général Carter Ham, commandant le fameux commandement African Command, dont le quartier général est en Allemagne, et qu’on a supposé être le commandement placé en fer de lance dans les projets d’investissement de la Libye, sinon de l’Afrique. Une des hypothèses concrètes à cet égard est que African Command chercherait à établir une base en Libye pour y installer son quartier général. Le 13 avril 2011, DoDBuzz.com avait déjà signalé que les pressions du Congrès étaient pour que ce quartier-général soit en fait transféré aux USA, et nullement en Afrique. Le 14 septembre 2011, selon le même site, le général Ham a précisé que ce transfert du quartier-général (vers n’importe où) n’était plus du tout à l’ordre du jour, parce que, simplement, il n’y a pas d’argent pour faire ce transfert. Ham reflète là l’aspect fondamental de ce “champ de bataille principal, qui est à Washington même” : la crise budgétaire, les réductions budgétaires qui paniquent le complexe militaro-industriel…

• Encore une fois, certes, lorsqu’on veut juger des perspectives de la situation libyenne, et des projets du bloc BAO à cet égard, il est impératif de tenir compte de la situation à Washington. Ainsi, lorsque le général Ham, en dépit des conditions opérationnelles en Libye jugées excellentes par nombre d’experts, jusqu’à en faire un “modèle” pour de futures interventions, présente l’avis exactement contraire. «The American battle plan executed in Libya will not be the blueprint for how the U.S. military wages war in the future, the Army général [Ham] who was in charge of that effort said today.», rapporte AOL.Defense.com, le 14 septembre 2011. Cette prise de position, qui pourrait paraître surprenante, a une cause bien précise. Comme le précisait Leon Goure le 14 septembre 2011, toujours sur AOL.Defense.com, les réductions budgétaires vont amener une terrible bataille entre les différents services, pour obtenir la meilleure position budgétaire. Goure précisait que l’U.S. Army va se trouver soumise aux attaques des deux autres services pour réduire ses effectifs et transférer l’essentiel de ses tâches aux “forces spéciales”, tandis que l’USAF et la Navy poursuivraient leurs missions de soutien et de présence stratégique. C’est suggérer in fine la valeur du “modèle libyen” où l’engagement occidental terrestre et semi-clandestin se limitait à des forces spéciales ; cela conduit à éclairer d’autant mieux la position du général Ham : l’U.S. Army va de plus en plus haïr le “modèle libyen” et l’aventure libyenne en général, parce que ces événements signifieraient pour elle, s’ils sont considérés d’un œil favorable, une réduction importante de son rôle, de son poids, de ses allocations budgétaires… Par conséquent, African Command n’aime pas la Libye et ne veut surtout pas s’y impliquer, et ne rien faire pour que cette aventure puisse être proclamée comme un succès.

L’on conclura donc en observant combien, autour de l’exemple libyen pour cette fois, le phénomène d’intégration (dissolution) des crises est très fortement réalisé. Il l’est pour la visite de Sarko et de Cameron au début de ce texte, il l’est pour la position de l’U.S. Army vis-à-vis du “modèle libyen” pour la fin de ce texte, – la boucle étant ainsi bouclée. Aujourd’hui, dans le contexte de la grande crise GCCC ou GC3, il est impératif d’avoir cette observation à l’esprit, et de juger des choses en conséquence.


Mis en ligne le 17 septembre 2011 à 08H23