Une situation hors de contrôle et sa fatalité tragique

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Une situation hors de contrôle et sa fatalité tragique

31 janvier 2007 — De nombreux échos se font entendre, qui vont dans le sens de la possibilité, voire de la probabilité d’une attaque contre l’Iran. Ces échos sont organisés autour de la mésentente entre Américains et Européens, les premiers accusant les seconds de n’être pas assez durs contre l’Iran. Si l’on parle ici de mesures de pression, notamment économiques, la perspective que tout le monde a à l’esprit est évidemment celle d’une attaque contre l’Iran. La situation en Irak favorise cette possibilité.

Citons notamment des appréciations de la presse anglo-saxonne, fondées sur le thème de la mésentente transatlantique devant la possibilité d’une attaque américaine. Les habituelles “sources officielles” sont activées. C’est un thème classique dans cette sorte de situation, déjà utilisé et d’une efficacité toujours renouvelée ; il vient toujours à point pour entamer une campagne de préparation à un conflit.

• L’article du New York Times, repris par l’International Herald Tribune hier, qui développe les habituelles positions critiques, notamment lancées par des officiels US : «European governments are resisting Bush administration demands that they curtail support for exports to Iran and that they block transactions and freeze assets of some Iranian companies, officials on both sides say. The resistance threatens to open a new rift between Europe and the United States over Iran.»

• La même idée est reprise par The Guardian d’aujourd’hui, cette fois en appuyant sur la possibilité d’un développement militaire. L’idée générale repose sur l’impatience de l’administration GW pour une attaque de l’Iran : «As transatlantic friction over how to deal with the Iranian impasse intensifies, there are fears in European capitals that the nuclear crisis could come to a head this year because of US frustration with Russian stalling tactics at the UN security council. “The clock is ticking,” said one European official. “Military action has come back on to the table more seriously than before. The language in the US has changed.”»

• Même tonalité dans le Times de Londres, (aujourd’hui également), qui développe quelques détails selon les lignes habituelles suivies pour préparer l’opinion à une attaque.

«Divisions are emerging in the West’s united front towards Iran with fears being voiced over the aggressive military posture adopted by America, while European allies are accused by the US of dragging their feet. A diplomatic source in Washington told The Times: “It is difficult to imagine Bush and Cheney leaving office without resolving the Iranian issue, if necessary, by force.”

»Although the prospect of “precipitate action” by the US is discounted widely, some Western governments are said to be alarmed at events spiral-ling out of control.

»Last week Mr Bush authorised US troops to “kill or capture” Iranians found operating inside Iraq’s borders. This week he reiterated that the US “will respond firmly” if Iran continues to interfere in Iraq. He emphasised that did not necessarily mean that he was planning to “invade Iran” and that the US is still pursuing a negotiated settlement through the United Nations to eliminate Tehran’s suspected nuclear weapons programme.

»But there are fears that the tough new US approach, which included the arrest this month of five Iranian officials in the Iraqi city of Irbil, could trigger a new confrontation.

»Reza Zakeri, the director of strategic studies in the Iranian President’s office, has said that Tehran may retaliate by capturing American soldiers. “Abducting a US soldier in uniform is less expensive than buying a low-quality product made in China,” he said. “It would not be difficult to capture blond men with blue eyes wearing a military uniform. It would just be necessary to open a wallet and be generous.”»

• Vendredi dernier, en renouvelant ses menaces d’une procédure de destitution le député démocrate Kucinich annonçait que l’administration lançait sa campagne de préparation à une attaque contre l’Iran. On ne peut le démentir.

• Les mots au Congrès de l'amiral Fallon, U.S. Navy et nouveau chef du théâtre du Moyen-Orient, ne contredisent en rien l'hypothèse de la possibilité d'une attaque.

Sous le regard de Toynbee et de Maistre

Prenez ces deux remarques que nous citons de l’article du Times et vous avez le résumé de la situation actuelle, dans son aspect le plus tragique d’une fatalité. Il s’agit d’observer comment la course à l’attaque contre l’Iran (serait-ce une guerre? La question reste posée) est engagée, comment elle se déroule irrésistiblement :

• «A diplomatic source in Washington told The Times: “It is difficult to imagine Bush and Cheney leaving office without resolving the Iranian issue, if necessary, by force.”»

• «Although the prospect of “precipitate action” by the US is discounted widely, some Western governments are said to be alarmed at events spiralling out of control.»

Il y a donc d’un côté une volonté affirmée, butée et fermée, sans compromission possible, dans le cadre d’une situation politique désespérée (Bush-Cheney dans leurs derniers retranchements à Washington) ; de l’autre, l’absence totale de la moindre personnalité, de la moindre ligne politique, de la moindre fermeté qui puisse opposer un barrage ferme à cette volonté. On parle d’une situation “hors de contrôle” ; on peut parler d’un engrenage fatal, qui pourrait être assimilé à une fatalité ; on pourrait même parler d’une tragédie au sens le plus fort, avec un deus ex machina menant au terme dramatique qui est inéluctable. C’est le sentiment qui prévaut aujourd’hui, période particulièrement sombre à cet égard, et seul un supplément inattendu de désordre pourrait le changer, — comme par exemple une intervention décidée du Congrès américain (nous nommons cela “désordre” car c’est le cas du point de vue objectif du pouvoir et de son autorité ; le mot “désordre” est employé comme une illustration, pas nécessairement comme un événement déplorable).

La situation est telle qu’on dirait que nous aboutissons à l’équation presque parfaite de la formule de Toynbee constatant que la puissance technologique de l’Occident bloque l’alternative d’autres modèles de civilisation alors que notre civilisation offre par contraste tragique une absence totale de sens. On peut écrire effectivement que jamais une puissance aussi grande que celle de la civilisation occidentale (celle des USA, sous la direction de GW) n’aura été déployée avec une aussi complète absence de sens. L’idée s’applique évidemment sans restriction à la situation actuelle. Nul ne sait à quoi conduira cette attaque, ni ce qui suivra, ni même ce qui peut suivre. La pente est suivie comme on suit une fatalité. Toute l’habileté, toute la sophistication de notre civilisation est dans le détail, la campagne de “préparation” (d’intoxication), pour y mener. Nous savons parfaitement comment y aller mais nous ignorons absolument pourquoi.

L’Europe s’inquiète, rechigne, parce qu’elle se doute de quelque chose ; mais nul ne peut simplement espérer qu’elle puisse faire quelque chose, d’abord parce qu’elle ignore totalement quoi faire. On ne lui a appris qu’une chose, à cette Europe-là : suivre les USA. Si elle rechigne et hésite, c’est qu’elle a peur, ce qui est bien compréhensible ; elle ne peut s’empêcher de penser confusément, dans le secret d’alcôve de son cerveau fatigué, que ce GW est sans doute un peu marteau. Fine remarque.

L’Europe est totalement inexistante, confirmant en cela l’évolution des dernières années. Ses hommes politiques sont à mesure. Cet événement tombe comme un symbole dans ces heures d’alarme : l’un des principaux candidats français à la présidence est à Londres, où il vient prendre des leçons du glorieux Tony Blair, dans le domaine de l’intelligence et de l’honnêteté de l’acte politique. (Au moins, Sarko joue cartes sur table. Le provincial visite la capitale. Le Times peut faire ce titre qui va bien à Sarko : «Q[uestion]: If you want to be President of France where do you campaign? A[nswer]: London») Les hommes politiques de la période correspondent en tous points aux caractères ignobles de cette période. Modèle standard.

Autre grand ancien à consulter pour comprendre notre époque et l’enchaînement de ces événements incontrôlés qui est le seul moyen de mettre en cause le système dont nous sommes prisonniers (car, évidemment, l’attaque contre l’Iran, si elle avait lieu, ne ferait qu’accélérer la chute du système américaniste, et les Européens y auraient donc apporté leur contribution paradoxale). Joseph de Maistre parlait ainsi de la Révolution française et des hommes qui s’y agitaient, montrant qu’il n’était pas mécontent de cet événement “merveilleux” qui participait à la déstructuration d’un système parvenu à son terme :

«Dans ses ‘Considérations sur la France’ (1796), Maistre commence par poser le paradoxe que la Révolution est un événement ‘merveilleux’ (un moment sublime de l'Histoire). “Mais la Révolution française, et tout ce qui se passe en Europe dans ce moment, est tout aussi merveilleux que la fructification instantanée d'un arbre au mois de janvier; cependant les hommes, au lieu d'admirer, regardent ailleurs ou déraisonnent.” Là-dessus, Maistre ne manque pas d'opposer avec une extrême vigueur le moment sublime de la Révolution et la médiocrité des hommes qui croient l'influencer, en fait qui sont emportés par elle. “On a remarqué, avec grande raison, que la Révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.”»