Une supplique, sans nul doute...

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Une supplique, sans nul doute...

23 juin 2016 – Poutine... Est-ce un homme pressé par sa “droite” (les nationalistes, ultras, communistes, etc., les militaires, les “Organes”) ou bien est-ce un homme qui croit lui-même au danger qu’il décrit ? Les deux sans doute, se combinant, car finalement la conviction est partagée même si les positions sur les mesures à prendre divergent sans doute. Ce qu’il y a d’impressionnant dans cette vidéo que nous signalait monsieur Frédéric Lagoanere dans son message du 22 mai dans le Forum du texte du 21 mai, c’est sans aucun doute la conviction de l’homme ; sa fièvre insistante qui baigne le calme habituel, presque monocorde, de sa voix, avec en toile de fond de cette intervention, ceci comme une supplique s’adressant aux journalistes qui l’entourent : “Mais ne comprenez-vous donc pas ce qui se passe ? Si cela continue, ne comprenez-vous donc pas nous allons être obligés de ‘riposter’, de frapper contre cette épée de Damoclès qu’ils sont en train d’installer au-dessus de nos moyens stratégiques fondamentaux ?” Une supplique, sans nul doute...

Normalement, un tel texte aurait bien pu sinon du figurer dans les rubriques habituelles du site plutôt que dans ce Journal-dde.crisis où intervient le “je” du commentaire personnel, nécessairement subjectif de forme alors que le sujet semble devoir relever du commentaire plus impersonnel qu’on trouve dans ces rubriques. La cause en est qu’il faut, à mon sens, regarder et écouter ces 93 secondes, avec une psychologie aiguisée et particulièrement sensibles aux intonations, aux mimiques, à la fermeté du phrasé, à tout ce qui nous parle de la situation secrète d’un être qui occupe une fonction de haute responsabilité, qui s’exprime en public, qui doit mesurer ses mots, parce que ce qu’il nous dit ne peut se comprendre que si l’on saisit la pensée profonde que nous suggèrent tous ces caractères qui transgressent les limites habituelles de la communication politique.

Le cas est simplement et précisément réglé. Les autres, – OTAN, USA, bloc-BAO, ce qu’il vous plaira, – ont installé leur première base dite d’anti-missiles (BMDE) en Roumanie, qui constitue en fait une adaptation terrestre du système général AEGIS monté sur les frégates de l’US Navy destinées à cet emploi. L’argument initial, qui relève d’une pensée-Disney (la menace iranienne) est balayée d’un revers de mot : n’en parlons plus, cet argument-bouffe ne vaut rien d’autre que le silence et l’oubli. Le fait est que les batteries installées utilisent des conteneurs, ou “capsules”, qui ne permettent pas d’identifier le type de missiles. Il est acquis que le type de “capsules” utilisé permet de disposer notamment de cruise missiles offensifs sol-sol Tomahawk comme de missiles sol-air défensifs Standard, les Tomahawk avec des versions de 500 km de portée, sinon 1.000, voire au-delà, et équipées d’on de ne sait quelle tête, ce qui implique une menace d’attaque directe et par surprise, y compris nucléaire, contre des éléments-clef de la dissuasion nucléaire russe. De toutes les façons, cette proximité (Roumanie, Pologne bientôt, quasiment sur la frontière russe) est intenable sur le terme, évidemment lorsqu’elle porte sur cette incertitude.

Si l’on veut, c’est la dissuasion retournée, c’est-à-dire invertie comme toutes choses dans notre époque : la dissuasion, c’est la défenseur, l’attaqué qui fait planer l’incertitude et rend la décision d’attaque quasi-impossible à cause du risque : comment ripostera-t-il, quels dégâts inacceptables infligera-t-il à l’attaquant ? Dans notre cas, c’est le défenseur qui subit l’incertitude et doit prendre la décision absolument insensée par rapport à la logique de la dissuasion d’être à un moment ou l’autre le premier à “riposter” à une attaque qui n’a pas encore eu lieu, parce que cette attaque menace de se déclencher par surprise et de le priver de tous ses moyens ... La sécurité maximale que fournit la dissuasion est transformée en insécurité maximale. C’est la crise de Cuba en bien pire, parce que débarrassée de tout argument préliminaire apportant des nuances extrêmement rationnelles, qui sont des bases de discussion, dans l’intentionnalité potentielle d’attaque à très courte distance (parce que la défense de Cuba pouvait justifier d’armer Cuba, parce que les Russes, en plaçant des missile nucléaires à moyenne portée proche des USA, pouvaient juger qu’ils ripostaient au déploiement, quatre ans auparavant de missiles nucléaires US à moyenne portée Jupiter en Turquie).

C’est donc quitter décisivement le terrain de la rationalité raisonnante parce que ce n’est pas celui qui m’intéresse, parce que ce n’est pas celui qui importe, en aucune façon. Les phrases les plus frappantes dans l’intervention de Poutine (dont on retrouve des éléments dans d’autres de ses très récentes déclarations, lors du séminaire de Saint-Petersbourg notamment, – voir John Helmer de Dances with the Wolf le 19 juin), sont celles-ci, en préliminaire « Ils [l’OTAN/les USA, tous les bouffons du même culte-Système] nous mentent... Nous savons ce qu’ils font, année après année, et ils savent que nous savons... » ; et puis celles-ci surtout, dites aux journalistes qui l’entourent, et celles-ci dites comme une supplique, et parmi celles-ci, soulignées de gras, où la supplique devient véhémente et si pressante :

« C’est précisément à vous [journalistes] qu’ils disent tous ces bobards et vous les acceptez, et vous les répercutez auprès des concitoyens de vos pays ; et, de ce fait, vos concitoyens ne réalisent en rien le sentiment du danger imminent, – et c’est ce qui me préoccupe tant.  Comment ne pouvez-vous ne pas comprendre que le monde est en train d’être poussé vers une direction irréversible, alors qu’ils prétendent que rien ne se passe. Je ne sais quoi faire de plus que ce que je fais pour vous pénétrer de cette réalité... » (J’ai choisi cette traduction de “vous pénétrer”, qui n’est pas la plus élégante, mais pour rendre compte de l’expression “how to get through you anymore”, qui rend bien compte que Poutine parle de quelque chose qui ressemble à une cuirasse psychologique interférant complètement sur la communication, qu’il ne parvient pas à percer.)

En insistant sur ces phrases, j’entends montrer que la partie est purement psychologique et se joue sur le terrain de la communication, pour ce qui est des figurants, tandis que quelque chose continue à avancer (dans l’équipement des missiles), conduisant à cette “voie irréversible”. Il n’est pas question de stratégie, d’équilibre des forces, de Grand Jeu, d’hégémonie, etc., et s’il est question de dissuasion c’est une anti-dissuasion puisque dissuasion invertie et donc privée de toute rationalité. Il n’est question essentiellement que de facteurs psychologiques, perception, interprétation, psychologie fermée ou non, etc. Encore Poutine ne va-t-il pas assez loin, à mon sens... Il aurait dû leur dire : “Dites ce que vous voulez sur la Russie, sur moi, sur nos intentions, sur nos vices et nos calculs, mais réalisez donc que ce dont je vous parle n’a rien à voir ni avec la Russie ni avec les USA, mais avec un processus qui avance vers une situation catastrophique en dépit de tout et pour tous, qui dit n’importe quoi pour s’expliquer sans même prendre la peine de mensonges sophistiqués, jusqu’à un point où ils pourraient aussi bien nous dire : ‘J’avance parce que j’avance’...” ; et là-dessus, constater effectivement : “Et vous acceptez, vous gobez tout ça ?! Mais réveillez-vous !”.

A ce point, il ne fait guère de doute dans mon esprit que l’on doit confirmer l’une des principales proposition de départ, quelle que soit la sûreté de sa position politique au Kremlin : Poutine parle avec une conviction impressionnante, il ressent autant qu’il sent l’urgence de ce qu’il dit, qu’il renforce autant du sentiment que de la raison. Dans ce cas, il représente certainement une perception collective (des dirigeants russes), et une perception collective qui n’a rien à voir avec les calculs, la stratégie, les rapports de force, mais avec ce danger unique, commun à tous, qui semble inexorable, qui avance en dépit de tout et sans se soucier de rien que de sa progression. Qu’importe si “la guerre nucléaire est improbable”, si “la stratégie dit ceci et dit cela qui la rend impensable”, car ce qui est en route est bien au-delà de vaticinations de notre pauvre raison et des certitudes de nos piètres logiques, fussent-elles pompeusement stratégiques et expertes.

Ce qui importe d’abord, c’est cette psychologie complètement fermée, autiste, cette cuirasse psychologique de ces journalistes qu’il essaie de convaincre, Poutine, qu’il n’arrive pas à percer, empêchant ainsi une réalisation objective de l’évolution de la situation. (C’est la même chose pour les dirigeants-Système, les élites-Système, etc., tout cette cohorte dont on n’arrête pas de s’entretenir sur ce site.) Cela n’a pas le moindre rapport avec les raisonnements des experts, les démonstrations sophistiquées. J’en suis évidemment, et d’une façon absolument affirmative tant la chose m’est lancinante depuis des années, au constat qu’il n’y a là-dedans nulle manœuvre, nulle consigne, – même s’il y a toujours des manœuvres et des consignes, mais dans ce cas sans importance autre que marginale, – mais un phénomène psychologique de première grandeur, collectif, d’une formidable puissance, dont l’efficacité tient aux faiblesses et à la pauvreté des psychologies-Système de nos divers catégories-Système, et donc à leur incapacité à opposer à la perception qu’on leur impose le tamis d’une psychologie forte alimentant l’esprit critique qui pourrait distinguer cette formidable vérité-de-situation.

Ce qui importe alors, et au-dessus de tout, c’est cette force énorme, surpuissante qui exerce ses effets, qui affaiblit les psychologies pour mieux les pénétrer, qui pousse inexorablement dans le sens qu’on voit. On sait bien mon sentiment là-dessus, qu’à mon sens il n’y a pas de maîtres-meneurs, de tireurs-de-ficelle, de prestidigitateur-de-génie-du-Mal car ils sont tous, jusqu’aux plus hauts placés, sous cette influence-là qui dévaste leurs psychologies et réduit leur raison en une bouillie démente, qui les tient si proche du Mal jusqu’à en paraître l’incarnation alors qu’ils n’en sont que les valets. Que ce soit une Clinton absolument hallucinée, un Obama hyper-cool, un McCain, la cohorte des harpies-neocons/R2P, les grandes plumes courbées de la presse-Système, les vaniteux et vains dirigeants de Bruxelles, les Polonais timbrées et les Baltes allumés, tous subissent le même joug d’une pression d’influence qui les écrase et les emporte. La source de tout cela, le Système qui est l’opérationnalisation incontestable du Mal, nous emmène vers les hypothèses les plus terribles et les plus fondamentales, sur lesquelles je ne me priverai jamais de dire et de redire qu’il faut avoir l’audace de les penser hors du champ du sapiens, hors des griffes de la raison et des complots, qui dépendent de forces obscures que nous ne contrôlons en rien, dont nous n’osons même pas faire l’hypothèse de l’existence tant notre chute nous prive des audaces d’un esprit libéré des ukase que nous nous sommes appliqués à nous-mêmes, selon les consignes-Système. C’est pour cette raison que la guerre nucléaire, qui n’a jamais été aussi rationnellement improbable, n’a jamais été aussi possible qu’aujourd’hui.

C’est aussi pour cette raison aussi qu’il s’agit de ne pas s’arrêter là, car ces “forces obscures“ sont aussi aveugles et insensibles à tous leurs effets, et également aveugles aux forces contraires, également hors du domaine sapiens-raison, qu’elles ont fait et qu’elles font se lever, et qui sont elles-mêmes d’une immense puissance. Elles n’ont, ces “forces obscures”, aucune stratégie, aucun dessein particulier sinon la destruction du monde par déstructuration et dissolution, – le programme est d'une netteté dsans faille. Ainsi, à côté de cette poussée démente qui confronte les Russes à un problème terrifiant, il existe autant d’autres poussées démentes qu’on veut, dont les effets vont dans des sens complètement différents, et qui, par ces effets indirects, exercent des poussées de déstabilisation qui, à un moment ou l’autre, d’une façon ou l’autre, ont toutes les chances de contrecarrer par le désordre causé cette force terrible auxquelles les Russes ont à faire face, jusqu’à la menacer de dissolution par moment. Là aussi, la raison n’a pas sa place si l’on ne s’en tient qu’à elle-même, puisque laissée à elle seule elle est complètement invertie et donc subvertie par la fréquentation du Système.

Je ne dis pas que tout cela nous donne finalement une espérance ou nous prive de toute espérance. Ces choses-là font partie des journaux intimes et des chroniques personnelles, et elles n’ont ni leur place ni leur légitimité dans ce débat, et je dirais même qu’elles frôlent l’affectivisme que je tiens par ailleurs pour si complètement déstructurant. Je ne fais que tourner et tourner encore autour de l’Enigme Fondamentale de ces temps eschatologiques, de ces temps de la Fin des Temps, pour tenter de distinguer le défaut de sa cuirasse, pour espérer enfin pouvoir esquisser quelque chose qui ressemblerait à un premier pas vers ce qui serait sa résolution. Mais ce premier pas, cette ouverture de l’Enigme, il faut les mériter par l’ouverture de l’esprit...