Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
813L'affaire dite NSA/Snowden, qui a révélé l'étendue de l'espionnage auquel se livrent les Etats-Unis sur l'ensemble des activités utilisant les réseaux numériques, a montré aussi que cette supériorité écrasante était due aux investissements consentis sans interruption depuis des dizaines d'années dans le domaine des composants, de l'informatique et des transmissions. (1)
Ces investissements ont été le fait de l'ensemble des acteurs militaires et civils, soutenus par une volonté délibérée de « contrôle global » sur un secteur que de véritables visionnaires, chez IBM, Microsoft, Intel et autres, relayés au sein de la Silicon Valley, avaient à juste titre jugé comme décisif pour la maîtrise du monde. Rappelons en passant et sans insister que ce contrôle peut aller jusqu'à l'élimination par un tir de drone, d'un acteur de l'Internet jugé dangereux. (2)
L'Europe n'a pas su suivre, comme le montre la triste histoire de l'informatique européenne. Les autres grandes puissances, Russie et Chine notamment, ont découvert tardivement le retard pris. Il n'est pas certain que leurs efforts de remise à niveau puisse les rendre compétitifs.
Aujourd'hui, ce ne sont plus les industriels de l' « informatique historique » qui confèrent à l'Amérique son écrasante domination sur les réseaux, mais les anciennes start-up(s) devenues des géants du Net et de l'économie numérique, Facebook , Google et Twitter en premier lieu. La particularité de ces entreprises est de bénéficier des revenus procurés par la vente de services publicitaires au reste de l'économie, s'appuyant sur les innombrables références et « données personnelles » confiées par les utilisateurs. Ceux-ci ne le font pas en premier lieu pour faire plaisir aux Facebook et Google mais parce qu'ils y trouvent divers avantages en matière de communication. Les amis ou « followers » que se procure un abonné à Facebook paraissent à tort ou à raison aux yeux de cet abonné diminuer le manque de relations sociales dont il souffrirait autrement.
Ces avantages sont particulièrement évidents dans le domaine du téléphone mobile. Dans les pays en développement, les réseaux de téléphonie mobile offerts par des opérateurs (évidemment) privés rendent de nombreux services à des populations qui resteraient, autrement, isolées. D'où l'acceptation plus ou moins contrainte de factures téléphoniques certes bon marché mais qui cumulées fournissent des revenus considérables aux opérateurs.
Les géants américains du Net ne se satisfont pas pour autant des bénéfices que leur procurent leurs activités commerciales actuelles, même si ceux-ci sont complétés comme l'ont montré les enquêtes ayant fait suite au scandale NSA/Snowden par des dizaines de milliards de contrats de recherche financés par le Pentagone et la NSA en vue de développer les logiciels d'analyse statistique et d'intelligence artificielle nécessaire au traitement automatique des masses de données (big data) désormais recueillies en flots par les serveurs dédiés à l'espionnage. Il leur faut accéder à de nouvelles sources de profit, de véritables terres vierges, encore aujourd'hui très sous-estimées. Ainsi Mark Zuckerberg, co-fondateur et président exécutif de Facebook, estime que le taux d'utilisateurs de Facebook dans le monde, soit 1 personne sur 7, n'est pas suffisant et devrait être grandement amélioré. On comprend cette démarche puisque, comme rappelé ci-dessus, chaque utilisateur génère un revenu dont profite Facebook. Pourquoi ne pas viser beaucoup plus haut?
Cet objectif, comme le rapporte l'article du New York Times cité ci-dessous (3), est aujourd'hui partagé non seulement par les homologues de Facebook mais aussi par les industriels du matériel et du logiciel fournissant les outils informatiques et de communication indispensables au bon fonctionnement des réseaux numériques: Samsung, Nokia, Qualcomm et Ericsson. Ces derniers ont convenu de créer ensemble et avec Facebook un outil d'intervention nommé Internet.org, dont le nom est tout un programme.
L'objectif en est dans un premier temps d'améliorer considérablement l'efficacité des applications téléphoniques, diminuer leur consommation en mémoire et énergie, faciliter leur diffusion dans de nouveaux milieux sociaux. Il n'y a là rien que de très souhaitable. Mais il faut bien voir que derrière cet effort, qui sera salué tant par les pays en développement que par chacun d'entre nous, se trouvera un nouveau et puissant moyen de pénétration au service de l'économie américaine et des services de renseignements associés. Russie, Chine et autres concurrents, sans mentionner l'Europe, auront de nouvelles montagnes à franchir pour se mettre à niveau.
Comme l'indique l'article du NYT, la démarche de Mark Zuckerberg se présente comme tout autant « humanitaire » que commerciale. Personne n'en doutera si l'on se persuade que Facebook est effectivement un outil décisif pour l'élaboration de nouvelles valeurs civilisationnelles. Il serait indigne de prétendre en priver les pays pauvres. D'autant plus que les investissements à consentir seront très faibles comparés à ceux qui seraient nécessaires (et que nul gouvernement ou entreprise ne fera) pour lutter contre d'autres facteurs de sous-développement, agricoles, hydriques, énergétiques, démographiques et éducationnels.
Les concurrents de Facebook ne le suivront pas nécessairement de bon coeur dans cette campagne humanitaire. Bill Gates vient ainsi de déclarer que faciliter les accès téléphoniques et Internet ne permettra pas de lutter efficacement contre les diarrhées hémorragiques si fréquentes dans le tiers-monde. Mais Zuckerberg a beau jeu de répondre que, bien au contraire, de nouvelles liaisons permettront par exemple aux infirmiers de brousse de meilleurs relations avec d'éventuels services hospitaliers.
Quoiqu'il en soit, ce débat ne fait qu'illustrer notre propos: le monde de demain et ses valeurs se construisent aujourd'hui autour d'une suprématie américaine de plus en plus affirmée, devant laquelle nous n'avons guère ni volonté ni moyens de résistance.
Jean-Paul Baquiast
1. Voir notre article du 11 juin 2013 PRISM. Le monde redécouvre la suprématie de l'Amérique sur l'Internet
2. Nous faisons allusion ici à une curieuse affaire; le fait qu'un patron de presse américain se soit étonné par un tweet (apparemment retiré ensuite) que l'Amérique n'ait pas encore éliminé Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, par le biais d'un drone. Voir cet article.
3. Voir un article très éclairant du New York Times.
Forum — Charger les commentaires