Une thérapie pseudo-suisse pour soigner le Pentagone

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La crise interne du Pentagone est désormais un sujet à l’ordre du jour de toutes les réflexions, immédiates ou substantielles, à Washington. Nous citons, dans Ouverture libre, celles de Harlan K. Ullman, notamment pour le courant de réflexion et l’influence que représente ce personnage. Il y a aussi une circonstance conjoncturelle de date, qui rapproche la réflexion de Ullman des déclarations de l’amiral Mullen, dont nous parlions le 30 août 2010.

@PAYANT D’abord, il faut noter à la fois le constat et le diagnostic de Ullman, qui laisse la porte ouverte à bien des spéculations. D’une part, il affirme que le “la dimension” du Pentagone devrait être réduit “du quart au tiers ou même plus”. Il ajoute aussitôt, sans autre commentaire : «The political opposition to such steps will be thermonuclear», – et cette absence de commentaire supplémentaire (du type “mais il faudra vaincre cette opposition“, ou bien “mais cette opposition sera vaincue”) laisse un goût étrange. Si Ullman voulait implicitement laisser entendre que cette opposition radicale (“thermonucléaire”) ne sera pas vaincue, il n’écrirait pas autrement. Là-dessus, il enchaîne sur sa proposition de réforme, et l’on est obligé de se demander s’il ne juge pas cette proposition battue d’avance puisque le développement suggéré ci-dessus n’existe pas dans son texte…

Cela dit, voilà que sa proposition de réforme révolutionnaire du Pentagone apparaît complètement inédite. Il s’agit de la proposition d’une formule qui prendrait l’allure d’un système inspiré en partie du système “à la suisse”, où les soldats sont du type citoyens-soldats, passant la plupart de leur temps dans leurs fonction et leurs vies civiles, mais mobilisables en unités en cas de besoin parce qu’ils disposent de tout l’entraînement voulu (y compris leur équipement chez eux) et de leur place dans les structures de l’armée. Ullman va beaucoup moins loin et selon des modalités différentes parce qu’il propose qu’un quart à un tiers d’une force préalablement réduite elle-même de plus de la moitié pour se stabiliser à un million d’hommes, soit tenue en état “dormant”, sans présence effective dans les forces actives, mais “mobilisables” et effectives dans les six à neuf mois (ce délai n'a rien à voir avec le cas suisse, bien entendu). Il ne précise pas ce que serait le statut de cette portion de force en temps normal : toujours dans le cadre militaire ou dégagé de ce cadre ? Sa proposition n’aurait de véritable sens que si cette portion ne dépendait plus des militaires et ne constituait plus une charge pour le Pentagone, puisqu’il s’agit de réduire les dépenses du Pentagone à mesure. Complément américaniste indispensable, qui rend la formule encore plus complexe et insaisissable, un “entraînement” à distance des forces, – notamment ces forces “mobilisables”, imagine-t-on, – par les vertus de la technologie. (Bien entendu, Ullman envisage des réductions également à mesure, c’est-à-dire également draconiennes, dans les équipements que devrait acquérir le Pentagone. Là aussi, il y a des propositions extrêmement réductrices mais qui tentent de proposer le maintien d’une certaine cohérence en envisageant le maintien d’une base technologique plutôt “passive” que “dormante”, dans tous les cas privée du dynamisme nihiliste et très dispendieux qui caractérise la situation actuelle de cette base, aujourd’hui aux USA.)

Il y a plusieurs aspects intéressants dans ces propositions, sur l’aspect technique desquels nous ne nous étendrons pas. L’esquisse d’une formule allant dans le sens du “modèle suisse” est une proposition très originale pour les USA du temps du Pentagone mais qui est privée de toute sa potentialité rupturielle par rapport à la situation du Pentagone, justement parce qu’elle n’est qu’une esquisse… Et elle n’est qu’une esquisse parce que, manifestement à notre sens, Ullman n’espère pas qu’on puisse envisager plus dans la situation actuelle, et n’attend que des réactions “thermonucléaires” à cette sorte de propositions. Par conséquent, effectivement, il nous paraît vain de discuter l’aspect technique de la proposition, tant elle semble loin de pouvoir espérer un début de commencement de considération sérieuse. Pourtant, le fait est que monsieur Ullman, qui représente l’influence qu’on sait, la présente ; cela est, en soi, une indication politique. Laquelle ? On la verrait de deux ordres…

D’une part, la réalité de cette proposition “sans beaucoup d’espoir” d’être suivie d’effets renforce le sens général que les réformateurs du Pentagone, aujourd’hui de plus en plus nombreux et touchant des parties importantes de l’establishment lui-même, hors des marges où évoluaient jusqu’alors ces “réformateurs”, ne voient d’espoir de réforme que dans une déstructuration du Pentagone. C’est bien le sens politique de la proposition : libérer une partie du volume humain d’un Pentagone réduit lui-même dans son volume global de la gestion directe du Pentagone, cela renvoie à une intention fondamentale de déstructuration, à côté des arguments techniques d’économie. Nous irions jusqu’à penser que cet aspect de déstructuration, même s’il n’est pas exprimé, est le plus important. Toute réforme radicale du Pentagone passe par une tentative de démantèlement, ou de début de démantèlement de ce système anthropotechnologique qu’est le Pentagone. Il n’est pas assuré qu’Ullman soit conscient de cela, encore moins qu’il l’ait voulu ainsi, mais que sa proposition contienne implicitement cette dimension nous semble très significatif.

D’autre part, il y a une signification, non pas révolutionnaire mais potentiellement “dévolutionnaire” si l’on ose dire, dans sa proposition. Le résultat net est de proposer qu’une partie des forces du Pentagone, c’est-à-dire du “centre”, échappe au contrôle direct du “centre”, sinon à l’intégration constante dans ce “centre”. Potentiellement, on retrouve la philosophie originelle (mais complètement pervertie et abandonnée) d’un schéma caractérisant les unités de la Garde Nationale, constituées par Etats de l’Union, qui représentaient originellement des forces dépendant de ces Etats, contrôlées par ces Etats, et tenues par ces Etats pour n’être affectées au “centre” que d’une façon exceptionnelle et mûrement pesée. On rejoint par conséquent, par ce biais, le mouvement général de la pensée, sinon de l’impulsion, aux USA, selon lequel une solutions, la seule solution à la crise structurelle et générale actuelle se trouve, non seulement dans la lutte contre le centralisme paralysée et impuissant de Washington et du gouvernement, mais par un mouvement de distanciement structurel du “centre” qui porte dans sa logique l’issue d’une véritable rupture. Cela implique, au niveau bureaucratique, une similitude avec les mouvement polémiques et politiques implicitement favorables à la dévolution qu’on constate dans le désordre général, et qu’on constate comme la seule ligne à peu près stable et constante au milieu de ce désordre. Là non plus, il n’est pas habituel qu’un homme aussi représentatif de l’establishment, centraliste par définition et par philosophie impérative, explore des voies qui sont grosses d’un tel potentiel ; mais cela paraît un peu moins inhabituel aujourd’hui, ce qui mesure l’urgence de la situation.

Qu’une telle approche concerne non plus le gouvernement dans son ensemble, mais ce qui forme un système anthopotechnologique parfaitement constitué et quasiment autonome, indique bien la substance du problème. Aujourd’hui, les USA sont bien confrontés, dans leur paralysie et leur impuissance, d’abord à l’existence de systèmes incontrôlables et autonomes, qui sont devenus de véritables bombes à retardement à l’intérieur du système de l’américanisme. Ainsi, les experts et les hommes d’influence du “centre” sont peu à peu, – mais en réalité très vite en temps réel, – conduits à mettre en question le principe même qui fait toute la puissance du système, qui est son centralisme. Et il n’y a pas d’autre issue que cette tendance-là, preuve que le système est effectivement en train de se détruire lui-même, dans ses contradictions internes.

Cela observé, on ajoutera rapidement qu’il n’y a aujourd’hui aucune chance que la proposition de Ullman reçoive un bon accueil. L’accueil serait “thermonucléaire” si la proposition progressait… Cela pour aujourd’hui ; pour demain, – nul ne sait, vraiment, de quoi demain sera fait, – et demain, c’est tout de suite, littéralement le jour d’après…


Mis en ligne le 2 septembre 2010 à 08H33