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162128 octobre 2008 — Le Pentagone se prépare au pire. Le cœur de la puissance US, la machine centrale du complexe militaro-industriel, présente ici sa face “assurée” de pilier de l’ordre du système alors qu’elle est elle-même une partie considérable, si pas la partie essentielle du problème qu’elle expose… Pourtant, même dans ce cadre d’une affirmation de l’ordre du système, la fragilité du Pentagone apparaît, – de l'aveu même du Pentagone.
On savait depuis quelques jours qu’il existait une inquiétude extrême pour la transition, pour la situation US de la transition dans son sens le plus large, prolongée aux premiers mois de la prochaine administration. Même alors, la chose n’était pas nouvelle puisque, notamment et de façon spectaculaire, le président des chefs d’état-major (JCS), l’amiral Mullen, en avait parlé dans une intervention qui avait fait (qui aurait dû faire) du bruit. Aujourd’hui, la mise sur pied de vigilance extrême du Pentagone est officiellement annoncée pour faire face aux temps troublés qui s’annoncent… Cette fois, la période est identifiée, c’est-à-dire élargie à ses dimensions extrêmes: il s’agit autant de la transition proprement dite (4 novembre 2008-20 janvier 2009) que des “quelques mois” (qui peut dire combien?) qui suivent. L’intervention polémique de Joe Biden du 20 octobre est ainsi confirmée comme une manifestation d’une préoccupation officielle, disons “bipartisane” et bureaucratique à la fois. Biden parlait des premiers mois d’une éventuelle présidence Obama et d’une crise internationale qui serait imposée comme un “test” du nouveau président. Le propos entre évidemment dans l’alerte générale du Pentagone, avec un rapport sans aucun doute direct. (Cela signifie, selon notre appréciation, que Biden a parlé instruit des sentiments du Pentagone, sans doute “briefé” par le Pentagone, à partir d’analyses des services de sécurité nationale que l’équipe d’Obama partage.)
Voici ce que nous dit la dépêche AFP, retransmise par Spacewar.com le 27 octobre:
«The Pentagon has been preparing for months for the first wartime change of presidents in 40 years, a period of heightened vulnerability that, if history is a guide, US adversaries will try to exploit. “We will all be on heightened alert given that historically our enemies have tried to take advantage of that time around an election, either before of after,” Geoff Morrell, the Pentagon press secretary, told AFP. After the November 4 elections, the baton will be handed to the incoming administration in an awkward transition that typically continues for months after the swearing-in of a new president on January 20.
»History overflows with examples of major incidents in the period before and after the elections, as evidenced by a chronology drawn up by the Joint Staff. Three months after his arrival in the White House, John Kennedy was beset by the Bay of Pigs fiasco, which set in motion a confrontation with Havana that led to the Cuban missile crisis the following year. The fall of Saigon occurred eight months after Gerald Ford assumed the presidency. Ronald Reagan was shot in an assassination attempt just weeks after he took office. Only a month after Bill Clinton was sworn in, a bomb struck the World Trade Center in New York, and eight months into George W. Bush's presidency hijacked airliners toppled the twin towers and struck the Pentagon.
»With the United States engaged in wars in Iraq and Afghanistan, the need for detailed preparations may be even more critical this time. “It takes an administration, any administration, a good six months to a year to get their feet on the ground and really be running,” Admiral Michael Mullen, the chairman of the Joint Chiefs of Staff warned earlier this month. For months, Mullen has had a team of about a dozen people on the Joint Staff actively focused on the issues raised by the transition.
»“The idea is to keep the military in a state of heightened awareness as we move through this vulnerable time,” said Captain John Kirby, a spokesman for Mullen. Their mission: “Make sure the military stays ready for any contingency and to actually prevent, to the degree we can, that kind of a crisis,” Kirby said. Their job also it is to “make sure that the chairman is prepared to give his best military advice to the next president on the top security issues on which the administration needs to focus,” he said.
»Among the hottest issues is a new strategy now being devised for Afghanistan and Pakistan, the changing situation in Iraq, and the impact of the financial crisis on the US defense budget, said a senior military officer, who asked not to be identified.»
Nous nous permettrons de répéter un passage de cette dépêche, le dernier ci-dessus, en soulignant (en gras) ce qui nous paraît être à la fois l’élément le plus important de l’exposé général et un élément tout à fait nouveau. C’est en effet la première fois que “l’impact de la crise financière sur le budget de la défense” est apprécié comme un des dossiers fondamentaux de crise pour le nouveau président, – et un des dossiers qui, par l’enchaînement même du propos, est présenté comme un des risques majeurs de la transition:
«Among the hottest issues is a new strategy now being devised for Afghanistan and Pakistan, the changing situation in Iraq, and the impact of the financial crisis on the US defense budget, said a senior military officer, who asked not to be identified.»
Nous écartons tout de suite l’idée qui peut aussitôt venir à un esprit prompt à la spéculation exotique, d’un Pentagone préparant quelque chose de pendable; l’idée que les militaires, avec leur direction civile, se placeraient en état de préparation pour une intervention éventuelle dans le processus politique. La chose n’est ni dans les traditions, ni dans les mœurs, ni dans le mécanisme du système et, comme telle, elle serait d’une complète inefficacité. Par contre, il est évident que cette inquiétude n’est pas feinte et signale une attitude fiévreuse du Pentagone, et son intention évidente de jouer un rôle dans la période considérée; ce rôle ne prétend pas être subversif mais être la contribution d’un élément majeur du système dans la protection dudit système. Cela indique au moins qu’il y a, à l’intérieur du système, une très sérieuse inquiétude pour la stabilité du système.
Il y a d’une certaine façon un paradoxe dans cette démarche, dans la mesure où tout indique que l’élection va donner un résultat net, sinon tranchant et indiscutable. Nous ne sommes pas a priori dans une situation politique incertaine pour ce qui est de la campagne électorale, qui pourrait faire craindre des troubles et des contestations autour du résultat. Le candidat favori semble largement en tête, soutenu par une poussée populaire indiscutable autant que par une sorte de consensus, avec de nombreux républicains abandonnant la paire McCain-Palin qui s’avère assez piteuse, pour se regrouper autour d’Obama. Certes, des incidents sont toujours possibles, ou bien un renversement massif de tendance, pour l’une ou l’autre raison, mais ce n’est pas ce qui est dans l’esprit des autorités du Pentagone. S’il y a une surprise, on verra; pour l’instant, on parle de ce qui est prévisible.
(Il faut signaler à ce point du raisonnement que cette inquiétude concernant la situation générale pour la transition et les premiers mois de la nouvelle administration semble également partagée par l’équipe Obama elle-même. Obama aurait également l’intention, en cas de victoire, d’annoncer très rapidement la composition de son cabine, peut-être dès le 7 novembre, pour accélérer la transition et la consolider.)
Les autorités du Pentagone agissent à visage découvert, écartant d’autant l’idée de la subversion. (L'argument du “pays en guerre”, – dito la “guerre contre la Terreur”, – est avancé pour justifier cette inquiétude, mais nous nous permettons de lui substituer l'argument du “pays en désordre”.) Les autorités du Pentagone agissent au nom d’une perception extrêmement inquiète de la situation générale, qu’elles jugent très tendue, très insaisissable, et cela comme reflet d’un sentiment général dans le système. Elles veulent à la fois soutenir et encadrer le pouvoir politique civil au moment de la transition, qui est toujours une rupture structurelle, au niveau des cadres de direction, du contrôle des affaires publiques, etc. C’est évidemment dans ce cadre psychologique qu’il faut situer cette alerte envers une “crise extérieure” possible, un ennemi non identifié pour l’instant choisissant ce moment d’affaiblissement pour frapper (idée développée par Biden). Une telle possibilité a toujours existé et s’est même souvent concrétisée, comme cela est d’ailleurs rappelé dans la dépêche, mais elle n’a jamais été exposée publiquement de cette façon, à ce moment. Nous doutons que la raison en soit un danger “extérieur” plus grand pour cette transition que pour les précédentes, et nous croyons que la raison en est plutôt une fragilité intérieure, elle, beaucoup plus grande. Ce qui suit renforce fortement cette idée.
En effet, l’élément supplémentaire intéressant, et certainement la nouveauté la plus importante à notre estime, est que cette direction du Pentagone place, dans les dossiers urgents pour le nouveau président, à côté des classiques sans surprise (Irak, Afghanistan, Pakistan), ce point complètement nouveau à cette place, à ce degré de préoccupation: “l’impact de la crise financière sur le budget du Pentagone”. Il s’agit là d’un dossier complètement intérieur au système qui, par définition, devrait être maîtrisé par le système, à l’abri des surprises, faisant partie du processus bureaucratique en théorie fermement contrôlé; eh bien, ce n’est pas le cas. Cet aspect interne et bureaucratique est d’ailleurs développé dans la même dépêche, ce qui implique son importance, par les préoccupations concernant le processus bureaucratique des nominations de nouveaux cadres civils au Pentagone, et leur confirmation par le Congrès. La crainte évidente, cette fois exprimée par Gates lui-même, est une vacance du pouvoir civil au sein du Pentagone, et cela lié de manière explicite à la question budgétaire autant qu’à l’imbroglio de crise de la bureaucratie du département, c’est-à-dire à la gestion du Pentagone par le pouvoir civil. Il n’est dans ce cas nullement question d’une menace extérieure, mais bien de l’équilibre interne du Pentagone dans le cadre des processus normaux d’évolution, spécifiquement de son financement et du fonctionnement de sa bureaucratie.
Ce que nous nommions ce même 22 octobre déjà mentionné “Fragilités extrêmes”, et cette idée impliquant encore de façon implicite des crises et des sujets uniquement de politique extérieure, inclut désormais un sujet qui concerne la situation intérieure des USA et lie directement deux crises: la crise financière devenant économique en cours et la crise du Pentagone (avec les hypothèses de “coming crash” qui sont de plus en plus évoquées). C’est une nouveauté extrêmement importante, qui nous signifie l’évolution radicale de l’inquiétude à l’intérieur du système. Cette inquiétude, cette “fragilité extrême”, concerne désormais, de façon ouverte et affichée, l’équilibre interne du système hors de toute pression extérieure agressive, et même l’équilibre de ce qui est le cœur même du système, – le Pentagone lui-même, en tant que tel, confronté à ses propres contradictions, à sa propre crise.
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