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14 juin 2005 — L’histoire commence comme un conte de fées du type Watergate (c’est-à-dire: la vertu de la presse anglo-saxonne), mais à Londres, pas à Washington. Le 1er mai, le Sunday Times publie et commente le texte d’un mémo dévastateur. La presse de Fleet Street en fait ses choux gras, cinq jours avant les élections. Le mémo, qui implique les différents chefs du domaine de sécurité nationale britannique, dont les SR britanniques par le biais de leur coordinateur John Scarlet, nous dit que le principe de la guerre en Irak était décidé entre Bush et Blair en avril 2002, consigne donnée aux différents SR de fabriquer un dossier acceptable pour avoir une raison acceptable de déclencher une guerre inacceptable qui deviendrait ainsi acceptable. Tout le monde savait tout cela, — il suffit de suivre Internet sans trop de préjugés, — mais le voir écrit, sur du papier à en-tête officiel, c’est différent. Surtout, ce devrait être ennuyeux pour Blair & Bush, qui nous la claironnent très haut sur le thème de la vertu depuis trois ans.
La publication du très chic mais très venimeux Times fait son effet. On peut penser qu’elle joue son rôle dans le fait que Blair remporte, le 5 mai, une victoire qui ressemble plutôt à un coup de pied de l’âne.
Passons à autre chose, c’est-à-dire un autre continent. Et là, premier sujet d’étonnement: rien, ou pratiquement rien aux USA. Pourtant le mémo concerne bien la doublette Blair & Bush, donc il devrait embarrasser GW aussi bien que son compère londonien et la presse américaine devrait faire “son devoir”. La presse américaine se montre d’une exceptionnelle discrétion, d’une grande pusillanimité malgré certaines objurgations de dissidents divers, — au point où certains “médiateurs” (ceux du Washington Post et du New York Times notamment) feront reproche de cette attitude à leurs propres journaux. Le 7 juin, la chose apparaît finalement en public, d’une façon qu’il est difficile d’étouffer, au cours d’une conférence de presse conjointe Blair & Bush à Washington. Le site CounterPunch nous rapporte le 9 juin les circonstances de l’incident, en même temps qu’il nous explique succinctement mais de façon lumineuse, dans le reste de l’article, comment la presse américaine s’est agitée autour de cette affaire pour n’en pas trop parler.
« Now, thanks to Blair's visit to Bush, and to the presence of less deferential British journalists at a joint White House press conference — instead of the usual White House press corps stenographers and TV airheads — Bush was forced to address the question of the memorandum, and the American media were forced to mention it. (The New York Times did so on page 7, the Philadelphia Inquirer, for the first time, on page 1). The question was asked by a Reuters reporter, Steve Holland. »
Auparavant, le jour même de la conférence de presse et puisqu’il était devenu définitivement évident qu’on ne pouvait faire autrement, un article d’un exceptionnel comique involontaire fut publié par USA Today. On pouvait y voir, entre les lignes et à demi-mot, les malheureux rédacteurs suant et grognant pour trouver les formules qui ne fâchent pas la Maison-Blanche tout en tentant de donner une vague illustration de l’événement courant du jour ; c’est-à-dire écrire constamment en mettant les faits dans la bouche d’un autre journaliste, d’un document, d’un autre journal, d’un Anglais, — oui, un Anglais ça fait bien l’affaire! — mais, surtout, surtout, que personne n’aille imaginer que l’auteur de l’article, et son journal par conséquent, aient pu reprendre à son compte une seule de ces accusations contre la virginité de GW.
Un tel état de trouille pour faire ce travail se rapproche, à notre modeste sens, de la transe pure et simple : la trouille d’un froncement de sourcil de la machine médiatique-moralisatrice GW n’est donc pas très loin de l’adoration également pure et simple pour le représentant de Dieu installé à la Maison-Blanche. Pour plus de sûreté, nous reproduisons par ailleurs ce texte de USA Today, dont CounterPunch nous parle également.
Nous retranscrivons tout de même, dans le cours de ce texte, le dernier paragraphe de l’article qui vaut de l’or, qui nous rappelle doctement et imperturbablement, à nous journalistes et autres fouille-merdes, quelles sont les règles vertueuses et “objectives” pour publier un document impliquant un haut personnage de l’État: il faut que ce document soit vrai et que celui qui vous l’a donné soit vrai aussi, on veut dire en chair et en os, sincère, vertueux et certifié conforme; que la personne impliquée dans le document, c’est-à-dire le Président ou le Premier ministre du coin, vous assure officiellement que le document dit la chose vraie à son endroit, vous confirmant authentiquement qu’il est lui-même un menteur et une crapule; enfin que cela puisse être publié un jour confortable, sans événement dérangeant à côté, éventuellement un jour où il ne pleut pas… Bref, pour bien faire, Woodward et Bernstein, les chevaliers blancs garants de la vertu de la presse la plus libre du monde depuis un tiers de siècle, auraient dû, avant de publier leurs salades dans le Post du temps du Watergate, se rendre à la Maison Blanche pour demander confirmation au président Nixon, — savoir si c’était bien vrai qu’il était une crapule menteuse, dissimulatrice, relaps et compagnie (signature et sceau du Président en bas à droite, SVP).
Voici le dernier paragraphe de l’article de USA Today:
« USA Today chose not to publish anything about the memo before today for several reasons, says Jim Cox, the newspaper's senior assignment editor for foreign news. “We could not obtain the memo or a copy of it from a reliable source,” Cox says. “There was no explicit confirmation of its authenticity from (Blair's office). And it was disclosed four days before the British elections, raising concerns about the timing.” »
Encore, ce déferlement extraordinaire de vertu n’était pas terminé avec la conférence de presse du 7 juin et ses suites. Le plus beau était encore à venir. Vertu toujours, cette fois dans le sens inverse, arrières assurés.
• Venimeux, très chic et assez malin, outre de disposer de sources redoutables (reliable ou non?), le Times a remis ça dans son édition de dimanche (12 juin). Il a publié, un nouveau mémo venu de Downing Street (on l’appellera sans doute DSM-II, le premier mémo publié le 1er mai ayant depuis été baptisé DSM, pour Downing Street Memo, et qui pourrait ainsi devenir DSM-I). Il s’agit d’une synthèse pour le Cabinet Blair datant de juillet 2002, exposant les conditions de la situation politique, du futur conflit dont personne ne doute, des conditions pour lui fabriquer une légalité qui n’existe pas, des perspectives, de l’après-guerre, etc., tout cela conforme à ce que les anti-guerres dénoncèrent à l’époque au risque d’être bannis comme traîtres à leur patrie. DSM-II nous dit notamment que les analystes britanniques avisés avaient averti leur gouvernement que rien n’était préparé par les Américains pour l’après-guerre et que celui-ci (l’après-guerre) serait chaud et difficile.
• …C’est ce dernier point qui intéresse particulièrement le Washington Post du même jour (le 12 juin), qui publie des extraits du même document que publie le Sunday Times. En effet, retournement de situation! Toute l’affaire étant devenue publique et un petit malin (la source très reliable? Le Sunday Times lui-même? Question intéressante) ayant décidé d’impliquer la vertueuse presse américaine, des parties du document publié par le Synday Times ont été adressées avant publication au Post. Lequel a aussitôt publié, vertu journalistique retrouvée et obligation de vertu imposée. Le Post choisit comme thème principal le sujet qui ne fâche pas trop (l’impréparation de l’après-guerre, largement documentée et mise au débit des neocons, Wolfowitz en tête) et justifie pompeusement sa décision, en nous assurant que toutes les garanties qui, hier, manquaient à DSM-I, sont, aujourd’hui, miraculeusement et vertueusement, réunies pour DSM-II.
« That memo and other internal British government documents were originally obtained by Michael Smith, who writes for the London Sunday Times. Excerpts were made available to The Washington Post, and the material was confirmed as authentic by British sources who sought anonymity because they are not authorized to discuss the matter. »
Cette rapidité est à la fois comique et révélatrice. Là où, un mois et demi plus tôt, un document britannique obtenu dans les mêmes conditions que le second ne trouvait aucune grâce aux yeux du Post, voici un empressement extraordinaire pour publier des extraits du second, toutes garanties acceptées. C’est vertu contre vertu, cette fois la seconde l’a emporté.
Nous assistons effectivement à un combat titanesque de la presse la plus libre du monde avec elle-même, à coup d’apparences de vertus contraires. Les USA ne sont pas une dictature où la presse aux ordres l’est ouvertement; c’est une fausse démocratie grimée en vraie démocratie, caractérisée par le désordre (absence de la conception régalienne du bien public) plus que par la structure policière, où le maintien des paradoxales structures du désordre est assuré par un conformisme de fer; celui-ci renvoie à la vertu dans tous les azimuts, — attitude qu’on pourrait qualifier paradoxalement de la nécessité de la “vertu d’apparence” pour ce conformisme. Aujourd’hui, cette “vertu d’apparence” est déchirée en deux et cela nourrit bien des dilemmes: la vertu patriotarde, qui implique une allégeance totale au pouvoir pour l’apparence du civisme, et la vertu d’indépendance, qui implique de montrer une apparence totale de liberté d’esprit. Rien de tout cela n’est vrai sur le fond mais c’est l’apparence, et l’apparence c’est l’essentiel. (Ce qui compte dans le système, ce qui est vrai sur le fond, ce sont les dividendes des actionnaires. C’est une autre histoire mais elle interfère sur les exigences du conformisme.)
Pour compléter et (rapidement) terminer le cas traité ici, dans tous les cas temporairement, on ajoutera que ces remous divers et variés ont suscité les vocations. Après les documents successivement publiés par le Sunday Times, d’autres documents apparaissent. Nous saurons bientôt tout sur l’incroyable montage que fut la guerre contre l’Irak.
Nous signalons ceux qui sont publiés sur le site “Raw Story” et repris, pour plus de clarté, sur le site “Information Clearing House”, ce 13 juin. L’avalanche ne cessera plus.