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23 avril 2007 — Il y en a pour penser qu’il faut nous parler de la démocratie. Il s’agit de Jean-Marie Colombani : «Il y a eu un véritable sursaut démocratique» (l’éditorial du Monde du 22 avril 2007) ; il s’agit également de The Independent :
«Altogether, this is a hugely reassuring result of a reassuring campaign. It is reassuring, first, because it means that French politics is back to normal after the aberration of five years ago. The second round will pit the centre-right candidate, M. Sarkozy, against the Socialist, Mme Royal. It is a right-left match in the traditional French mould. The Socialist Party is back in contention, following the disgrace of five years ago. Voters did not fall a second time for the dangerous seduction of Jean-Marie Le Pen.»
Si l’on veut continuer dans le constat conformiste des choses, pour une fois, nous serons d’accord avec ce titre du même Monde, d’autant plus qu’il s’en tient à la description de ces mêmes choses, à la Bouvard & Pécuchet (« Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal rassemblent, François Bayrou perce, les extrêmes reculent»). Maintenant se pose certainement deux questions, que nous posons comme si nous nous adressions à tous ces commentateurs de la presse MSM, auxquelles on comprendra comme une évidence que notre réponse est par avance négative.
• Croient-ils réellement que ce qui était en jeu, c’était le sort de la démocratie, comme si celle-ci eût été réellement mise en péril le 21 avril 2002? (Phrase du type “formule heureuse”, parce que chronologiquement impeccable : “le 22 avril efface le 21 avril”.)
• Croient-ils réellement que, la démocratie étant “sauvée”, l’essentiel de cette élection est dit, et que ce fut bien là l’essentiel de cette élection comme si la démocratie était l’essentiel?
Effectivement, nous pensons que ces questions sont du type (autre formule heureuse) “va jouer avec cette poussière” et que la démocratie n’a rien à voir en la circonstance. Certes, elle était là et elle a fonctionné. C’est fait pour ça. La démocratie a joué son rôle qui est celui d’être un instrument, et même un instrument diablement utile, — nullement une idée et encore moins une transcendance capable d’emporter une nation en faisant un tous ses citoyens. C’est un instrument qui permet de faire parfois entendre une voix, quand elle existe. La caractéristique du 22 avril est qu’il y a une remarquable collectivisation (au sens noble, pas au sens marxiste) de la voix d’une nation ; c’est à ce point que l’on peut parler d’une harmonisation de la voix d’une nation, comme d’une symphonie nationale.
Nous nous gardons de parler du “peuple”. Nous ne dirons pas, comme on dit, “le peuple a parlé”, mais plutôt “la nation a parlé”. Nous donnons notre interprétation, notre traduction, — d’ailleurs assez rapidement car les choses essentielles sont simples et faciles à dire. Nous interprétons les résultats, comme chacun fait mais à notre façon, pour traduire ce que l’élection a dit comme si cette nation avait effectivement parlé d’une seule voix, — et l’on comprendra finalement que c’est bien le cas, — et l’on comprendra que c’est l’essentiel, et que notre analyse est bouclée...
Le chiffre principal est, bien entendu, celui du record (la participation : meilleur chiffre [84,6%] depuis la première élection du président de la République, en 1965). Il s’agit d’une voix haute et claire et les résultats de ce premier tour, avec cette participation, sont l’essentiel de cette élection. Peu importe ce qui était dans la forme et le fond de ces millions de cerveaux qui ont animé l’événement, comme font les comparses et les figurants. Ce qui compte aujourd’hui, c’est l’énergie affirmée d’une nation plus que le choix qu’elle fera demain (le 6 mai).
Du coup, les commentaires, que nous fustigeons d’un côté, apparaissent évidents de l’autre, et évidemment appropriés. Par exemple, Renaud Dely dans Libération. Nous choisissons des extraits de ce texte également parce que nos lecteurs n’ignorent pas le peu d’estime politique que nous portons à ce journal. C’est un signe qu’aujourd’hui on peut difficilement commenter autrement que ce que cette nation nous impose de commenter.
«Un triomphe civique ! Le cru 2007 du premier tour apparaît comme l'anti-21 avril. Cinq mois durant, les débats ont passionné les Français ; l'heure du choix les a galvanisés. Après le désastre de 2002, les électeurs ont dessiné un nouveau printemps de la politique. Le record de participation enregistré hier efface le sommet d'indifférence atteint lors du dernier scrutin élyséen. (…)
»Avec la fin du cycle mitterrando-chiraquien, une page s'est tournée, celle d'une impuissance commune illustrée par le vague souvenir de slogans synonymes de lendemains qui déchantent : “Changer la vie”, “La lutte contre la fracture sociale”, etc. Une ère de désillusions marquée par le fatalisme de gouvernants baissant les bras face à un réel qu'ils ne parvenaient plus à réformer. Le message du quatuor arrivé en tête hier a ceci de commun que, chacun à leur manière, Sarkozy, Royal, Bayrou et Le Pen martèlent que la politique sert à quelque chose. Et que, s'il ne peut pas tout, l'Etat peut beaucoup.
»Au premier abord, les Français peuvent sembler paradoxaux. Ils doutent de leurs représentants, mettent en cause l'efficacité du rôle de l'Etat, s'interrogent sur la place de la France dans la mondialisation... et se ruent aux urnes pour mandater quelqu'un qu'ils vont se hâter de rudoyer. La contradiction n'est qu'apparente : c'est parce que les électeurs sont désorientés qu'ils fustigent si aisément leurs élites. Et c'est parce qu'ils ont besoin d'être guidés qu'ils attendent autant de leurs élus.
»“Ordre juste”, identité nationale, réhabilitation de la “valeur travail” ou “République du respect”, la campagne s'est faite sur des valeurs plus que sur des programmes. De quoi rassasier des électeurs à la fois en quête de sens et sceptiques face à l'avalanche de promesses sans lendemain…»
Notez bien que certaines phrases pourraient avoir été écrites par un communiste “national” ou un adepte de la Révolution Nationale (réhabilitation du travail, — Travail, Famille, Patrie), d’autres par un gaulliste ou un souverainiste de gauche (identité nationale, — souveraineté, indépendance), et qu’elles sont dites d’ailleurs par tous ; notez bien que l’on vous parle d’un “quatuor” qui a “réformé” la politique où l’on trouve Le Pen, — le Diable battu et réhabilité d’un seul vote, — et ainsi de suite. Notez tout cela et vous admettrez que ce serait vraiment compliquer des choses simples que de poursuivre une telle enquête, que rien n’a d’importance que la parole française qui a, dans ce cas du 22 avril, imposé une impulsion nouvelle. Ce n’est pas un message d’optimisme ni “le printemps de la politique” dans le sens où nous allons pouvoir à nouveau nous ébattre dans nos éditoriaux délicieux gauche-droite mais une volonté énergique, presque vitale, d’affronter la crise du monde. Il s’agit évidemment d’un vote tragique qui ne nous promet aucun “lendemain qui chante“ car, aujourd’hui, le monde ne chante pas. Simplement, il faut admettre qu’il y a dans la tragédie et dans l’énergie qu’il faut pour l’affronter tout ce qui justifie l’existence collective.
D’accord, ils (les électeurs) étaient «en quête de sens». En votant, ils ont laissé la parole à une nation, ils ont exprimé la voix d’une nation — ce pays qu’on nomme historiquement “la Grande Nation”. Ils ont réaffirmé tout ce que la globalisation (s’il vous plaît : pas la “mondialisation”) rejette : la nation, l’Etat (de l’Etat-nation), l’identité nationale et tutti quanti. La voix haute et claire suivant une campagne confuse et éclatée réhabilite la campagne : puisqu’il fallait ceci pour arriver à cela, c’était donc qu’il fallait en passer par là. Ils étaient “en quête de sens” et ils se sont donnés un sens en retrouvant celui de la nation.
Ce n’est pas la renaissance du nationalisme, qui n’a plus rien à voir dans un temps qui n’est plus le sien. C’est un renouveau identitaire dans une immense bataille — la grande crise de notre fin de civilisation — entre les forces de déstructuration et le “besoin de sens”, — lequel sens se traduit par des structures qui refusent la destruction qu’on leur propose.
Quant aux candidats restant dans la bataille, leur intérêt est d’avoir bien compris la voix de la nation. Mais notre conviction est qu’ils l’ont comprise, nullement parce qu’ils sont habiles et clairvoyants, — même s’ils le sont, ce qui est possible et on verra — mais parce qu’ils ont été emportés par la puissance de la voix de la nation. Ils ont été emportés comme des fétus de paille.
Plus que jamais, nous sommes dans un schéma maistrien. Les événements emportent les hommes et ceux qui résisteraient seraient expulsés. (Relisez cette phrase pleine d’une piètre et roborative considération pour les petits hommes politiques et méditez-en le sens profond en en écartant l’engagement politique : «On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n’y entrent que comme de simples instruments; et dès qu’ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.» ) Comme nous ne sommes plus aux temps brutaux de la révolution, les têtes ne roulent plus et les échines sont plus souples. L’homme politique, en France, aujourd’hui, s’incline devant la voix de la nation, il est emporté par l’événement. Ce fut le tournant de la campagne, dès lors qu’on ne parla plus que de l’identité française, oubliant l’Europe, dénonçant la globalisation et ainsi de suite.
Certes, il y en aura pour croire que les électeurs, hier, ont retrouvé leur confiance dans le système puisqu’ils l’ont utilisé à fond. Il y a même, sans doute, des électeurs pour le croire eux-mêmes. C’est une interprétation risquée et faussaire qui, comme dans le cas de la démocratie (c’est d’ailleurs la même chose) confond la fin et les moyens. Le pays qui a voté hier est le même qui a dit “non” à la Constitution européenne, et son vote d’hier conditionné par l’affirmation de l’identité nationale est de la même eau, — un vote anti-système dans la mesure où ce système prétend être une fin et expose ainsi son nihilisme sans retour.
Hier, la nation française, parlant d’une seule voix, a passé un marché, s’adressant aux hommes et femmes de la politique. (Tiens, l’affaire est si importante qu’on en oublierait qu’une femme a des chances de devenir présidente de la République, grand événement de la société civile et de la modernité.) La nation française leur a dit : “D’accord, reprenez votre place, vous existez à nouveau puisque je veux bien consentir à voter. En échange, votre intérêt bien compris est de vous rappeler de la substance de ce que j’ai dit”. Comme les hommes et les femmes politiques n’ignorent jamais rien de leur “intérêt bien compris”, il est à prévoir qu’ils prendront garde à ne pas provoquer cette force puissante qui les a remis en selle. Par ailleurs, ce n’est pas plus mal pour eux, et pour leurs “dircoms” : l’exaltation de la nation a toujours justifié des envolées lyriques du plus bel effet, qui vous maintiennent haut dans les sondages ; c’est plus excitant que la Commission de Bruxelles ou la globalisation. Par conséquent, ils essaieront de jouer le jeu et cela nous promet du sport dans les rapports de la France avec les autres…
Devant la vigueur d’une telle démonstration, on en serait même à se demander si le deuxième tour est nécessaire. Ah oui, il y a tout de même la démocratie. En attendant le 6 mai, allons jouer avec notre poussière.
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