Une Olive Branch ne fait pas le printemps

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Une Olive Branch ne fait pas le printemps

07 janvier 2018 – Comme le résumait assez lestement (notre traduction aidant) le colonel Lang sur son site Sic Transit Tyrannis le 24 janvier 2018, « [i]l est foutrement difficile de comprendre ce qui se passe dans l’Opération Olive Branch, car les deux parties, ou devrais-je dire toutes les nombreuses parties en cause, dépensent beaucoup d’énergie pour développer leurs propres narrative. En d'autres termes, nous pataugeons dans un marécage de conneries... » Nous parlons, comme Lang lui-même bien sûr, de la situation dans le Nord de la Syrie, dans le cadre de l’opération Olive Branch, où sont impliqués les Turcs, les Kurdes de Syrie, les Syriens d’Assad, les USA bien entendu, une myriade de groupes divers plus ou moins terroristes-manipulés, et où ne sont ostensiblement pas impliqués Iraniens et Russes qui restent pourtant complètement sur le qui-vive ; tous sont donc acteurs directs, indirects, par défaut ou in absentia ; le tout nous donne un “tourbillon crisique“ régional d’une fameuse originalité, d’une belle densité et d’une vélocité extrême (changements permanents des positions des uns et des autres) ; et quant à ses effets, d’une signification parfaitement énigmatique.

Divers textes sont à signaler, qui tentent d’éclairer cette sombre mêlée, et qui souvent, il faut l’admettre malgré la qualité des observateurs, nous donnent des clairs-obscurs trompeurs. Il y a notamment une très longue analyse de The Moon of Alabama (MoA), et une non moins longue d’Alexander Mercouris, – qui cite largement MoA, d’ailleurs, pour dire certains désaccords, – car les meilleurs experts n’échappent pas au désordre général.

Il est aussitôt très intéressant, parce que c’est un point essentiel, de noter que le désordre à Washington D.C., quant aux options à choisir et aux trahisons à commettre, est au moins équivalent au désordre sur le terrain. Ainsi voit-on s’établir une passerelle inédite et complètement “logique” (!) entre Olive Branch et “D.C.-la-folle”, où deux “tourbillons crisiques” sont en cours. MoA consacre au passage à cette situation washingtonienne, « ayant présumé depuis quelques temps qu’il y a différentes opinions à la Maison-Blanche et surtout au Pentagon en ce qui concerne la Turquie et les Kurdes... », – et c’est fort bien “présumé”, certes et pour le moins, – car “présumer” le désordre à Washington est toujours un pari sans risque qui est presque la raison même, et donc un pari gagné d’avance....

Nous laissons ce passage en anglais original, d’abord parce que sa traduction est complexe puisqu’il s’agit de rendre compte d’une situation qui l’est encore plus, complexe ; que cette complexité elle-même est le sujet principal de notre citation, et nullement un éclaircissement et un rangement que nous n’attendons aucunement dans cette citadelle du désordre ; que le fait du désordre est bien plus important qu’un éclaircissement et qu’un rangement qui ne nous diront rien, puisqu’ils n’existeront plus en tant que tels dans deux jours ou une semaine, le désordre ayant poursuivi son œuvre

« I have for some time presumed that are different opinions in the White House and especially in the Pentagon with regards to Turkey and the Kurds. The realist-hawks and NATO proponents are on Turkey's side while the neoconservative “liberal” forces are on the Kurdish side. Yesterday the NYT noted the split : “The White House sent out a message aimed at mollifying Turkey’s president on Tuesday, suggesting that the United States was easing off its support for the Syrian Kurds.

» That message was quickly contradicted by the Pentagon, which said it would continue to stand by the Kurds, even as Turkey invaded their stronghold in northwestern Syria.”

» The former director of the Council of Foreign Relations, Richard Haass, takes the pro-Kurdish position. Linking to the NYT piece above he says : “Richard N. Haass‏ @RichardHaass - 12:00 PM - 24 Jan 2018 – Pentagon right; US should be working w Kurds in Syria for moral and strategic reasons alike. A break with Erdogan’s Turkey is inevitable, if not over this than over other differences. Time for DoD to come up with plan to substitute for Incirlik access.”

» It is not only the Incirlik air-base which is irreplaceable for NATO's southern command. Turkey also controls the access to the Black Sea and has thereby a say over potential NATO operations against southern Russia and Crimea.

» In a Bloomberg oped former U.S. Supreme Commander of NATO Stavridis takes a pro-Turkish position :“At the moment, Washington is trying to sail a narrow passage between supporting its erstwhile Kurdish combat partners and not blowing up the relationship with Turkey. But the room for maneuver is closing and a choice is looming. What should the U.S. do? [...] [W]e simply cannot afford to “lose” Turkey. [...]

» ”The Turks have a strong and diversified economy, a young and growing population, and have stood alongside the U.S. for much of the post-World War II era. Their importance both regionally and globally will continue to grow in the 21st century. Yes, U.S. officials can and should criticize Turkish actions where they violate international law or human rights – but in private, at least at this stage of the situation. [...]

»  [T]he overall U.S. strategic interest lies in keeping Turkey aligned with NATO and the trans-Atlantic community. It would be a geopolitical mistake of near-epic proportions to see Turkey drift out of that orbit and end up aligned with Russia and Iran in the Levant.”

» It is unclear where in the Trump administration the split between pro-Kurdish and pro-Turkish positions actually is. (Or is it all around chaos?) On which side, for example, is Secretary of Defense Mattis and on which side is the National Security Advisor McMaster? This clip from the NYT piece above lets one assume that they pull in opposite directions: “For its part, the White House disavowed a plan by the American military to create a Kurdish-led force in northeastern Syria, which Turkey has vehemently opposed. [...]

» ”That plan, a senior administration official said Tuesday, originated with midlevel military planners in the field, and was never seriously debated, or even formally introduced, at senior levels in the White House or the National Security Council. [...] But the Pentagon issued its own statement on Tuesday standing by its decision to create the Kurdish-led force.”

» Discussing NATO relations with Turkey, several western “experts” agree that the current situation damages NATO but not one of them expects that Turkey will leave the alliance : “NATO needs Turkey and cannot afford to push it further into Russia’s arms. Erdoğan also needs NATO. He has overplayed his hand in Syria and in his struggle with the Kurds, and is isolated in the EU. His relationship with Moscow is problematic and he does not want to face Putin without NATO membership. This is an alliance that remains based on real strategic interests and that will continue long after Erdoğan is gone.”

» Maybe. I am not so sure. »

MoA n’est donc « pas si sûr » que la querelle (?) en cours entre USA et Turquie n’aboutisse pas à un départ effectif de la Turquie de l’OTAN. A cet égard, il est donc pessimiste (c’est-à-dire optimiste d’un point de vue antiSystème). Là-dessus, on passe à un long texte d’une autre plume commentatrice de bonne réputation et de bon aloi, Elijah J. Magnier, qui suit avec attention cette affaire Olive Branch de la Turquie contre les Kurdes, avec tout ce qui va autour. On cite ici un passage de son texte du 25 janvier 2018 (Magnier donne désormais régulièrement une traduction française, à côté de la traduction anglaise de ses textes en arabe sur ce site spécifique elijahjm.wordpress.com.)

« Les USA observent toutefois avec intérêt comment s’en tire l’armée turque, en espérant qu’Erdogan va se heurter à un mur kurde à Afrin et qu’il en sortira humilié. En fait, les USA ont livré des armes antichars que les Kurdes ont déjà utilisées de manière efficace contre l’armée turque (bon nombre de chars ont été endommagés pendant l’attaque sur Afrin).

» Du point de vue des USA, l’intervention turque à Afrin est une aventure surréaliste. Ankara a le pouvoir de décider quand commencera la bataille, mais pas quand elle prendra fin. Le secrétaire d’État, Rex Tillerson, a proposé à son homologue turc la création d’une “zone de sécurité” de 30 km en territoire syrien, avec l’intention de la diviser entre Turcs et Kurdes, sous la protection et la gouvernance des USA de toute évidence. Cette proposition vise à éviter la bataille dans la mesure du possible et à garantir une cote » à toutes les parties (USA, Turquie et Kurdes). Les USA n’arrivent pas à comprendre qu’Ankara ne veut rien savoir d’un “État” kurde bien nanti et armé à sa frontière, peu importe la générosité de leur offre. Dans les faits, les USA offrent un territoire qui non seulement ne leur appartient pas, mais qui est en réalité occupé par les forces armées américaines au nord-est de la Syrie.

» Les USA aussi sont des perdants dans cette bataille, peu importe les résultats, parce que la Turquie poursuivra ses opérations jusqu’à la défaite des Kurdes, que ce soit par des moyens militaires ou par la restitution d’Afrin sous le contrôle du gouvernement central. »

Ce point de vue de prospective qui est aussi une situation fondamentale (« Les USA n’arrivent pas à comprendre qu’Ankara ne veut rien savoir d’un “État” kurde bien nanti et armé à sa frontière ») ne rencontre pas l’assentiment de MoA : « Je ne suis pas convaincu que cette prévision se réalisera. Il est encore possible que la Turquie change (une fois de plus) de camp et se joigne à nouveau aux efforts de “regime change” des États-Unis en Syrie. » Cette appréciation critique semble quelque peu contredire l’un des axes principaux de son analyse où MoA admet la possibilité que la Turquie quitte l’OTAN, – ce qui est d’ailleurs le thème central de son long article (« “Qui a perdu la Turquie ?” – Le projet US-Kurde en Syrie met l’OTAN en danger »).

Il n’y a pourtant aucune raison de s’exclamer ou d’en tirer argument pour ou contre l’un ou l’autre de ces commentateurs : il est absolument impossible, comme le note le colonel Lang, d’établir quelque prévision que ce soit dans ce “marécage de conneries” que forme le fourmillement de narrative des uns et des autres multiplié dans sa complexité par les interprétations qu’on en donne. Dans ce fourmillement de plusieurs dynamiques du type “tourbillon crisique”, le jeu d’équilibre et de déséquilibre dans les relations entre les USA et la Turquie – commencé dès 2003 avec le refus turc du transfert d’une division US participant à l’invasion de l’Irak, – est aujourd’hui si complètement vertigineux que tout peut aller dans un sens ou dans l’autre avant même d’arriver à la dernière ligne d’un petit paragraphe concluant dans un sens ou dans l’autre.

La chronique USA-Turquie peut également s’enorgueillir d’une passe d’armes indirecte Trump-Erdogan, dans le compte-rendu d’une conversation téléphonique qu’ont eue les deux présidents, compte-rendu venu du côté US et décrivant un échange très dur où le président US admoneste son très-estimé allié. L’agence turque Anatolou affirme que ce compte-rendu ne restitue pas la vérité de l’échange. Dans son très long article déjà référencé, Mercouris reprend la version de MoA sur cet échange, qui donne l’avantage du crédit au côté turc plutôt qu’à l’autre. Mercouris, qui montre énormément de réserves à l’encontre de la politique turque aussi bien que des capacités militaires turques, ne partage pas cette analyse :

« Contrairement à MoA, je pense que la version de la Maison Blanche fournit un résumé précis de ce qui s'est passé entre Trump et Erdogan pendant la conversation téléphonique. Il semble qu'il y ait eu un affrontement furieux entre Trump et Erdogan, avec Trump exigeant d’Erdogan l’arrêt de son opération contre les Kurdes à Afrin et avec Erdogan refusant de le faire. Un Erdogan en colère et humilié a par la suite tenté de dissimuler la gravité de l’affrontement en prétendant que le compte-rendu était inexact et que l’affrontement n’avait jamais eu lieu.

» Cela soulève à nouveau la question de l'état apparemment confus de la politique américaine sur la question kurde... »

... Et ainsi revenons-nous à la case-départ de ce désordre qui n’en finit pas de nous étonner, qui est toujours celui que sème “D.C.-la-folle”, dont on a déjà vu quelques éléments avec MoA. La description qu’en fait le Saker-US est jubilatoire par rapport à son sentiment que l’on connaît et nous informe effectivement que les USA nous ont comme d’habitude impeccablement démontré, – comme si besoin était, – qu’ils n’ont besoin, eux, ni d’ennemis ni d’alliés, qu’ils sont capables de se battre à plate-couture et de se ridiculiser eux-mêmes, sans coup férir...

« ... Les Américains seront-ils jamais capables de tirer une seule leçon de leurs erreurs ? Qu’est-ce qui leur est donc passé par la tête lorsqu’ils ont annoncé la création d’une Force de Sécurité de la Frontière Syrienne (ainsi nommée pour donner l’illusion que le plan était la protection de la frontière et non pas la partition de la Syrie) ? [...] Encore une fois, et je sais que cela paraît difficile à croire, mais je crois que c’est encore une indication de plus que l’Empire est conduit par des gens stupides et ignorants, dont l’esprit et l’éducation ne leur permettent pas de comprendre la dynamique de base des régions dans lesquelles ils interfèrent. »

On pourra mentionner quelques occurrences complémentaires pour parfaire le tableau. Elles illustrent la complexité de la dynamique de la situation, cette dynamique née de ces interférences humaines essentiellement du fait des USA, hors de toute référence principielle qui est la seule pression structurante capable de stabiliser une situation qui est naturellement si complexe.

• Le 25 janvier, il y a eu des interventions par plusieurs autorités kurdes pour “implorer” l’autorité centrale syrienne (Assad) de venir “au secours des Kurdes” contre l’invasion turque décrite comme “menaçant l’unité du pays”. Ces appels ont ensuite été supprimés des sites officiels dans la journée, sur intervention de la fraction kurde complètement proaméricaniste, avec pression dans ce sens de la part des USA pour qui Assad est plus que jamais l’homme à abattre.

• En même temps, le ministre turc des affaires étrangères précisait que la Turquie ne visait absolument pas l’armée régulière syrienne, qu’au contraire elle intervenait pour défendre l’intégrité de la Syrie contre le séparatisme kurde.

• Jason Ditz, sur Antiwar.com, décrit dans un rapide billet comment Trump et ses conseillers ont été pris complètement par surprise par l’attaque turque. Pourtant, la Turquie menace de réaliser cette action depuis plusieurs années, et alors l’attitude US se définit sans surprise comme le disent le Saker-US et Magnier (« Les USA n’arrivent pas à comprendre qu’Ankara ne veut rien savoir d’un “État” kurde bien nanti et armé à sa frontière, peu importe la générosité de leur offre. »)

Après toutes ces lectures édifiantes, faites par des commentateurs que nous jugeons de très bien niveau et d’excellente qualité, le problème se décline sous la forme de deux questions : faut-il faire cadeau (aux acteurs chaotiques de la crise, essentiellement les USA) d’un commentaire sérieux sur leur comportement ? A commenter sérieusement leur comportement, ne risque-t-on pas, non seulement de gaspiller notre raison, mais plus encore, de la subvertir par la fréquentation de zombies-Système bruyants et insignifiants qui se roulent dans la déraison ?

Nous gardons ces questions et leurs réponses évidentes à l’esprit avant de développer nos observations.

De Olive Branch à la stratégie du vide

Par conséquent, changement de point de vue ... Il faut se rappeler que ce à quoi nous assistons nous était annoncé comme la véritable “bataille de Syrie”. Dès lors que Trump s’était révélé en “Trump 2.0”, abandonnant toutes ses promesses de campagne en manière de politique étrangère, et notamment celle que les USA s’arrangeraient parfaitement du travail des Russes dans la région pour pouvoir mieux se replier sur leur dimension nationale, les perspectives se modifiaient complètement. L’enjeu devenait, après la (pseudo ?) liquidation de Desh, celui d’une bataille entre les deux puissances pour remporter la place centrale de la diffusion de l’influence, les USA refusant de se faire supplanter par la Russie en aucune façon alors que c’est exactement la situation sur le terrain depuis au moins deux ans.

On pouvait penser que l’affirmation indépendantiste des Kurdes, pour la nième fois se rangeant du côté US et armés par eux pour sécuriser un territoire syrien qu’ils contrôlent en une sorte d’embryon de “Kurdistan” autonome, serait effectivement le cheval de bataille US qu’il est essentiellement pour lancer les prémisses du grand affrontement dont certains craignent qu’il ne déclenche une Guerre Mondiale. Cela fut le cas mais pas de la façon prévue, sans que les USA n’aient rien prévu de sérieux du côté turc. Ils n’ont rien vu venir, ou bien n’ont rien compris à ce qu’ils voyaient venir, – par exemple, la visite d’urgence du chef d’état-major turc à Moscou, pour rencontrer les chefs militaires russes et le ministre Shoigou, et peut-être même les chefs militaires iraniens, venus également à Moscou, et obtenir leur feu vert pour l’attaque. Sans doute, la CIA et la NSA étaient-elles trop occupées par leur travail de surveillance et d’écoute de “D.C.-la-folle” dans ses affaires habituelles de guerre interne.

Les USA ont donc aussitôt transformé en désordre ce qui devait être une offensive ordonnée (de leurs “clients”) leur permettant en théorie de supplanter les Russes, au risque de les affronter, et de liquider enfin Assad, – but “stratégique” (?!) majeur de leur maniaquerie obsessionnelle peinturlurée en politique. Ce qui nous importe ici n’est pas d’analyser, encore moins de “comprendre“ la “stratégie” US d’autant plus qu’il n’y en a pas. Pour cette fois, nous laissons l’aspect psychiatrique de côté, – d’ailleurs, on le connait fort bien. Nous observons plutôt le résultat et les conséquences de ces divers prolongements.

Il est incontestable que les facteurs d’un grave conflit sont au départ réunis, à commencer par la possibilité inattendue pour le Pentagone d’un affrontement entre deux alliés de l’OTAN, Turquie et USA ; en arrière-plan, mais pas très loin, il y a la possibilité ou la potentialité d’un affrontement direct entre USA et Russie, qui est l’enjeu principal signalé ici. Mais dès les premiers jours de cette phase, on a pu assister à une dissolution accélérée de la situation qui menace de désintégrer cette logique.

La faute primordiale, et de loin sinon exclusivement, revient bien entendu aux USA qui sont dans cette circonstance comme dans tant d’autres, les représentants du Système. Il y a leur surprise devant la réaction turque, leur flottement puis leurs déclarations contradictoires, – on soutient les Kurdes puis on les lâche, on tend un “rameau d’olivier” aux Turcs en même temps que Trump reproche vertement à Erdogan son action, l’on affirme que l’on n’a aucun intérêt pour ce conflit, on revient sur ces déclarations, etc. Pendant ce temps, Tillerson multiplie les déclarations bellicistes antirusses, ressort le serpent de mer des attaques chimiques. Tout cela suscite un très fort effet de dissolution de l’aspect dramatique qu’aurait dû avoir l’activation des opérations initiales Kurdes/USA. Littéralement, on se débat et on s’enfonce dans ce que le colonel Lang nomme « un marécage de conneries », ou disons “de narrative”.

Ce qui devait être une phase dramatique enclenchant un conflit peut-être catastrophique est devenue, une dizaine de jours plus tard, un extraordinaire imbroglio où la pensée, et donc le jugement, ne peuvent absolument plus se fixer. Cela influe sur les acteurs les plus opérationnels eux-mêmes ; on peut être sûr que plus, bien plus que 50% des décisions opérationnelles actuelles des USA se font en fonction de l’évolution des narrative et de la communication, et nullement de la situation opérationnelle (sur le terrain), et sans même se préoccuper de savoir où en est cette situation opérationnelle, laquelle est d’ailleurs si labyrinthique qu’elle en est incompréhensible ou plutôt sans aucune signification. De même, la perception de la situation opérationnelle et des capacités militaires et politiques des dirigeants US relèvent de la même psychologie toute entière dominée par le simulacre forgé par le déterminisme-narrativiste, – qu’il s’agisse d’un Mattis, d’un Trump, ou de cette décision d’augmenter le budget du Pentagone de 13% qui constitue objectivement, pour la puissance militaire US, une catastrophe dans le sens où les seuls secteurs qui vont être vertigineusement avantagés sont ceux du gaspillage, de la duplication, de la corruption vénale et psychologique, de l’impasse budgétaire et opérationnelle des systèmes de technologies avancées (type JSF et destroyers classe Zumwalt) qui vont être accélérées vers la faillite et le néant.

On peut avancer l’hypothèse que l’inconfort inconscient d’une situation illégale et non-principielle qui caractérise la position US et se projette sur le chaos opérationnel joue un rôle très grand dans l’importance accordée à la communication, – c’est-à-dire l’apparence mise en simulacre, dont la fonction-réflexe est de masquer l’imposture. (C’est ainsi, sur la puissance de la communication, que fut fabriquée de toute pièce le simulacre d’une “nation américaine”. Sa réussite ne peut être que celle de la force brute, – ou idéal de puissance, – et aucun cas celle de la légitimité et de la souveraineté, – ou idéal de perfection.)

(On peut et doit opposer à cette attitude des américanistes la position des Russes, très variable mais extrêmement structurée : les Russes s’effacent du terrain et de l’opérationnel, et passent dans la dominante du mode de la guerre de la communication dans certaines occurrences, comme dans la phase actuelle ; ou bien ils sont dans une phase opérationnelle et se concentre sur la réalité des opérations, limitant la communication au seul service de la description de la situation opérationnelle.)

Ces diverses conditions conduisent à observer effectivement une dissolution dissimulée, sans à-coup spectaculaire comme dans les cas des crises classiques des anciens conflits, de la puissance et de l’influence US. La situation autour de l’affrontement avec les Kurdes et du Olive Branch des Turcs rend compte de l’infécondité de la situation opérationnelle du point de vue US, d’une sorte de fonctionnement opérationnel larvée et figée même lorsqu’il y a des opérations importantes comme actuellement. Cela n’empêche en rien la possibilité d’une brutale aggravation opérationnelle menant à un conflit ouvert de haute intensité, mais il s’agit pour l’instant d’une spéculation alors que l’érosion continuelle qui touche les capacités US dont nous parlons doit être considérée comme un fait.

De même que, d’une façon générale, nous considérons que l’effondrement du Système est en cours et qu’il se fait d’une façon subreptice et hors des canaux normaux de communication, la capacité guerrière des USA, principal bras armé du Système, s’effondre également, sans nécessité d’être impliquée dans un conflit ouvert et même, au contraire, parce que cet effondrement est dissimulé par l’absence d’engagement dans un tel conflit dont ils sont pourtant la cause fondamentale. La Syrie montre jusqu’ici que, pour ce qui est des USA, le seul effet, sinon le seul but de la présence militaire US qui est le principal facteur de déstabilisation menant au conflit ouvert dans lequel elle tente par tous les moyens de ne pas s’engager en y poussant les autres, est de dissimuler cette faiblesse mortelle derrière une stratégie nihiliste, ou plus encore, une stratégie complètement vide.

La notion de vide, qui domine toutes les activités et les situations US de soi-disant puissance, est présente dans tous les domaines de cette puissance. Cette “stratégie complètement vide” est fondée sur la communication et a pour but essentiel de dissimuler le vide d’elle-même, pour tenter de faire perdurer ce que les USA conservent d’influence, ou plutôt d’apparence d’influence dans les débris de ce qui n’est plus qu’une apparence d’hégémonie désormais pulvérisée. Nous marchons comme si nous étions dans un cimetière peuplé de simulacres de tombes célébrant des simulacres de conflits comme autant de simulacres de victoires US, – de l’Irak à la Syrie ; et placées là, ces tombes, pour tenter de donner une preuve ultime et par l’absurde de la puissance militaire US, malgré qu’il s’agisse d’une célébration de mort plutôt que de vigueur conquérante.