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81021 avril 2008 — Le système se doute de quelque chose, il se doute qu’il arrive à un tournant. De façon très démocratique, ce tournant se fait à l’occasion d’une élection, de celle de celui qu’on a coutume de nommer “l’homme le plus puissant du monde” (ou la femme si c’était le cas). L’élection présidentielle de 2008, quelles qu’en soient les circonstances, se confirme ainsi comme un événement crucial dans la perception qu’on en a par avance. Le texte de Richard Haas, le 16 avril dans le Financial Times, est un signe que le système est conscient de cette situation, et il bat le rappel des amis pour éventuellement adoucir les rigueurs du déclin.
(Richard Haas, qui fut notamment fonctionnaire au secrétariat d’Etat sous Clinton, est aujourd’hui président du toujours très puissant Council of Foreign Relations. L’article du FT est le condensé d’un article à paraître dans Foreign Affairs, numéro de mai-juin 2008.)
L’article pourrait être synthétisé de cette façon: “quoi après l’hégémonie américaine?” La première affirmation de l’analyse est en effet de constater, sans la moindre réserve, que le “Moment historique” de l’hégémonie américaniste est passé:
«The unipolar era, a time of unprecedented American dominion, is over. It lasted some two decades, little more than a moment in historical terms.»
Haas explique par diverses raisons la fin de cette “unipolarité américaniste”. Certaines sont classiques et sans surprise, conjoncturelles ou structurelles. Haas cite notamment l’Irak, bien sûr, en faisant appel à la fameuse référence de l’historien britannique Paul Kennedy, – référence d’autant plus ironique que Kennedy lui-même, qui avait annoncé indirectement le déclin US au travers de son livre en 1987, était revenu sur sa thèse en 2001-2002 pour estimer que, tous comptes faits, les USA avaient toute la puissance nécessaire pour infirmer son analyse, et établir un empire quasiment inexpugnable:
«Iraq has also contributed to the dilution of American primacy. The conflict has proved to be an expensive war of choice – militarily, economically and diplomatically, as well as in human terms. Years ago, the historian Paul Kennedy outlined his thesis about “imperial overstretch”, which posited that the US would eventually decline by overreaching, just as other great powers had. Prof Kennedy's theory turned out to apply most immediately to the Soviet Union, but the US – for all its corrective mechanisms and dynamism – has not proved to be immune.»
Le dernier argument que donne Haass pour l’effacement de l’hégémonie US paraîtrait éventuellement le plus intéressant, au travers du paradoxe qu’il implique indirectement. Il s’agit de la globalisation, et le paradoxe dans ce que la globalisation est vue par certains (dont nous sommes) comme un faux-nez pour l’“américanisation” du monde, alors qu’elle est présentée ici comme un des liquidateurs de l’hégémonie US…
«Finally, unipolarity's end is not simply the result of the rise of other states and organisations or of the failures and follies of US policy. It is also a consequence of globalisation. Globalisation has increased the volume, velocity and importance of cross-border flows of just about everything, from drugs, e-mails, greenhouse gases, goods and people to television and radio signals, viruses (virtual and real) and weapons. Many of these flows take place outside the control of governments and without their knowledge. As a result, globalisation dilutes the influence of big powers, including the US.»
C’est sur ce point que Haass termine son argument. Il fait de ce constat de la puissance déstructurante de la globalisation le fondement de son appel aux autres, au reste du monde, pour leur dire: “gardez-vous d’accélérer le déclin des USA ou de tenter d’en profiter car nous avons tous besoin les uns des autres pour tenter de maintenir une certaine cohésion, un certain ordre contre le désordre qu’introduit la globalisation”.
«Still others predict the emergence of a modern multipolar world, one in which China, Europe, India, Japan and Russia join the US as dominant influences. This view ignores how the world has changed. There are literally dozens of meaningful power centres, including regional powers, international organisations, companies, media outlets, religious movements, terrorist organisations, drug cartels and non-governmental organisations. Today's world is increasingly one of distributed, rather than concentrated, power. The successor to unipolarity is neither bipolarity or multipolarity. It is non-polarity.
»Those who welcome America's comeuppance and unipolarity's replacement by non-polarity should hold their applause. Forging collective responses to global problems and making institutions work will be more difficult. Threats will multiply. Relationships will be more difficult to build and sustain. The US will no longer have the luxury of a “You're either with us or against us” foreign policy. But neither will anyone else. Only diplomacy that is more focused, creative and collective will prevent a non-polar world from becoming more disorderly and -dangerous.»
Un constat aussi net et aussi justement argumenté de la fin de l’hégémonie US rencontre le jugement de quelques hommes politiques qui furent aussitôt ridiculisés lorsqu’ils l’émirent (Jacques Chirac et sa “multipolarité”). Si nous avions le temps, nous dirions qu’il devrait être médité par les analystes et dirigeants politiques qui continuent à axer leur vision du monde autour de la puissance US considérée comme un axiome impératif de la situation historique; qu’il devrait organiser leur pensée hors des sentiers largement battus durant les dernières décennies par la fascination de l'américanisme; que ces experts et dirigeants politiques n’en seraient pas punis pour autant, ni mis à l’index, puisque Richard Haass leur montre la voie… Mais le temps presse.
L’argument de Haass est bien structuré. Il ne cache rien des “folies du roi George” encore pour quelques mois à la Maison-Blanche. Surtout, il admet que certains des facteurs du déclin US, et non des moindres sinon les principaux, sont indépendants de ces mêmes “folies” ; qu’ils sont inhérents à certaines tendances historiques et certaines constantes de la politique US qui dépassent le seul GW Bush. On irait certainement au-delà en avançant que tous ces arguments, même ceux des “folies”, dépassent le même GW Bush et auraient valu avec un autre président, en théorie dégagé de l’influence des néo-conservateurs.
Il ne manque pas d’articles, aujourd’hui, y compris de néo-conservateurs eux-mêmes, pour montrer et démontrer que la politique extrémiste et belliciste depuis 9/11 soi-disant inspirée par les seuls néo-conservateurs, aurait existé sans ces mêmes néo-conservateurs tant elle est naturelle aux tendances américanistes. C’est l’argument constant d’un Robert Kagan, qui juge dans son dernier livre (The Return of History and the End of Dreams) :
A guiding principle of American foreign policy has been that no one else can quite be trusted to keep the world safe for democratic principles – not America's enemies, certainly, but not its allies, either.»
Le brave Gerard Baker, du Times, montre également, et avec justesse également, combien les néo-conservateurs expriment effectivement une tendance centrale de la politique extérieure US (voir sa chronique du 17 mars).
Un autre point intéressant, on l’a déjà noté, est la place que Haass fait à la globalisation dans les causes du déclin américaniste. C’est là sans doute que nous arrivons au cœur de la contradiction qu’exprime le texte de Haass, malgré la justesse de l’analyse – ou à cause d’elle, justement, puisque cette contradiction qu’exprime Haass c’est la contradiction même de l’américanisme. La globalisation est une chose voulue et enfantée par l’américanisme. Cela aussi, comme la politique soi-disant neocon, et d’ailleurs de la même famille et du même esprit, répond absolument à la nature de l’américanisme. Qu’on fasse le constat que la globalisation, qui est déstructurante et attaque toutes les légitimités, diminue les pouvoirs du gouvernement US, qui n’a aucune transcendance pour se protéger, ne doit pas étonner une seule seconde. Non plus que la conclusion qu’on en tire, que l’américanisme est une force qui porte en elle les germes de sa mort, qui est suicidaire. Il y a une réelle pérennité dans ces constats. On rejoint l’esprit de la première intervention de Lincoln, que nous citions récemment, même si l’on peut discuter les attendus et les jugements de valeur qu’elle implique:
«Effectivement, seul le désespoir de l’américaniste répond à ces constats qui prennent acte d’un malaise qui vient du fond de l’histoire américaine, d’un malaise qui était sans doute une partie de la substance de l’Amérique dès son origine. Assez curieusement, ou bien d’une façon absolument révélatrice au contraire, cette idée rejoint celle d’un discours célèbre de Lincoln, rappelé récemment par Greil Marcus dans son livre L’Amérique et ses prophètes. C’est le premier grand discours du jeune (29 ans) Abraham Lincoln en tant qu’homme public, alors qu’il vient d’être élu Représentant de l’Illinois, discours du début de 1838 à Springfield: “A quel moment, donc, faut-il à voir s’attendre surgir le danger [pour l’Amérique]? Je réponds que, s’il doit nous atteindre un jour, il devra surgir de nous-mêmes. [...] Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant.”»
Le texte de Haass, d’un homme qui se veut “réaliste” et se classe parmi les “modérés” (?) américanistes, nous dit in fine que GW Bush ne fut pas un accident et que les tendances extrémistes qu’il exprima sont consubstantielles à l’américanisme. C’est aussi un appel au secours, moins pour le sort du monde menacé par le désordre que pour le sort de l’américanisme (bien plus que l'Amérique), selon une logique étrange qui nous dit par ailleurs que l’américanisme est le principal, voire l’unique responsable du désordre du monde et de son propre destin. Eclairé de la sorte, on en conclut ce qu’on veut sur ce qu’il faut espérer du sort de l’américanisme pour le bien du reste du monde et de l’Amérique elle-même. A l’intention de ceux qui attendent que le départ de Bush sonnera le retour de “l’Amérique que nous aimons”, selon l’expression consacrée, on recommandera la prudence, et qu’ils ne s’étonnent pas de quelques autres surprises de taille à partir de janvier 2009, – quel que soit le nouveau président, puisque le système assure depuis longtemps le contrôle de la chose.
Il ne nous reste plus qu’à espérer que, dans la course de vitesse entre le désordre du monde et le déclin de l’américanisme jusqu’à son effondrement, le second l’emporte sans discussion. Un Obama élu, s'il se révélait effectivement un “Gorbatchev américaniste”, serait d’une grande aide.
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