“US, Go Home”, version new age: une théorie des dominos postmoderne

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“US, Go Home”, version new age : une théorie des dominos postmoderne


Les choses accélèrent en Corée du Sud, dans un processus désormais connu. Le pouvoir local (sud-coréen) se trouve à la fois dépassé et “excité” par ses électeurs (nous sommes en démocratie), sa faiblesse structurelle (le monde politique sud-coréen est corrompu, surtout psychologiquement, et extrêmement faible par rapport aux puissances économiques et à la puissance tutélaire) conduit ce pouvoir à prendre des positions perçues comme une “position de force”, qui sont d'abord démagogique (cela correspond à la faiblesse du pouvoir) et tendent à devenir une vraie nouvelle politique. Le résultat est que ces transformations, plus ou moins accidentelles, plus ou moins subies, finissent par s'exprimer en cette “nouvelle politique” dont l'axe principal est l'opposition à la puissance tutélaire.

Il y a, selon ce schéma, une véritable théorie des dominos nouveau-style qui est en train de se développer. Le processus sud-coréen a des similitudes avec le processus allemand et le processus turc, avec bien sûr des spécificités locales et nationales pour chacun des cas. Dans tous les cas, il s'agissait à l'origine :

• de pays totalement soumis à l'alliance américaine, par tel ou tel moyen, telle ou telle pesanteur historique ;

• de pays avec une direction politique totalement corrompue, — et l'on parle ici, c'est une précision fondamentale, d'une corruption psychologique, c'est-à-dire, pour une direction politique, la perte de la perception identitaire de la souveraineté ;

• de pays avec une direction politique extrêmement faible, dans tous les cas (c'est l'essentiel également) sur la question fondamentale des relations avec les USA, — faible, c'est-à-dire, finalement et paradoxalement, très sensible aux poussées populaires anti-américaines (directement, comme en Corée du Sud, ou indirectement, par le biais de l'opposition à la guerre contre l'Irak, comme en Allemagne, ou même de l'opposition à la corruption vénale du régime en place, comme en Turquie).

Cette théorie des dominos modifiée-postmoderne implique que ces directions politiques se laissent emporter dans une orientation “anti-américaine” par leur incapacité de résister aux courants populaires, — on irait jusqu'à dire : leur incapacité de résister aux pressions de “l'air du temps” (mélange de réalités populaires, de sondages, de réactions naturelles, d'une nouvelle conformité de la pensée faisant passer de l'alignement aveugle sur les US à la critique anti-US pas loin d'être systématique, ou, dans tous les cas, “à la mode”).

Bien évidemment, les voies de cette évolution sont différentes : ici (Allemagne), le pouvoir est recyclé laborieusement dans un pseudo-anti-américanisme de complète circonstance ; là (Corée du Sud), il amorce une certaine régénérescence par l'élection d'une direction très nouvelle, très réformiste, et qui joue son avenir sur ce réformisme. Là encore (Turquie), c'est une véritable révolution ; le régime ancien, vermoulu dans une corruption extraordinaire (cette fois, vénale autant que psychologique) qui le mettait complètement à la disposition de la puissance tutélaire, est balayé comme une poussière.

La nouvelle (new age) théorie des dominos se fait sous nos yeux. Elle ne nous en dit pas plus sur le destin des pays qui la subissent, ou qui l'expérimentent. Rien ne dit que ces destins seront similaires. La théorie apparaît pour l'instant plutôt comme un processus de rupture, qui n'implique pas une évolution donnée. Il faut enfin tenir compte d'un facteur essentiel de la théorie, qui est la politique américaine, qui aide puissamment à l'application de cette théorie en développant des relations ineptes, grossières, agressives et maladroites, mettant les directions en place dans la quasi-obligation, vue leur faiblesse, d'épouser pour se renforcer le courant populaire conduisant à une politique anti-US.

Maintenant, voyons le cas sud-coréen, qui est celui dont les nouvelles les plus fraîches montrent le plus récent développement conforme à la théorie des dominos New Age.


Les déclarations sans ambiguïté du nouveau président sud-coréen et les perspectives de retrait US

Les nouvelles sont en effet étonnantes, par la rapidité avec laquelle le pouvoir politique nouvellement en place se précipite vers des oppositions très radicales. Ce n'est pas, à notre sens, que monsieur Roh, le nouveau président, avait un plan pervers à cet égard (se méfier du “complotisme” : les pro-US nous font tellement la leçon là-dessus qu'on tiendra compte évidemment de cet avertissement, dont nous partageons par ailleurs complètement le fondement). Nouvelles étonnantes, dans la mesure où voilà Roh qui songe désormais au retrait des forces US de Corée du Sud. On serait tenté de dire : il aurait pu attendre, que la crise avec la Corée du Nord se dénoue, que la situation se dénoue, etc ; mais non, Roh ne peut pas attendre.


« South Korean president-elect Roh Moo Hyun has suggested that the 37,000 U.S. troops still in the country half a century after the 1950-53 Korean War could be gone within a decade, making Seoul responsible for its own defense.

» The heir to current President Kim Dae-jung tapped anti-American sentiment as he swept to victory in December on a manifesto that backed his mentor's ''sunshine policy'' of engaging reclusive communist North Korea.

» ''Although we don't know if it might take 10, 20 or 30 years, someone has to consider an independent defense,'' Roh told the Seoul International Forum in remarks carried by the JoongAng Ilbo newspaper.

» South Korea, which faces North Korea's one-million-strong army across the world's most heavily fortified border, was not unprepared, Roh said. ''Senior military officials have to prepare a plan for a special emergency situation (on the Korean peninsula) when the U.S. army moves away,'' he was quoted as saying. »


Il est remarquable que ces déclarations de Roh contrastent de façon si nette et tranchée avec celles de son prédécesseur, Kim, qui reste président jusqu'au 25 février. Cela marque d'autant combien l'élection de décembre est perçue, et apparaît désormais de façon non dissimulée, comme une “élection révolutionnaire”, à partir de laquelle on pensera désormais de façon ouverte et institutionnelle l'“impensable” (le retrait US). D'autre part, c'est une chance pour Roh, qui est constitutionnellement irresponsable pour l'instant, et qui peut espérer que la crise nord-coréenne aura évolué dans le sens de l'apaisement d'ici le 25 février, quand il prendra ses fonctions. (Kim parlait le même jour, le 10 janvier, que les propos de Roh étaient rendus publics ; ses propos à lui paraissent effectivement en complet déphasage, venus d'une autre époque désormais : « the country must recognize with certainty the absolute necessity of U.S. forces based in South Korea. [...] The stationing of U.S. troops on the Korean peninsula decisively helps prevent an invasion of South Korea »)

(L'aveuglement de l'imitation des US joue de drôle de tours : cette imitation conduit à même adopter des dispositions constitutionnelles ineptes pour les pays qui le font ; ici, l'adoption du délai entre l'élection et l'installation du président, propre aux USA et justifié au départ par l'immensité du pays américain impliquant qu'il fallait du temps pour répandre la nouvelle de l'élection dans tout le pays, avant l'installation du nouveau président ; cette disposition n'a aujourd'hui plus aucune raison pratique, et elle n'en a jamais eu dans le cas coréen certes, et elle a au contraire des désavantages évidents, le principal étant une véritable vacance du pouvoir pendant la transition ; les Américains l'avaient déjà expérimenté en 1933, avec l'aggravation de la crise de la Grande Dépression entre l'élection de FDR en novembre 1932 et son installation en mars 1933 ; cela avait conduit à réduire la transition de 5 à 2 mois, par amendement constitutionnel.)


Les gesticulations agressives de la Corée du Nord ...

Le rapport entre l'évolution de la Corée du Sud et l'attitude de la Corée du Nord est ténu, sauf sur un point, à cause de la charge absolument obsessionnelle à laquelle sont arrivés les Américains et leurs sous-fifres de Séoul ces dernières années, en imposant le stationnement abusif des forces US en Corée du Sud. Aujourd'hui, tous les actes désordonnés et spectaculaires, et menaçants bien sûr, de la Corée du nord, sont presque automatiquement portés au débit des US par une part importante de la population. (La Far Eastern Economic Review du 10 janvier, par ailleurs très pro-US [voir plus loin], écrit : « Only a year ago, many in South Korea were voicing frustration over Kim Dae Jung's “Sunshine policy,” arguing that he gave too much to Kim Jong Il in return for zip. They demanded reciprocity, transparency and verifiability. Today, anger over North Korea is even more intense. But it is directed instead at the United States. »)

C'est une curieuse partie de billard à trois bandes :

• Lorsque la Corée du Nord menace d'envahir la Corée du Sud, c'est Washington qu'elle vise ;

• Lorsqu'ils entendent les menaces des Coréens du Nord, les Coréens du Sud pointent le doigt vers les USA en disant : c'est à cause de la politique agressive des USA que les Coréens du Nord se déchaînent.

• Et les Américains ? Sans doute s'interrogent-ils : « Why do they hate us? » Puis ils se tournent vers la “communauté internationale”, dont ils redécouvrent l'existence pour l'occasion, et dénoncent le comportement nord-coréen sans faire tellement plus, ni même menacer, simplement parce qu'ils n'ont pas les moyens de faire autrement.

Cette situation qui semblerait à première vue un imbroglio et une confusion incompréhensible porte plusieurs messages à long terme qui vont tous dans le sens d'une poussée sudiste vers l'émancipation :

• La présence des Américains ne dissuadent en rien les Nord-Coréens de menacer le Sud.

• Les Sudistes ont appris à considérer la présence des Américains selon la référence à une nuisance déstabilisatrice.

• Il existe des situations évidentes, et l'on en connaît une aujourd'hui, où les Américains ne peuvent ni ne veulent rien faire, du point de vue militaire; contre la Corée du Nord, malgré les menaces de celle-ci contre le Sud.


Roh ne sera pas faible avec la Corée du Nord, il la forcera même à coopérer, — mais dans quel but, cette coopération ?

Reste la possibilité d'un “accident”, que la crise nord-coréenne débouche vraiment sur un conflit, si les Nord-Coréens se laissent emporter par leur politique. Ce n'est pas impossible, si l'on considère les caractères suranné, irrationnel et autocratique du pouvoir nord-coréen. Dans ce cas, les données de la situation changeraient profondément, sans qu'on puisse prévoir de quelle façon.

Les pro-US, les Américains eux-mêmes mais surtout leurs relais divers, en Corée du Sud et autour, adoptent une argumentation assez évidente, qui est de dramatiser le danger nord-coréen pour faire la promotion de l'idée de l'importance essentielle du maintien des troupes US en Corée du Sud. L'argument a le poids des situations acquises mais il pêche par l'évidence de la situation aujourd'hui : les 37.000 G.I.'s en Corée du Sud n'empêchent pas de constater que les Américains sont aujourd'hui militairement impuissants contre la Corée du Nord, puisqu'ils ont rassemblé toutes leurs forces autour de l'Irak et qu'il s'avère qu'ils n'ont pas les moyens de faire plus.

Voici le raisonnement de la Far Eastern Economic Review du 10 janvier, un média internationaliste fortement partisan du maintien de la domination stratégique US :


« The focus of anger is the presence of 37,000 American troops. But as a friend of ours reminds us, people in the South may want to be careful of what they wish for. America doesn't need South Korea as much as South Korea needs the U.S. The American troop presence is a remnant of 1950s strategic arrangements, and U.S. interests today can be guaranteed with hi-tech weapons and without forward-deployed troops on the Korean peninsula. Were America to leave, Seoul's engagement with the North would get even more perilous. Indeed, it manages to get away with such things as a planned re-opening of land links with the North only because U.S. troops are around to ensure that Pyongyang won't push its tanks down the roads.

» At the end, South Koreans should remember the Philippines: When Manila told Washington to vacate Clark air base and Subic Bay naval base, the U.S. grumbled but eventually left--again because its interests could as easily be served in other ways. There is no good reason why it wouldn't do the same if asked by Seoul to leave. And where would South Korea be then?

» As Mr. Roh, the president-elect, begins to assemble his administration, his decisions will be scrutinized for signs of whether he will shift South Koreans away from their dalliance with anti-Americanism. For his own country's security, we hope he quickly begins to appreciate who really needs whom. »


Face à ces critiques et ces avertissements, les amis de Roh ripostent selon une logique d'apeasment, qui est de tenter de démontrer que Roh n'est pas un anti-américain. D'ailleurs, il a écrit une biographie de Lincoln, où il dit toute son admiration du président américain, — c'est dire.

Les remarques ci-dessous (du Washintton Post du 9 janvier), qui restituent la logique “apaisante” des partisans de Roh cherchant à se concilier Américains et pro-Américains, nous conduisent vers une situation où Roh est décrit comme pouvant être dur avec les Nord-Coréens, et pouvant les forcer à coopérer. Après tout, c'est possible mais cela ne règle rien et ne satisfait pas les Américains. La question est : dans quel but, une telle fermeté et une telle coopération ? Au bout du compte, évidemment, une coopération entre le Nord et le Sud, contre la présence américaine dans l'archipel, a toutes les vertus de la logique de la théorie des dominos new age.


« Those close to Roh say it would be wrong to paint him as holding anti-American views. He wrote a book about Abraham Lincoln, whom he considers his role model. While Kim Dae Jung has his prestige invested in a series of economic projects with the North — a giant conference center, rail links, a tourism site — Roh could use them as bargaining chips to force North Korea to pull back from the nuclear brink.

» “They were not initiated by Roh, therefore he can take much freer action,” said Moon Jung In, a North Korea expert at Yonsei University who has served as an informal adviser to the president-elect. “He might be much tougher on North Korea if they don't cooperate. Roh has been badly misunderstood.” »