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175727 avril 2010 — Nous revenons sur l’article présenté comme “citation et commentaire” dans notre rubrique Ouverture libre du 23 avril 2010. L’article est du Sydney Morning Herald (SMH), du même 23 avril 2010. Il nous avait frappés par son intensité, par le ton naturellement utilisé, par la situation soudainement nouvelle (on verra plus loin pourquoi) qu’il décrit de l’Amérique.
Son entame est intéressante. Rappelons ici les quelques lignes de ce début de l’article qui est, par ailleurs, extrêmement documenté par des déclarations diverses.
«If winter in America is cold (and so says the song), then spring seems full of angst, a brewing portentousness, like an impregnated sky before a thunderstorm. The needle on the nation's psychic barometer has swung to threatening, attuned to intensifying signs of unrest in a political climate that is drawing gun-toting protesters on to the streets, has sent regard for government to new lows and prompted a dire warning from a former president that someone could get hurt – possibly, even, the White House incumbent.
»Paranoia abounds, as if the election of Barack Obama 18 months ago signalled the end of American liberty….»
A ce texte, on pourrait, – on doit évidemment ajouter l’interview de Noam Chomsky faite par Chris Hedges le 19 avril, et que nous signalons ce même 27 avril 2010 dans Ouverture libre. Chomsky rend compte du même sentiment de colère, de désarroi, de fureur, etc.
«“I have never seen anything like this in my lifetime,” Chomsky added. “I am old enough to remember the 1930s. My whole family was unemployed. There were far more desperate conditions than today. But it was hopeful. People had hope. The CIO was organizing. No one wants to say it anymore but the Communist Party was the spearhead for labor and civil rights organizing. Even things like giving my unemployed seamstress aunt a week in the country. It was a life. There is nothing like that now. The mood of the country is frightening. The level of anger, frustration and hatred of institutions is not organized in a constructive way. It is going off into self-destructive fantasies.”…»
Nous sommes-nous aperçus qu’il y a aujourd’hui une situation nouvelle en Amérique? Pas sûr du tout. C’est le “miracle” paradoxal du système de la communication qui, soudain, nous fait mesurer, au travers d’un texte ou l’autre, comme par inadvertance, sans gros titre, sans édito, – que, soudain, oui, il y a quelque chose de nouveau… L’article du SMH est intéressant parce qu’il ne prend pas le problème de la colère des Américains par l’aspect de ses causes éventuelles. Prendre cet aspect, c’est noyer le poisson parce que c’est morceler un immense phénomène collecrtif apparemment irrationnel en une infinité d’explications rationnelles, chacune acceptable dans sa rationalité, toutes bien compréhensible et, finalement, pour aboutir à une recomposition d’un ensemble artificiel extrêmement apaisant. On se dit alors qu’il suffira de résoudre les problèmes les uns après les autres et que, peu à peu, la colère s’apaisera. Bientôt, tout sera à nouveau pour le mieux dans le meilleur des mondes, – The Brave New World…
Au contraire, l’article du SMH, – est-ce intentionnel ou pas, qu’importe, – saisit cette colère comme une totalité et examine le phénomène de cette façon. Comme on l’a lu plus haut, l’introduction de l’article ne fait mention d’aucun problème spécifique, justement, mais simplement parlant de cette colère, – ou bien, de la paranoïa qui en est l’enfant naturel… Et le reste est largement à cette image. Les problèmes sont évoqués d’une façon annexe, comme en passant. Nous sommes bientôt placés devant la réalisation d’un phénomène très spécifique, très remarquable, du type d’une psychologie collective atteinte d’une grave affection.
Ainsi ce texte suggère-t-il qu’à chercher les causes de cette colère, et en en trouvant diverses, en les analysant, en suggérant qu’en résolvant ces causes on réduirait la colère à mesure, on se trompe en confondant simplement les causes et les conséquences. On dirait alors que c’est la colère qui préexiste, qui a éclaté, qui se répand et qui, chemin faisant, saisit ceci ou cela, tel ou tel problème, les soins de santé, la crise économique, l’immigration, la haine du gouvernement central, etc., pour pouvoir s’exercer contre quelque chose et ainsi, se justifier à ses propres yeux. (Certes, nous pourrions dire cela également des remarques de Chomsky. L’intérêt de l’article du SMH est bien d’être un reportage “pris sur le vif”, sans intention préconçue, notamment politique et intellectuelle, surtout avec les capacités d’un Chomsky. Mais dans ce cas, bien entendu, les remarques de Chomsky confirment entièrement et renforcent l’article du SMH.)
Nous l’avons déjà noté dans notre très court commentaire de présentation d’Ouverture libre, certaines déclarations de Bill Clinton ne sont pas inintéressantes. Nous avons mis en évidence ces quelques mots de l’ancien président, à propos du sentiment qui s’exprime à l’encontre d’Obama, mais là non plus parce qu’Obama serait une cause fondamentale mais parce qu’il serait l’objet sur lequel se fixerait cette colère: «It's like [Obama] symbolises the loss of control, of predictability, of certainty, of clarity that a lot of people need for their psychic well-being. I worry about it.»
Clinton est un étrange personnage. D’un côté, il a présidé à toutes les décisions catastrophiques qui ont engendré la situation actuelle (dérégulation de Wall Street, globalisation, politique d’hégémonie, etc.), avec une appréciation assez inconsistante dans la compréhension de tels actes; d’un autre côté, il y a parfois chez lui une perception surprenante de certains problèmes fondamentaux. Nous avons déjà rapporté l’anecdote, datant de 1994, d’un déjeuner Delors-Clinton, chacun entouré de quelques conseillers et la parole donnée à la fin du repas à ces conseillers pour qu’ils posent chacun une question au président de la partie “adverse”. L’un des conseillers de Delors nous rapporta qu’il avait interrogé Clinton en lui demandant quelle était pour lui la plus grande menace pour les USA. La réponse, se souvient-il, fusa instantanément : «La perte d’identité qui menace les Américains, notamment à cause de l’immigration et d’autres facteurs de cette sorte, et le désarroi psychologique qui va accompagner ce phénomène…» On comparera cette réponse avec la remarque rapportée plus haut.
…On l’aura à l’esprit, alors qu’on sait l’évolution de la situation en Arizona par exemple, justement à cause de l’immigration; alors qu’Obama lui-même, à cause de sa qualité d’Africain-Américain, est un de ces facteurs, – involontaire de sa part, et même volontaire, paradoxalement de la part des Américains puisqu’ils l’ont élu. On voudra bien avoir l’esprit de se débarrasser des sornettes telles que le racisme, qui sont les occupations des grands esprits des beaux quartiers, ou des beaux esprits des grands quartiers c’est selon. Nous parlons de la “perte d’identité”, qui est un problème autrement plus grave, un problème psychologique et même psychiatrique. Alors que le racisme est un problème “secondaire”, ou conjoncturel, dépendant de circonstances historiques et sociales données, la perte d’identité est un problème central, absolu, qui détermine simplement la différence entre être et ne pas être… “To be or not to be, that is the question”, – et si le grand Will avait entrevu, sans l’expliciter directement, la question de l’identité de l’être, comme nous la connaissons aujourd’hui, soulevée massivement par la course folle d’une civilisation de puissance aux abois?
On dira que ce problème de l’identité, notamment sous sa forme très spécifique et concrète de l’identité nationale, est aujourd’hui général, que c’est même la marque psychologique fondamentale de cette crise de civilisation. Par exemple, le problème fait grand bruit en France, aujourd’hui. Mais il n’a pas la même substance qu’aux USA. En France, c’est un problème évolutif: l’identité nationale existe historiquement et constitue donc un facteur effectivement en constante transformation, – mais qu’est-elle devenue, que lui arrive-t-il? Quelle est la nature de sa crise? Les transformations qu’on lui fait subir ne la dégrade-t-elle pas, éventuellement jusqu’à l’irrémédiable? Etc. Aux USA, c’est un problème constitutif: l’identité nationale est une fiction historique, comme le pays lui-même, qui est une “nation fictive” par rapport à l’histoire; dès lors, toute évolution notable des caractères qui permirent à cette fiction de sembler exister menace l’essence même de cette identité artificiellement construite. Si cette fiction, – l’“identité nationale” US, – menace de cesser d’exister telle qu’elle fut conçue originellement, les citoyens américains rencontrent évidemment une crise d’identité massive.
Ainsi, la “colère” américaine ne serait-elle pas liée à des problèmes spécifiques, mais simplement et dramatiquement aggravée par ces problèmes spécifiques. Dans ce cas, la référence à l’époque Clinton, essentiellement jusqu’à l’été 1996, est amplement justifiée. (On peut se reporter, pour des références à cette époque, à des textes de William Pfaff de février 1992 que nous avons publiés le 23 novembre 2003 et à notre interprétation de la période, avec des extraits des Chroniques de l’ébranlement, de Philippe Grasset, extraits publiés le 2 septembre 2005.)
…Mais cette référence de l’époque des années 1990 ne donne qu’une faible idée de la gravité du problème tel qu’il a évolué. En fait, il s’agit du même problème (ce que l’on appela à l’époque “la colère de l’homme blanc” aux USA), artificiellement écarté par le virtualisme hégémonique et euphorique clintonien des années 1996-2000, suivi du virtualisme hégémonique et militariste bushiste à partir de 9/11; du même problème, substantiellement aggravé par ce double tour de passe-passe et qui atteint désormais des zones proches des limites de l’insurrection.
Aujourd’hui, la crise d’identité américaine, notamment aggravée par les folies du système de l’américanisme et par les crises qu’il engendre, par la corruption et l’impuissance du pouvoir central, s’exprime par une pathologie psychologique collective et débouche sur divers mouvements qui ne sont intéressants que dans leurs aspects structurels (structurants ou déstructurants). Les jugements idéologiques portés sur eux sont sans le moindre intérêt et sans le moindre effet. A cet égard, les vaincus paradoxaux et pathétiques sont les démocrates, qui n’ont jamais su imposer une reprise en main des orientations culturelles lorsqu’ils avaient les moyens de paralyser le pouvoir bushiste, et qui se retrouvent aujourd’hui avec toutes les manettes de contrôle d’un pouvoir qu’ils ont eux-mêmes contribué à dé-légitimer par leur critique (fondée, mais insuffisante) des aventures bushistes.
Dans ce cadre, la colère américaine suit naturellement deux voies, ce qui n’était pas encore le cas durant les années Clinton:
• La voie de l’“insurrection” selon les normes du temps et les principes de contre-pied et d’originalité des voies et moyens de la G4G (Guerre de la 4ème Génération). Dans ce cas, l’“insurrection” n’a pas vraiment besoin d’être brutale, elle est rampante, indirecte, de communication, avec divers effets indirects utilisant des centres de pouvoir qui jugent cette évolution de leur propre intérêt. La crainte du terrorisme intérieur, comme elle est aujourd’hui exprimée à l’égale de la crainte du terrorisme islamiste radical, est beaucoup plus importante et intéressante en tant qu’événement psychologique et de communication, qu’en tant qu’annonce concrète d’actes de terrorisme, – lesquels actes de terrorisme sont, à notre sens, beaucoup moins probables qu’on ne les craint. L’évocation puissante de cette possibilité contribue à accroître très fortement la pression sur l’unité des USA et à renforcer la poussée centrifuge. L’un dans l’autre, nous dirions qu’il existe aujourd’hui l’image d’une “insurrection” en cours aux USA, qui est l’expression de la colère identitaire, et l’image d’une action ”contre-terroriste” en cours aux USA, contre cette “colère”. Tout cela se passe au niveau de la communication et frappe singulièrement les psychologies, le mouvement lui-même n’ayant pour l’instant que peu d’effets pratiques, et rien n'assurant qu'il doive en avoir de sérieux. (A cet égard, les effets psychologiques ont une importance bien plus grande que les effets pratiques, ceux-ci n'amenant vers aucune voie décisive; l'évolution psychologique, elle, conduit aux voies de la dévolution...)
• Les voies de la dévolution sont évidentes. On en parle suffisamment et abondamment sur ce site. Les USA sont aujourd’hui une mosaïque d’Etats qui ne cessent d’affirmer et de réaffirmer leur “souveraineté” dans toutes les directions et sur tous les tons. Le lien avec le problème de la “crise de l’identité” est évident: lorsque l’“identité nationale” dans un pays si peu “national” que sont les USA est en crise, ses composants identitaires se renforcent et offrent une référence très forte aux identités en désarroi. La référence nouvelle, extrêmement structurée, aux néo-sécessionnistes que nous signalons hier et aujourd’hui, est du plus grand intérêt. Les réactions du “centre” sont très préoccupées, très inquiètes, – voir les déclarations de Clinton, – montrant par là qu’il existe sans aucun doute une conscience aigüe du risque d’éclatement impliqué.
Dans ces deux cas examinés, on note effectivement que le “centre”, – l’autorité fédérale, l’establishment washingtonien, etc., – montre une psychologie également exacerbée dans le sens de la crainte et de l’incompréhension devant cette “colère”. Lorsque Obama déclare (le 15 avril) que Tea Party devrait le remercier pour avoir réduit les impôts l’année dernière plutôt que de continuer à l’attaquer sur d’autres domaines, il montre effectivement cette incompréhension même, ou surtout, s’il dit cela sur le ton de la plaisanterie. Tea Party n’exprime pas une revendication mais un malaise psychologique profond.
Si la situation ressemble effectivement à celle des années 1991-1996, en plus aggravée évidemment, et après que les artifices psychologiques majeurs qu’on a vus aient été utilisés pour écarter son aspect explosif, la différence aujourd’hui se trouve dans l’impossibilité pour le “centre” d’à nouveau utiliser de tels procédés pour diffuser cette colère prolongée et aggravée de la même crise d’identité déjà présente dans les années 1990. Le “centre” n’en a plus les moyens et peut-être n’en a-t-il pas même l’idée. Il faut une grande imagination et beaucoup d’audace pour comprendre qu’à l’irrationalité de cette colère devrait répondre l’irrationalité de solutions virtualistes comme firent successivement Clinton et Bush. Au reste, ces deux-là, Clinton et Bush, trouvèrent la parade sans avoir conscience de l’enjeu, et ils l’activèrent simplement parce que la mécanique et les moyens du système les y poussaient. Aujourd’hui, cette mécanique est grippée, bloquée, totalement en crise, totalement incontrôlable, et les moyens se sont évaporés.
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